Michael Jackson Greil Marcus
Michael Jackson se tient debout dans la Roseraie de la Maison-Blanche, le président Ronald Reagan lui remet une récompense pour avoir autorisé que son titre &laqno; Beat it », tiré de Thriller, soit utilisé pour une pub télé contre l'alcool au volant. Un extrait de la pub est montré aux infos qui rapportent l'événement : une main de squelette veut saisir celle d'un vivant. On songe inévitablement au plafond de la chapelle Sixtine de Michel-Ange, où Adam touche la main de Dieu, et on a ainsi le sentiment que Michael Jackson lui-même devient une sorte de dieu. Les infos reviennent sur la Roseraie : &laqno; N'est-ce pas là un thriller ? », dit le président. Précédemment, pour cinq millions et demi de dollars, Jackson avait permis à &laqno; Billie Jean », son grand tube de Thriller, de devenir une pub Pepsi. Pour la télévision il y a en fait deux publicités, et toutes deux valent leur pesant de sous-entendus satisfaits, d'orgueil démesuré et de tragédie. Dans la première, de jeunes Noirs, danseurs de breakdance, glissent et tourbillonnent dans les rues de la ville. Jackson et ses frères apparaissent et les danseurs s'arrêtent net. Emmenés par un minuscule virtuose pré-ado, ils se remettent à bondir, affirmant leur authenticité de danseurs de rue contre non, avec : la pub dit qu'en Amérique n'importe qui peut grandir et devenir Michael Jackson l'authenticité de la star en tant que star. Bientôt, on apprendra que le minuscule virtuose s'est cassé le cou en dansant et en est mort. Comme avec la rumeur d'Annette Funicello ayant perdu un bras tandis qu'elle saluait un fan depuis un bus, l'histoire n'était pas vraie : les radios et les journaux qui ont colporté les nécrologies ont balancé leurs démentis. Mais ce n'était qu'une mise en bouche. Durant le tournage d'une deuxième pub Pepsi, dans laquelle Jackson descendait de scène pour rejoindre ses frères en louant la boisson, des explosions de lumières irradiaient sa présence, et il fut brûlé. La publicité qui en résulta fut si rentable, autant pour Pepsi que pour Jackson, que certains étaient persuadés que l'accident était faux. La veille du lancement officiel de la pub, à la retransmission des Grammy Awards de 1984 où les pubs, qui elles-mêmes avaient eu leur pub, furent présentées au public comme des nouveautés discographiques, comme de l'art , les infos télévisées, qui faisaient toujours leurs gros titres du bulletin médical quotidien sur l'état de santé de Jackson, ont utilisé des extraits de la pub comme élément d'information. Jackson fit une apparition pour récolter huit Grammys ; en allant chercher le dernier, il retira ses lunettes noires. Tout ceci eut lieu dans ce que le situationniste Guy Debord avait appelé &laqno; le paradis du spectacle ». &laqno; Je ne suis rien, je voudrais être tout », écrivait un Karl Marx jeune, définissant l'élan révolutionnaire. &laqno; Le spectacle », selon le concept développé par Debord au long des années 50 et 60, était à la fois le rapt de cet élan et sa prison. C'était une prison merveilleuse, où toute la vie était mise en scène comme un show permanent - un show, écrivait Debord, où &laqno; tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une représentation », un magnifique ouvrage d'art. Une question d'absolu : Hegel avait dit &laqno; Dans le cas où le soi est simplement représenté et idéalement représenté, alors il n'est pas réel : ce qui est vécu par procuration, ne l'est pas. » &laqno; Le spectacle », disait Debord, était &laqno; le capital à un tel degré d'accumulation qu'il devient une image. » Une accumulation sans fin de spectacles réclames, divertissements, trafics, gratte-ciel, campagnes électorales, grands magasins, vêtements de sport, dépêches, infos télévisées, expositions itinérantes, guerres lointaines, lancement dans l'espace faisait un monde moderne, un monde dans lequel toute communication coulait dans un seul sens, des puissants vers les démunis. On ne pouvait pas répondre, ou rétorquer, ou intervenir, mais on ne le voulait pas non plus. Dans le spectacle, la passivité était en même temps le moyen et la fin d'un grand projet caché, un projet de contrôle social. Dans les termes de sa forme particulière d'hégémonie, le spectacle ne produit pas naturellement des acteurs mais des spectateurs : des hommes et des femmes modernes, les citoyens des sociétés les plus avancées sur Terre, qui s'exaltent à regarder ce qui leur est donné à voir, quoi que ce soit. Au moment où Debord en dessinait l'image, ces gens étaient membres de sociétés démocratiques : démocraties du faux désir. On ne pouvait pas