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Histoire d'une oeuvre: Entretien avec Bernard Parmegiani

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Quels sont les biais nécessaires à l'approche d'une nouvelle oeuvre et comment s'opèrent les choix?

En fait je n'attaque pas comme cela une nouvelle oeuvre d'emblée, ça "tournicote". Prenons par exemple le cas de Plain temps, titre de la dernière d'une série de trois pièces et en même temps titre général donné à l'ensemble, les deux autres étant Le Présent composé et Entre temps.

Pour ces trois oeuvres, le titre a précédé la réalisation, ce qui n'est pas toujours le cas.

C'est alors à partir du titre que je vais réfléchir d'une manière tout à fait discontinue. Je me laisse habiter par celui-ci, me posant des questions sur son sens, comme si je l'appréhendais d'une manière extérieure et le plus objectivement possible. Puis, progressivement ma réflexion glisse vers une appréhension de ce titre d'une manière plus subjective vers un plan musical. Comment vais-je traduire musicalement le sens particulier que je lui ai donné? A travers quelle structure vais-je développer mes idées? Quelles seront les formes du matériau que je dois réaliser? etc... Autant de questions que je résous à travers des écoutes de sons préexistants, des oeuvres antérieures. Bref, toute une série d'actions parfois (volontairement) incohérentes qui me contraignent, à une période donnée, à cerner "l'objet" contenu au coeur du titre.

C'est ce que j'appelle la première phase, la phase d'incubation, très variable en durée selon les oeuvres, mais également très variable quant à la méthode. Si par exemple je repense à De Natura sonorum ou la Divine comédie j'apporterai une distinction entre ce que j'ai nommé la période d'incubation, celle pendant laquelle se prépare sourdement quelque chose, et une période préparatoire faite de réflexions à partir d'éléments alors définis, dénombrés, ordonnés. Cette dernière période est vécue d'une manière beaucoup plus consciente que la précédente. En tout état de cause je crois beaucoup à la succession de ces deux phases .

Le point de départ de ces périodes préparatoires n'est pas toujours de même nature. Si le titre n'a pas été donné je peux partir de textes. Ce qui fut le cas pour L'instant mobile, Capture éphémère ou L'écho du miroir, De Natura sonorum, Rouge-Mort: les sources furent des textes philosophiques (G. Bachelard, C. Rosset, V. Jankélévitch), littéraires (P. Mérimée) et des textes personnels.

Dans certains cas le texte devient rapidement un prétexte et dans d'autres il demeure littéralement la source d'inspiration. Pour Rouge-Mort, Carmen de P. Mérimée m'a servi à extraire un certain nombre d'idées sous forme de mots symboliques (passion, mort, jeu, sang) en vue d'esquisser le thème des différents mouvements.

La source de L'écho du miroir fut un texte personnel mais également certains dessins de M. C. Escher. Pour Plain temps je me suis inspiré de textes qui m'avaient déjà servi pour Le Présent composé par exemple La nostalgie de l'irréversible de V. Jankélévitch ou L'intuition de l'instant et La dialectique de la durée de G. Bachelard .

Quant à L'instant mobile ou Capture éphémère, deux oeuvres étroitement liées sur le plan des idées, rien d'autre ne leur préexistaient à part la lecture d'oeuvres de G. Bachelard. Au fil de ces lectures il y a eu des déclenchements, des mots catalyseurs qui subitement ont fait émerger des idées de forme, de choix de matériau sonore. Cela constituait des hypothèses, car il ne s'agissait pas d'illustrer un texte mais plutôt d'en dégager une prolongation sur le mode musical: temps vertical -- instant -- temps arrêté -- "le temps n'a qu'une réalité, celle de l'instant"...

Cette préparation est la plus longue, elle est inconsciente et consciente mais aussi subconsciente. La période inconsciente c'est le travail de macération et de métamorphose de ces idées. Le résultat vient d'une manière tout à fait subconsciente puisqu'il finit par se manifester non pas à travers des mots mais à travers un travail effecti: je n'entre pas comme un robot dans un studio mais je suis amené à la réalisation des matériaux par tout ce travail antérieur. La période consciente c'est l'appréhension du texte, le percevoir, le recevoir. Puisque je fais de la musique et que je n'ai pas pour vocation d'être penseur, je ne me déclenche pas au moment où je réfléchis. J'échafaude des hypothèses, j'entends mentalement de manière discontinue, je ne me mets pas à réfléchir à mon oeuvre à des moments précis, les choses viennent, se dissolvent avant de réapparaître enfin définies.

