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Titre



Le materiau en question

Michel Chion

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(Ce texte est extrait de l'Art des sons fixés, de Michel Chion, publié en 1991 par Metamkine/Nota Bene/Sono-Concept; remerciements de l'auteur à Jérôme Noetinger, à "Revue et Corrigée", et à Justice Olsson)

1.

Qu'avons-nous à faire de conceptions et de parlottes, dit-on certaines fois. L'important, n'est-ce pas d'abord de créer? Mais l'être humain, serait-il le plus instinctif du monde, est ainsi fait que ses mots et ses idées lui sont aussi importants, pour réaliser de la musique, que ses mains ou ses oreilles. Il nous faut donc travailler non seulement sur les sons, mais aussi sur les concepts à travers lesquels nous les appréhendons et les manions. Et le concept de "matériau" est au premier rang de ces compagnons de travail plus ou moins fiables.

Dans la musique dite d'avant-garde, en effet, il est deux notions auxquelles recourent en priorité les compositeurs comme les critiques, les interprètes comme les chercheurs: ce sont les mots de matériau et d' organisation, souvents articulés ensemble comme les deux temps d'une opposition. L'objet de ce chapitre est de rappeler que ces notions et le dualisme qui les unit tout en les opposant sont datés, historiques, et de montrer comment leur emploi mécanique, sans l'assortir d'une remise en cause, rétrécit notre approche des phénomènes sonores.

Le terme de matériau, pour désigner ce à partir de quoi travaille le compositeur composant, est apparu dans la musique occidentale dès l'instant où celle-ci ne s'est plus contentée des éléments classiques : notes, thèmes, traits, arpèges, accords. Tous ces termes, étroitement liés au système musical traditionnel et à son arsenal d'instruments bien précis définissaient des unités repérées, posant le son musical comme transparent à la composition. Dès lors que la musique a voulu élargir, comme on dit, ses composants, soit en combinant différemment les sons des instruments classiques (par exemple par l'invention du "cluster"), soit en modifiant les techniques de jeu sur ceux-ci, ou encore en recourant à des sources sonores nouvelles -- et bien sûr avec la démarche concrète et ses potentialités inépuisables de fabriquer et d'assembler des sons sur un support -- ces termes classiques n'ont plus suffi. On s'est mis à parler de "blocs sonores", de "complexes sonores", de "pâtes sonores" et le plus souvent de "matériau".

Ce que ces expressions nouvelles avaient en commun, c'est de caractériser l'élément sonore comme quelque chose de matériel, d'opaque, d'impossible à résoudre en coordonnées abstraites de hauteur et de durée. Elles posent une extériorité du son à la composition. Celui-ci n'est plus l'élément familier que l'on croit pouvoir entièrement nommer, et qui d'avance serait "fait pour" la composition, mais une glaise informe à former, une puissance à dompter ou un substrat inerte. Au total, le terme de matériau implique l'idée de quelque chose qui préexisterait à la pensée créatrice et organisatrice, et que le compositeur doit maîtriser tout en gardant ses distances avec lui.

2.

La question du son comme matériau se pose de façon plus cruciale avec la musique des sons fixés, puisque dans celle-ci la réalisation acoustique de l'oeuvre repose entièrement dans les mains du compositeur, les deux niveaux du matériau et de l'organisation étant impliqués dans des actions communes. Mais c'est aussi avec elle que le compositeur risque de commettre le plus d'erreurs sur la nature de son matériau enregistré et sur la démarche à suivre pour composer avec, ou, comme disent certains, pour "le" composer.

Beaucoup de ceux en effet qui se réfèrent à la dualité matériau/organisation revendiquent en même temps la nécessité de la réduire, et de rendre l'indocile matière transparente à la composition, postulant que l'on pourra ainsi atteindre une unité plus parfaite. Alors, disent-ils, que la musique traditionnelle n'aurait fait que combiner des sons pré-moulés sur le même modèle de la note instrumentale, la musique contemporaine serait susceptible de faire pénétrer la composition dans l'"intérieur" même du son. Notons tout de suite cette métaphore , dont nous allons reparler.