intervenir, mais on en n'avait pas envie, parce que, comme mécanisme de contrôle social, le spectacle met en scène un spectacle intérieur de participation, de choix. Dans les foyers, on peut choisir entre les différents programmes de télévision. En ville, on peut choisir entre les innombrables déclinaisons de chaque produit sur le marché. Telle une pièce d'avant-garde, une performance artistique, le spectacle met en scène une idéologie de la liberté. Je ne suis rien et vous êtes tout, dit l'artiste d'avant-garde à son public. Elle quitte la scène, descend dans la foule qui a payé, se bâillonne avec une bande adhésive, se déshabille. &laqno; Faites de moi ce que vous voulez », mime-t-elle. Elle s'est transformée en objet, se soumettant aux membres de l'assistance, abandonnant toute autorité de l'artiste, et pourtant d'une certaine façon cette autorité se maintient. L'artiste naturellement active imite la passivité naturelle du public : elle est couchée sur le dos les jambes écartées, invitant l'assistance à la baiser, à lui mettre le feu, à essayer de la faire parler, à lui pisser dessus, à l'ignorer, à argumenter et pour finir à provoquer une bagarre à propos de ce que vous ou moi ou nous allions faire après. Toutes ces choses se sont réellement produites à des performances d'avant-garde. Mais si le soi &laqno; est vécu par procuration, il ne l'est pas », ces choses n'ont aussi pas réellement eu lieu, parce que c'est seulement le choix arbitraire de l'artiste qui a permis à la foule anonyme de faire semblant d'agir. Dès que l'artiste retire son choix (pas de manière brutale par un &laqno; STOP ! », plutôt avec un assistant qui annonce : &laqno; La représentation est terminée »), les acteurs de contrefaçon retournent immédiatement à leur siège. Ils redeviennent une fois de plus des spectateurs, et se sentent bien, se sentent être eux-mêmes. Pareils à ces téléphages qui, grâce à leur antenne parabolique, s'imaginent créer leur propre divertissement à partir d'une infinité de chaînes, les membres de l'assistance ont l'impression qu'ils sont intervenus dans le spectacle de la performance de l'artiste, mais il n'en est rien. Ils ont joué selon les règles de l'artiste, dans lesquelles des valeurs immatérielles putatives telles que la chance, le risque, et la violence, sont fixées dès le départ. La seule vraie intervention serait pour quelqu'un de sortir de la foule en criant : &laqno; Non, non, c'est moi l'artiste, vous devez faire ce que je vous dis de faire, vous devez jouer mon jeu, qui est » Alors le reste de la foule, et l'artiste original, se trouveraient face à un vrai choix, un choix contenant tout l'immatériel de l'épistémologie, de l'esthétique, de la politique, de la vie sociale. Ce serait comme si l'un des fans qui traditionnellement sautent des tribunes durant les World Series1 rejoignait alors la compétition, et entraînait chacun à jouer à un nouveau jeu. Comme si un savant fou, avec un container plein de lampes d'Aladin, installait une table chez Macy's et par sa seule présence détruisait la valeur de toutes les autres marchandises disponibles mais, tout comme pour l'intervention du membre du public qui prétendrait être l'artiste, de telles choses n'ont jamais réellement eu lieu. []
Au début des années 80. Au début des années 80, &laqno; le spectacle » est devenu le lieu commun critique à la mode. C'était un terme vague, dénué d'idée. Ça voulait simplement dire que l'image d'une chose remplaçait la chose elle-même. La critique utilisait le cliché non pour penser, non pour imaginer, mais pour se plaindre : se plaindre qu'à travers les films de Rambo les gens semblaient croire que les États-Unis pouvaient gagner la guerre du Vietnam rétrospectivement, que les consommateurs étaient séduits par la publicité bien plus qu'ils ne choisissaient de façon rationnelle parmi les produits, que les citoyens votaient pour des acteurs plutôt que pour des causes. C'était le théâtre, mais Debord avait insisté sur la notion d'église : le spectacle n'était pas seulement la réclame, la télévision, c'était le monde. &laqno; Le spectacle n'est pas un ensemble d'images », écrivait-il, rejetant à l'avance les critiques sociales évidentes qui suivraient son livre, &laqno; mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images ». C'était un monde social dans lequel n'être rien revenait à être tout, et être tout à n'être rien. &laqno; Sadat a été un héros de la révolution électronique », écrivait Mohamed Heikal dans Autumn of Fury : The Assassination of Sadat, &laqno; mais aussi sa victime. Quand son visage ne put plus être vu à la télévision, ce