Une autre phase du travail de préparation est la rédaction de toutes les idées que je commence à avoir, dans un ordre plus ou moins logique, et qui pourront servir à la rédaction de la notice. Rédiger la notice fait déjà partie de la période opérationnelle. J'ai besoin d'avoir les choses nettes et ce travail de clarification me le permet. Ces notes m'accompagnent dans le temps de la réflexion, j'y reviens constamment, j'en modifie les mots afin d'arriver à l'idée précise, il me faut le temps de revenir sur ces choses, d'approfondir, de préciser, de tomber sur l'idée juste. Voici par exemples quelques notes qui m'accompagneront lors de la réalisation (en studio) de Plain Temps :

-- Le temps devient uni -- Point de silence -- Homogénéité, compacité -- événements incongrus et sans suite: parenthèses sans réponses, sans question --

Si une fonction est donnée au temps, alors il accède au plain-temps, tout comme la marée à son plus haut niveau...

Enfin j'entre en studio imbibé par le souvenir que j'ai de cette période préparatoire. On peut retrouver, à l'écoute des musiques le reflet de ces textes mais d'une manière générale, pas dans le détail.

Il y a un moment où un travail de choix s'impose. C'est un moment vraiment crucial, un moment très important qui va être déterminant pour la perception de l'oeuvre et qui va court-circuiter beaucoup d'autres moments et même s'opposer à ce que l'on aurait pu penser devoir faire. Il y a également ce que l'on appelle les trouvailles de l'instant qui font que l'on saisit au vol un phénomène qui est exactement "ça" et à quoi on n'avait jamais pensé avant. Pour Entre temps par exemple, alors que j'avais entamé la réalisation de la pièce, je ne sais avec quel pressentiment j'ai écouté et réécouté une collection de sons de rebondissements d'une balle de ping-pong. Je n'avais jamais eu jusque là de détermination à l'égard de ces sons. J'ai alors ressenti le besoin impérieux d'en jouer. Je les ai alors échantillonnés en travaillant beaucoup sur leur programmation afin d'en obtenir le maximum de nuances. Puis je les ai interprétées, comme on le ferait pour une sonate. J'en ai conservé deux enregistrements différents. J'ai choisi le dernier et c' est à ce moment-là que j'ai compris les raisons de mon choix pour ce matériau et surtout la forme qui lui était attachée. Du même coup, j'en saisissais le sens et son rattachement au contenu latent du titre. C'était, en résumé, le rapport établi entre la notion de silence qui sépare organiquement les événements et les événements eux-mêmes. J'y distinguais des silences vides et des silences pleins, c'est à dire passifs et actifs. Ceux pendant lesquels celui qui écoute les emplit de ses propres images ou qui au contraire, pendant les silences que je nomme actifs, se voit contraint d'absorber ces silences d'une manière inconsciente. C'était une manière d'interpréter "l'entre-temps".

Il y a donc un continuel balancement entre les choses auxquelles on réfléchit, que l'on laisse tomber, qui vous reviennent. On part sur une autre piste et entre-temps on tombe sur autre chose qui annule ce vers quoi on voulait aller en le remplaçant, parce que beaucoup plus riche et apparemment spontané.

Dans la dernière partie du travail, celle de la réalisation en studio, quel rapport entretiens-tu avec les sons, quel est le sens que tu leur donnes?

Pour moi le travail du studio c'est le domaine de l'immédiat, ainsi que je l'ai dit précédemment. C'est vraiment "l'intuition de l'instant".

Relativement souvent il m'est arrivé de reprendre des sons d'oeuvres anciennes et de les retravailler. En les mettant dans un autre contexte, en leur adjoignant d'autres sons ils passent au second plan ou deviennent complémentaires: la juxtaposition de deux sons, l'un masquant une certaine partie de l'autre, donne tout à coup quelque chose perçu totalement différemment. Ce fut le cas, ici justifié, pour Plain temps où j'ai repris dans des contextes différents et également dans des traitements variés les sons de cette fameuse balle de ping-pong. Et tout en disant cela, il me revient à l'esprit que j'avais déjà utilisé ces sons selon un découpage tout à fait différents dans le second mouvement de Dedans-Dehors. Mais il y aurait bien d'autres exemples à citer.

D'autre part il y a les sons que l'on réalise au cours d'une oeuvre et qui ne trouvent pas leur place, alors je les garde et les réutilise entièrement ou partiellement dans une autre pièce.

Il s'agit de sentir leur nouvelle place, "sentir" étant d'en trouver le sens sans pouvoir le définir, c'est intuitif. Une fois mis dans le contexte ça fonctionne très bien, il n'y a pas de hiatus. Mais si cela suffisait pour faire une bonne musique, la plupart des musiques seraient bonnes, ça ne suffit pas. Le sens se déduit une fois la chose établie, une fois le choix fait. On reconnaît qu'il y a un sens donné par la place qu'il occupe, il s'en déduit. Le mystère pour moi c'est que tout à coup on trouve un sens à quelque chose qui a été choisi sans qu'au départ on en ait soi-même défini le sens. Cela m'intrigue beaucoup: par quel phénomène s'opère cette métamorphose qui n'est faite que de l'absence de sens ? Le contexte des sons révèle le sens mais pourquoi ai-je choisi tel son plutôt que tel autre ? A posteriori on peut toujours trouver des justifications dont on est fier, mais intimement le problème demeure.