Par exemple, selon Gottfried-Michael Koenig, (Studium in Studio, 1959), la musique électronique aurait permis d' <<abandonner le concept de l'instrument et (...) de repenser le rapport de l'évènement isolé (...) avec sa contexture interne particulière>>. On ne composerait plus à partir de sons aux timbres tout faits mais, dit-il, on "compose le timbre" : formulation que continuent de revendiquer les pionniers modernes de la synthèse sonore par ordinateur.

A en croire en effet le compositeur Tod Machover, qui dirigea la recherche musicale à l'IRCAM (Quoi, Quand, Comment la Recherche Musicale, p. 20), elle serait même restée le programme des compositeurs actuels, que préoccuperait d'abord l' <<exploration du monde intérieur des objets sonores et de l'élaboration de la musique basée sur ses particules atomiques>>. Et Pierre Boulez, dans son article de 1955 sur les possibilités de la musique électronique, A la limite du pays fertile, formulait déjà que le timbre <<combine, à l'intérieur du phénomène sonore, les 3 dimensions (...), hauteur, durée, intensité>> (Relevés d'apprenti, p.217). Il s'agirait pour Boulez, en musique électroacoustique, de choisir ou de créer le matériau <<à cause des qualités de structure intrinsèque qu'il comporte>> (p.206). Le terme métaphorique de structure "interne" du matériau pose donc celui-ci comme étant une pâte, une matière qu'il s'agirait de décomposer en ses éléments constituants pour mieux la contrôler.

Appliquant la formule à la lettre, on a donc supposé que cet intérieur du son était contrôlable matériellement sur le support de fixation, soit au niveau de leur atome temporel (la plus petite durée audible, telle que l'enregistrement sur bande et encore plus l'enregistrement numérique permettent de l'isoler), soit au niveau de l'atome fréquentiel (synthèse de sons complexes à partir de sons sinusoïdaux). C'est ainsi que Stockhausen, en 1951, de passage au Groupe de Musique Concrète, se serait amusé à découper en micro-fragments des enregistrements de notes de piano préparé faits à très grande vitesse pour les remonter autrement, espérant ainsi re-synthétiser le son à partir de ses atomes temporels; ou encore, à la même époque, ce furent les électroniciens de Cologne qui tentèrent de reconstituer des timbres complexes en combinant des sinusoïdes. Dans les deux cas l'échec fut patent, et reconnu par les auteurs mêmes de telles expériences: les sons obtenus n'avaient ni couleur ni personnalité. Si intérieur du son il y avait, ce n'était pas par une synthèse de ce type qu'on pouvait espérer le contrôler. L'illusion était de même nature que celle consistant pour un peintre à croire qu'il contrôlera mieux sa peinture et pourra mieux reconstituer un matériau nouveau s'il s'aide d'une règle et procède par petits carrés ou points microscopiques.

Or, les techniques plus récentes n'ont pas changé fondamentalement une telle façon de penser, mais au contraire elles l'ont systématisée. C'est toujours le pointillisme appliqué à une échelle collective, systématique et moutonnière dans la création sonore. Résultat: au lieu que les sons ainsi créés se différencient, ils se ressemblent d'une oeuvre à l'autre, et d'un compositeur à l'autre.

N'était-ce pas le concept même d' "intérieur du son", d' "intérieur du matériau" qui d'emblée avait piègé cette recherche, puisqu'il supposait déjà résolue, par le compositeur, la question des limites où s'arrêterait cet intérieur et où commencerait l'extérieur qui l'englobe (le contexte, le discours), alors que ce compositeur ne peut rien en savoir d'avance. Dans le cas de la musique pour support par exemple, nous produisons les sons non comme des pâtes inertes, mais bel et bien comme des fragments de discours dont nous déterminons ensuite la place dans le puzzle de notre oeuvre. Nous partons donc bien, dès la fabrication des éléments sonores, du niveau supérieur de l'organisation, par nous perçu clairement ou intuitivement.

Un son est en effet un phénomène d'ensemble, et à vouloir le contrôler par le micro-détail, dans son intérieur confondu avec ses dimensions matérielles de durée et de fréquence, à prétendre le déterminer cran par cran et non dans un geste global, on en vient vite, même armé de toutes les machines possibles, à en perdre la véritable appréhension. Et le sentiment de "maîtrise" dont on se leurre n'est que magique.

