Si le capitalisme est coextensif au mouvement de déterritorialisation, d'accélération des flux, de décentration, quelles réponses y opposer ? Un retour à l'immuabilité des sociétés du mythe, des "sociétés sans histoire" est impossible. La poursuite d'une marchandisation tourbillonnante ne peut susciter beaucoup d'enthousiasme. Par ailleurs, la précipitation du soi-disant mouvement d'immatérialisation, prônée de plus en plus souvent, ne constitue pas non plus -si tant est qu'elle soit possible- une issue satisfaisante.(24)
Les fréquentes références marxisantes à la société "sans classes" tranchent courageusement avec la littérature courante sur les enjeux des technologies. Mais l'appel à un communisme/collectivisme "intelligent" fait malheureusement sien un vocabulaire un peu trop "communicationnellement" correct. Absence de centre organisateur, connectivité massive, rapidité de réaction, régulation, optimisation des chemins, temps réel, nég-enthropie, les qualités techniques des réseaux sont ici traduites en idéaux de fonctionnement social. La dynamique décrite n'est finalement pas si éloignée de celle prônée par les architectes d'une société que le fonctionnement mondial, dématérialisé et permanent de la Bourse résume assez bien. Avec le culte de l'échange généralisé et l'appel à une mise en réseau élargie, la socialité cyber s'apparente à une variété de structuralisme. Seul compte finalement le dispositif de commerce social au détriment des motivations des acteurs, du contenu de leurs projets et des intérêts qui les meuvent. La sympathie que l'on peut éprouver pour l'utopie dessinée trouve ici ses limites.
A la déterritorialisation généralisée, il faut opposer non pas la reterritorialisation généralisée, mais le changement de territoire. Ce changement, ce n'est pas le remplacement du territoire géographique par celui des réseaux "immatériels", de la marchandise "pesante" par l'information, mais l'interaction entre ces niveaux, entre le réel et le virtuel, entre l'espace territorial et l'espace des flux immatériels, entre la temporalité du virtuel et celle du passé. Il s'agit de réinterprétation du niveau "événementiel" par le niveau "informationnel", et non pas de substitution. Le territoire demeure. Mais il est partiellement redéfinit par les réseaux.
La définition d'une véritable démocratie appelle sans doute des investigations plus subtiles que l'opposition entre transcendance et immanence, pouvoir et puissance, centre et périphérie, inscription territoriale et cyber-nomadisme. Il y a finalement un bon usage à faire du livre de P. Lévy : en garder l'énergie utopiste mais opter pour des figures moins imposées.