Est-ce que ce rapport aux sons a évolué pendant toutes ces années de composition?

Plus j'ai de métier et plus il est difficile pour moi de composer. Cela peut paraître paradoxal mais on ne peut pas réutiliser toujours les mêmes formes, il faut les renouveler, aller plus loin, ne pas se répéter. On a son style, sa personnalité et on ne va pas se mettre à faire tout à coup la musique que fait Pierre Henry ou François Bayle, on se répète, on est soi-même une répétition mais une répétition en forme de spirale (Hegel) c'est à dire à un niveau différent à chaque cycle répétitif. Il y a une continuité, j'entretiens toujours les mêmes rapports avec les sons, mais il y a une plus grande sévérité dans l'utilisation de ces sons, j'en fais une plus grande économie. À l'écoute de pièces anciennes je m'aperçois qu'il y a beaucoup trop de sons qui sont intéressants mais qui superposés se "bouffent les uns les autres", ils ne sont pas mis en valeur à cause d'une grande profusion, d'une grande générosité, tout est trop complexe, c'est très vivant mais c'est tellement embrouillé que l'on finit par ne plus rien entendre. Je citerai pour exemple deux extraits d'oeuvres où je constate cette forme de sur-orchestration qui rend la lecture auditive difficile : dans L'Enfer (1973) d'après La Divine Comédie, et La Table des matières (1979). Dans la première, le mouvement intitulé "Le désir sans espérance" où la densité des éléments vocaux est déséquilibrée par rapport à celle des éléments musicaux trop denses, aux articulations confuses. Par ailleurs, dans la seconde, une superposition de matières trop emmêlées parfois nuit à la pureté du matériau utilisé.

A l'opposé, dans le sens d'une écriture épurée je citerai presque tous les mouvements de De Natura sonorum (1975) Exercisme 3 (1986) et Entre temps (1992).

Mon rapport aux sons est constant mais leur utilisation, leur mise en valeur est différente. Dans Capture éphémère, qui est une oeuvre très écrite, on a une certaine économie bien qu'elle soit ancienne, éloignée de moi, elle fait partie de ma préhistoire. C'est le même cas pour De Natura sonorum : on a une certaine mise en valeur des sons grâce à cette économie, alors que ça n'est pas le cas pour certaines parties de La Création du monde.

C'est une démarche consciente qui me fait aller vers cette économie, je suis attiré par ça, c'est mon plaisir. C'est pourquoi je me refuse des montages ou des mixages qui sont très séduisants, j'en ai fini avec ce fameux Pouvoir d'Orphée, la séduction très souvent est forte. On y est bien, comme entouré de coussins confortables, mais être bien ne suffit pas, il faut avancer.

Le Présent composé part de la réalité des sons du quotidien. Ce que j'entends, souvent dérisoire, m'imprègne et laisse une trace, un souvenir qui crée une émotion. C'est un son familier à mes oreilles et qui inopinément s'échappe. Je gèle ce son, c'est à dire que je l'immobilise auditivement, ce qui équivaudrait à un arrêt sur image. Ce statisme subit devient semblable à une résonance infinie comme si le temps s'arrêtait quelques instants. Avec d'autres oeuvres, comme Dedans dehors, l'échange se fait dans les deux sens. C'est toujours d'un aller et retour dont il s'agit: je pars d'une réalité que je transpose pour aller vers le musical, qui de nouveau transposé me fera rebondir vers une autre réalité.

(Entretien réalisé par Jean-François Minjard)

D I S C O G R A P H I E

de

B E R N A R D P A R M E G I A N I

De natura sonorum (53'. 1975) INA-GRM, INA C 3001, 1990

Dedans-dehors (22'. 1977) INA-GRM, INA C 1012, 1992

Entre temps (22'. 1992) ÖRF, 1993

Prix Ars Electronica 93

Exercismes 3 (23'. 1986) INA-GRM, INA C 1013, 1992

La création du monde (73'. 1984) INA-GRM, INA C 1002, 1986

La roue Ferris (11'. 1971) INA-GRM, INA C 1000, 1984

Le présent composé (24'. 1991) INA-GRM, INA C 1013, 1992

Mécanicàmusique (2'. 1991) CIRM, 1991

Pour en finir

avec le pouvoir d'Orphée (23'. 1972) INA-GRM, INA C 1012, 1992

Rouge-mort: Thanatos (17'. 1987) INA-GRM, INA C 1013, 1992

Violostries (17'. 1964) INA-GRM, INA C 1012, 1992





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