3.

Mais le mot "intérieur" n'est pas seul à nous conditionner. Celui d' "enregistré" n'est pas innocent non plus, puisqu'il semble dire qu'avant l'enregistrement il y aurait eu une réalité sonore vivante dont il ne nous resterait plus que la trace. Et qu'il laisse croire qu'on n'a plus que l'ombre d'un phénomène, en omettant de dire que la réalité sonore qui a pu avoir lieu une fois n'a plus d'importance: désormais, c'est sa fixation et la forme sous laquelle elle est fixée qui comptent.

Or, si l'on parcourt les ouvrages et les articles publiés en différentes langues sur les musiques électroniques et concrètes -- y compris les écrits de Schaeffer himself --, on n'y trouvera peut-être pas plus de dix lignes sur la révolution principale qu'a amenée l'enregistrement. Ils énumèrent les possibilités qu'offrent ces musiques de créer des sons nouveaux, de transformer ce qui est enregistré, de grossir par le micro des phénomènes acoustiques ténus, etc... -- toutes choses praticables depuis quelque temps tout aussi bien en temps réel -- mais on passe sous silence le point spécifique et fondamental: cette capacité que donne l'appareil de fixer, pour en faire les éléments d'une composition, les plus fugaces et plus intimes vibrations du son même le plus classique ou le plus banal.

Dans les oeuvres de sons fixés, qui trouvent dans l'enregistrement le principe même de leur existence, on n'a jamais affaire à des sons dans l'abstrait, mais toujours à un phénomène particulier et incarné: un son de violon ou de synthétiseur n'est pas un son de violon ou de synthé en général, il est toujours ce son-là, unique, émis d'une certaine façon avec son timbre et son vibrato, fixé sous cette forme-là seconde par seconde. Voilà ce qu'est un son concret -- pas dans le sens donné à ce mot dans les années 50, qui voudrait dire son de source acoustique, mais concret parce qu'il est une réalité sensible, stable et qui présente à la perception une inépuisable richesse d'aspects, tout comme une photographie ou une sculpture.

Pierre Boulez en a d'ailleurs eu l'intuition, lorsqu'il écrivait qu'avec la musique électronique, <<le musicien devient un peintre, en quelque sorte>> (op. cit., p.206). Mais sans tirer les conséquences de sa propre formulation, puisque son analyse du genre, comme celle des autres, scotomise l'enregistrement et oublie que le peintre part de la fixation. Ce qui amène l'auteur à déplorer dans le même texte la prétendue "imprécision" d'un moyen de composer qu'on pourrait dire en fait le plus précis de tous, puisqu'il offre au compositeur l'accès à une détermination complète du sonore. Le son n'est effectivement pas notable intégralement sur partition (pourquoi d'ailleurs le serait-il ou devrait-il l'être?), mais en revanche, étant fixé, il pourra être réécouté autant de fois qu'il le faut, réévalué et refait jusqu'à obtention du résultat désiré... La précision que le compositeur pense avoir perdue, du fait de ne pouvoir noter abstraitement les phénomènes sonores, c'est donc au niveau de ses techniques d'une part et de son oreille d'autre part qu'il la lui faut reconquérir.

Il faudra bien s'interroger un jour sur cette surdité professionnelle des musiciens de formation écrite qui, à de rares exceptions près, sont demeurés indifférents à l'enregistrement en tant que ressource créatrice, et insensibles à l'intérêt de disposer (pour la première fois dans l'histoire humaine) de sons totalement contrôlables par eux -- cela uniquement parce que dans le même temps où ils en disposaient, ils ne pouvaient en rendre compte parallèlement sous une forme autre que sonore.

Cette dernière formule peut sembler cocasse, mais c'est bien à cela que revient la condition mise par les bouleziens traditionnels à une maîtrise des sons que ceux-ci soient codés au préalable, sous forme verbale, graphique ou mathématique etc.., comme si la certitude de retrouver tel quel le son fixé sur son support ne leur suffisait pas. Par eux a été ainsi occultée la question d'une remise en cause de leur propre écoute.

Ce qui revient, de fait, à considérer la perception sonore comme une perception singulière en ce qu'elle ne serait pas maîtrisable perceptivement -- en mettant à part, bien sûr, les valeurs traditionnelles (hauteur, durée, intensité), sur lesquelles le jugement de l'ouïe continue d'être tenu pour fiable. Tout ce qui relèverait, en revanche, de la matérialité concrète du son --grain, masse, phénomènes énergétiques -- par opposition aux valeurs abstraites et notables dont il est éventuellement le support, autrement dit tout ce qui dans le son est proprement sensoriel aurait avec l'oreille -- comble du paradoxe! -- le moins fiable des juges. Il faudrait s'appuyer, pour l'appréhender, sur des programmes, des concepts, des notations et des schémas de branchement. Or, la musique des sons fixés nous propose bien autre chose: non pas une démission de l'écoute, assujettie à des repères graphiques, notés ou chiffrés, mais une réappropriation maîtrisée et créatrice, par le compositeur, de sa propre perception.

4.

A noter que, corollaire de cette maigre confiance qu'ils placent dans l'écoute et dans sa perfectibilité possible, une certitude s'affiche implicitement dans les écrits de beaucoup de ces compositeurs d'écriture qu'il n'y a dans la nouvelle musique aucun critère sonore inédit à espérer découvrir -- et que les nouveaux matériaux ne peuvent et ne doivent s'appréhender qu'à partir des valeurs connues. Dans leurs textes, il n'est question que de durées, de timbres, de dynamiques et de hauteurs, c'est-à-dire des classiques "paramètres" plaqués sur une réalité sonore qui les outrepasse de tous côtés.

Et lorsque l'on trouve ici où là les caractères audibles pris en compte, c'est la plupart du temps pour réduire ceux-ci aux phénomènes acoustiques déjà cernés par la musique traditionnelle -- comme si l'on pensait pouvoir nier, en peinture, la notion de couleur en tant que perception autonome en la réduisant aux valeurs primaires dont chaque nuance ne serait que la combinaison: voir par exemple comment Henri Pousseur, dans ses Fragments Théoriques I sur la musique expérimentale, p. 208, faisait résulter la perception de "grain" des oscillations de la structure harmonique. Et Pierre Schaeffer lui-même, dans certaines pages du Traité des Objets Musicaux n'a pas été épargné par un "réductionnisme" de cet ordre, avec sa théorie des trois champs perceptifs.

Il est frappant de voir également combien, dans les textes consacrés à la musique concrète par ses détracteurs mais aussi par ses prosélytes, peut être négligée, voire complètement oubliée la phase de tournage sonore, où les sons sont produits devant un micro en vue de la fixation sur bande -- alors même que les oeuvres pour bande sont souvent le résultat, total ou partiel, d'une telle invention. On laisse entendre au contraire qu'il n'y aurait de son maîtrisé qu'instrumental, électronique ou synthétique, et qu'à partir du moment où l'on passe par un micro et des sources acoustiques, il ne s'agirait plus que de récolter passivement les sons environnants. De même lorsque l'on qualifie (chez Schaeffer aussi bien que chez Boulez) de "sons naturels" les sons acoustiques pris par micro, ou bien, dans le même sens, de "sons concrets".

Le mot "naturel" n'est pas là fortuitement; c'est bien une idéologie naturaliste qui s'affiche dans ces expressions diverses que l'on emploie depuis un siècle pour désigner les sons qu'est susceptible de créer un compositeur avec les moyens nouveaux: les expressions d' "univers sonore", d' "océan des sons", de "forêt vierge" ou de "jungle"... Toutes ces formules (où ne dépare pas, même emprunté au titre d'un tableau de Klee, le Pays fertile boulezien) s'entendent pour poser le son comme s'il croissait tout seul sous l'action de forces spontanées. Le son non-instrumental, qu'il soit électronique ou acoustique, se voit prêter une pré-existence fatale, proliférante et irrépressible, propre à décourager par avance la créativité des compositeurs et devant plutôt les inciter à être, non des dynamiques phono-créateurs, mais de sévères et craintifs censeurs de cette vitalité débridée.

Sans doute, certains systèmes de génération sonore modernes, conçus pour fonctionner en pilotage automatique ou semi-automatique, donnent à ces clichés une apparence de justification, mais après tout, un automatisme n'est-il pas fait pour se contrôler ou se débrayer. A côté de cela, bien des sons de la musique concrète exigent un entretien actif et permanent, ce sont des sons que le compositeur doit avoir en main pour qu'ils durent, et donc qui ne cessent de rester sous son contrôle d'un bout à l'autre.

Il s'agit donc pour le compositeur de s'approprier le monde acoustique, où il peut se montrer aussi créateur que dans le monde visuel, s'il consent à utiliser les moyens à sa disposition. Il s'agit d'oser être phoniurge.

Le contraire de ce que font les compositeurs actuels, quand ils se réfugient dans du "visuel", qu'il s'agisse de l'écran de leur système Midi ou de leur papier réglé. Ils craignent de se perdre avec le son. Ils sont, pourrait-on dire, phonophobiques.

5.

Mais notre phoniurge affronte, avec le support, une tentation plus subtile: celle d'en venir à fétichiser le son initial enregistré sur bande (ou sur un autre moyen de fixation), dont il part pour le multiplier et l'assembler, en supposant que sur ce fragment initial de bande ou de disquette logerait son impalpable matériau.

Or le signal enregistré, de quelque source qu'il vienne, ne mérite pas ce nom de matériau: il est trop plastique pour cela, il n'a pas les propriétés que cela suppose et qui sont la résistance et la persistance d'une certaine identité à travers les déformations infligées.

Selon les signaux en effet auxquels s'appliquent les opérations que l'on dénomme des "manipulations", l'altération que les éléments enregistrés subissent peut aller jusqu'à gommer toute parenté avec le son de départ. Déjà, une bande magnétique retournée nous fait entendre un tout autre son. Seulement, parce qu'il est parti d'un même fragment, le compositeur aurait tendance à croire qu'il subsiste une ressemblance entre les différentes versions que la manipulation lui a données du signal enregistré de départ.

Et pourtant, ce son obtenu par une chaîne de manipulations peut avoir trouvé, au terme de ces traitements, une forme stable, autonome, et ne plus rien présenter dans sa forme et sa matière qui dénonce en lui la "déformation" ou le "trucage". C'est pourquoi on peut proposer dans ces cas-là de parler, plutôt que de manipulation, de modelage ou de moulage, par analogie avec les techniques consistant à prendre une matière amollie pour lui donner, manuellement ou à l'aide d'une machine, une forme qui subsistera en se durcissant. Cette matière molle, c'est par excellence le son fixé, tant que le processus de création de l'oeuvre n'est pas considéré par l'auteur comme achevé.

Pour démontrer que la manipulation est dans un certains cas un acte de création sonore à part entière, il suffit de prendre un fragment de bande magnétique sur lequel est fixé un son sinusoïdal: en la faisant bouger manuellement contre la tête de lecture d'un magnétophone analogique, on génère des lignes brisées sonores dont la main dirige le tracé, et qu'un enregistrement sur un autre magnétophone permet de graver au fur et à mesure. On a utilisé alors, en quelque sorte, le signal enregistré comme la pointe d'un crayon dirigée par la main. Parler en ce cas de son sinusoïdal manipulé, serait comme dire un "dessin de crayon", en tenant pour rien l'essentiel, c'est-à-dire le contour crayonné.

Un autre cas, tout aussi éloquent, est celui de la variation de vitesse. Prenant un Do de piano enregistré à une certaine allure, la lecture à une autre vitesse en fera instantanément un Ré ou un La bémol, ce qui n'autorise pas à prétendre que ce La bémol est "tiré" du Do. Certes, dira-t-on, mais le timbre, lui, reste parent à travers cette manipulation. -- Or, il ne le reste pas toujours: la transposition de certains sons altère tout autant leur physionomie générale qu'elle ne fait leur hauteur.

Cette tendance leurrante à identifier le signal gravé sur la bande magnétique à un matériau possédant une relative stabilité a eu des conséquences funestes, notamment celle de rendre les compositeurs inattentifs à la coloration dont ils marquent leurs sons lorsqu'ils les transforment à l'aide de certains appareils ou traitements numériques. Obstinés à guetter derrière le résultat traité la trace du "matériau" original, le compositeur ne prête plus attention à ce que ce son présente de nouveau. On pouvait déjà observer ce phénomène avec le modulateur en anneau, lequel était censé n'opérer qu'une translation de spectre, mais en réalité donnait à tout ce qu'il touchait un timbre grésillant caractéristique, comme dans un film où tout serait pris à travers un filtre de couleur. Les compositeurs n'ont pas semblé prendre en compte ce phénomène, et derrière le voile uniforme et grisâtre que le Ringmodulator ou tel traitement numérique déposent sur les sons, ils continuent d'halluciner la bigarrure de leurs "matériaux" initiaux.

De fait, l'effet d'une manipulation sur un son est imprévisible a priori sur le papier, il n'est qu'une question de cas d'espèces. Tel signal enregistré peut, suivant ce qu'on lui fait, engendrer un son dérivé qui lui ressemble comme un frère, et dans un autre cas, n'être qu'une matière plastique sans contours à laquelle différentes actions de "modelage" et de "tracé" donneront une toute nouvelle identité.

Pour cette musique, nous l'avons dit, la fabrication du matériau sonore ne s'achève qu'au moment où la dernière main est mise à la réalisation de l'oeuvre. Le matériau n'est pas donné au début; tout comme pour le peintre sa matière visuelle, il n'est pas un point de départ, mais le point d'arrivée, le but. Tandis que symétriquement, la composition s'inaugure avec le premier son fixé.

6.

Mais la création du matériau et son organisation, de se mener en parallèle, ne sont pas pour autant une seule et unique opération, selon l'unitarisme vulgaire que déjà dénonçait Adorno (Vers une musique informelle). Il y a en effet une façon idéaliste de nier dans l'abstrait toute césure entre le matériau et la pensée, au nom d'un monisme décrété par avance; c'est la démarche même de Xenakis et de bien des musiques actuelles.

Relevant un propos du pionnier allemand de la musique électronique, Herbert Eimert, lequel affirmait, à propos des premières oeuvres synthétisées, que <<les calculs musicaux doivent (y) coïncider avec la matière musicale>>, Adorno rétorquait, dans l'article auquel nous faisons allusion, que <<la question est de savoir si une telle concordance est possible. Est-ce que l'exiger ne revient pas à supposer l'identité de la matière et de la "manipulation" ? >> Et le philosophe de rappeler que <<la matière n'est pas simplement subjective, elle recèle un élément étranger et hétérogène au sujet (...) mais elle n'est pas non plus identique au "calcul musical", ou à l'acte du compositeur. (..) Il vaudrait donc mieux reconnaître cette non-identité et l'assumer>>. On ne peut que souscrire à cette remarque, applicable aujourd'hui plus que jamais.

Il n'est certes pas question de dissocier la composition de la détermination du son. L'une et l'autre sont étroitement liées; mais pas dans un sens univoque, redondant, où le matériau indiquerait la pente qu'il suffirait dès lors de suivre, ou bien inversement où la composition se soumettrait le matériau totalement et sans résidu. Si l'on compose, c'est à la fois avec et contre le son, en contrariant éventuellement, par montage ou par mise en conflit avec d'autres sons, son mouvement "naturel". Ceci à l'inverse du cliché habituel dans la musique sur bande, où les oeuvres tendent à se présenter comme des flux, des continuités, des processus de masse ne faisant qu'étirer aux dimensions d'une séquence entière la courbe préexistante d'un son. Au lieu d'aller passivement dans le sens qu'elle indique, ou au contraire de la méconnaître totalement, il peut être plus intéressant de questionner le matériau, de l'interrompre -- encore faut-il pour cela être attentif à ce qu'il est, ce qu'il dit.

On doit donc accepter que le son conserve jusqu'au bout une certaine extériorité à la pensée compositionnelle. Mais il s'agit aussi, dans le même temps, de ne réifier ni le matériau, ni l'organisation dans un stade ou dans un aspect particulier de la réalisation de l'oeuvre. Et d'accepter de laisser ouverte et flottante la définition de leurs limites respectives. Cela, pour ne pas risquer, d'une part de relâcher l'attention au devenir de la matière sonore au fur et à mesure de la composition; et d'autre part de se fermer aux propositions formelles contenues dans cette matière, mais qui de toutes façons ne sont pas imposées par celle-ci, mais ressortent d'une projection, d'un investissement faits sur elle par le compositeur.

Un nouveau type d'attention est requis, où le compositeur se maintient d'un bout à l'autre du travail en état constant de disponibilité perceptive et d'activité compositionnelle. Il ne doit pas penser à son matériau sonore comme existant déjà, ni relâcher sa vigilance auditive, puisqu'il est toujours en train de le faire, de le vivre et de le redécouvrir, jusqu'au dernier moment.

Postface pour cette publication dans Ars Sonora:

Ce chapitre de l'Art des sons fixés a été écrit en 1989 environ, et je crois que les diverses critiques qu'il développe -- visant en particulier le dualisme matériau/composition -- du moins lorsque celui-ci est appliqué de manière mécaniste, plaqué sur la chronologie de réalisation d'une oeuvre--, ainsi qu'une certaine approche pointilliste du son, mais aussi l'incuriosité sonore de beaucoup de compositeurs et chercheurs, et le "naturalisme" de leur conception -- me paraissent toujours d'actualité en 1995. Je peux même dire que cela va en empirant, et que loin de créer, comme on le prétend une pensée spécifique, le déferlement des techniques nouvelles suscite un discours de plus en plus pauvre, stéréotypé, archaïque. Mais la pointe de ce texte est l'affirmation que je propose selon laquelle <<le matériau n'est pas le point de départ mais le point d'arrivée, le but>> -- ce qui est une position totalement inverse du discours causaliste et mécaniste habituel.

J'en profite par ailleurs pour réparer une injustice commise dans ce texte envers Schaeffer: il a bien parlé de la révolution qu'apporte l'enregistrement, notamment dans un ouvrage capital publié au début des années 50 au Seuil sous le titre A la recherche d'une musique concrète. Un ouvrage qu'il serait indispensable de rééditer, et que plus personne ne connaît, (le coffret livre-disque consacré à Schaeffer par le GRM et les éditions Séguier n'en reproduit en effet que le début).

M.C, 16 septembre 95

R E P E R E S B I O G R A P H I Q U E S

Michel Chion est né à Creil en 1947.

Membre du Groupe de Recherches Musicales de 1971 à 1976.

Membre de la rédaction des Cahiers du Cinéma de 1981 à 1986.

P R I N C I P A U X É C R I T S S U R L A M U S I Q U E

La Musique électroacoustique,

P.U.F., collection <<Que sais-je>>, 1982.

Guide des objets sonores,

INA/Buchet-Chastel, 1983.

L'Art des sons fixés, ou la musique concrètement,

Metamkine/Nota Bene/Sono-Concept, 1991.

Le Promeneur écoutant, essais d'acoulogie,

Ed. Plume/Sacem, 1993.

Le Poème symphonique et la musique à programme,

Fayard, collection <<Les Chemins de la musique>>, 1993.

La Symphonie à l'époque romantique,

Fayard, collection <<Les Chemins de la musique>>, 1994.

La Musique au cinéma,

Fayard, collection <<Les Chemins de la musique>>, 1995.

D I S C O G R A P H I E

Requiem (1973), Variations (1990), Nuit Noire (1979-85)

CD empreintes DIGITALes, diffusé par iMéDIA, IMED-9312

La Tentation de Saint-Antoine (1984) et La Ronde (1982),

Double CD, INA C2002/2OO3.

Credo Mambo (1992),

Metamkine, MKCD004-1992.

Gloria (1994),

Metamkine, MKCD015-1994.

Le 28 novembre prochain aura lieu la création de Messe de Terre,

dans le cadre des Soirées d'Hiver à la Villa Gillet organisées par le G.M.V.L. (25 rue Chazière, 69004 Lyon. Téléphone 78 28 69 10).





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