fut comme si son règne de onze ans avait disparu par simple pression sur un bouton de contrôle. » La contradiction était une tautologie, et la tautologie une prison : le spectacle définissait la réalité dans le monde moderne, et cette définition définissait l'irréalité. Quand tout ce qui était directement vécu s'était éloigné dans une représentation, il n'y avait plus de vraie vie, néanmoins aucune autre vie ne semblait réelle. La victoire du spectacle était que rien ne semble réel avant d'apparaître dans le spectacle, même si au moment de son apparition il perdait quelque réalité qu'il ait possédé. &laqno; Chaque notion ainsi fixée n'a pour fond que son passage dans l'opposé, écrivait Debord, le vrai est un moment du faux. » Debord a claironné que &laqno; le spectacle » était un monstre, un film d'horreur, un Godzilla d'aliénation. Vingt ans après avoir établi sa théorie de la société moderne, ses prémisses ont l'air à la fois familières et étranges, claires et paranoïaques, évidentes et occultes voilà ce qu'on ressentait à faire partie du monde de Michael Jackson en 1984. C'était avoir perdu ses amarres, se sentir en même temps humilié et excité, répondre à la déclaration que &laqno; le vrai est un moment du faux » par un haussement d'épaules, &laqno; Bon, pourquoi pas ? Qu'avez-vous d'autre à me montrer » ; le spectacle produisait sa propre opposition, et l'avalait : rejeter un spectacle, c'était en réclamer un autre. Qu'est-il arrivé l'année de Michael Jackson ? Pour les quelques premiers millions qui ont acheté Thriller, forme et fond, subjectivité et objectivité, soi et l'autre, marchandise et consommateur, ne faisaient qu'un. Ces quelques millions ont acheté un disque qu'ils aimaient. Puis Thriller est devenu une image une image, dans le milieu du capitalisme moderne, dans le paradis du spectacle, du bien : une image irrésistible d'auto-réalisation et de conquête du public. Après ça, la forme supplanta le fond, ce qui ne veut pas dire que le message de Jackson s'est perdu dans la glose de Thriller mais que ni la forme ni le fond ne sont restés liés au disque lui-même. Le fond n'était plus dans le son de la musique, et la forme n'était plus dans la manière dont la musique avait été produite ou fonctionnait comme genre. Le fond, c'était maintenant la réponse de chacun à l'événement social que représentait Thriller ; la forme, les mécaniques de l'événement. Pour Debord, la société du spectacle était la société moderne elle-même, en aucune façon naturelle, une construction intéressée mais néanmoins implacablement complète : &laqno; La réalité surgit dans le spectacle, et le spectacle est réel. » Puisqu'il était issu du milieu pop, cette usine à symboles, on pouvait considérer Thriller comme un spectacle du spectacle, une médiation entre le spectacle pop et le plus grand spectacle qu'était Thriller semblait le prouver la vie sociale. Les Sex Pistols avaient forcé les gens à choisir au début, pour ou contre les Sex Pistols, puis, si on entrait à un concert de Johnny Rotten, dire oui ou non à Dieu et à l'État, au travail et aux loisirs, à l'artiste ou à soi. Le triomphe de Michael Jackson a été de permettre aux gens de ne pas choisir. Thriller appliqua son propre principe de réalité : il était là, dans chaque trajet pour aller bosser, sérénade pour chaque course, référent pour chaque achat, un fait dans chaque vie. Il était inutile de l'aimer. Il vous suffisait de le reconnaître mais d'une certaine façon, durant l'année Michael Jackson, le reconnaître c'était l'aimer.
En 1982. En 1982, Elizabeth Taylor a entamé une action en justice pour arrêter la diffusion d'un téléfilm sur sa vie. &laqno; Je suis ma propre industrie, disait-elle, je suis ma propre marchandise. » Cent cinquante ans plus tôt, Karl Marx anticipait cette invocation bizarre dans &laqno; Le Caractère fétiche de la marchandise et son secret », le chapitre au titre le plus bizarre du Capital. Il écrivait : Une marchandise paraît au premier coup d'il quelque chose de trivial et qui se comprend de soi-même. Notre analyse a montré au contraire que c'est une chose très complexe pleine de subtilités métaphysiques et d'arguties théologiques Il est évident que l'activité de l'homme transforme les matières fournies par la nature d'une façon à les rendre utiles. La forme du bois, par exemple, est changée, si l'on en fait une table. Néanmoins, la table reste bois, une chose ordinaire et qui tombe sous les sens. Mais dès qu'elle se présente comme marchandise, c'est une tout autre affaire. A la fois saisissable et insaisissable, il ne lui suffit pas de poser ses pieds sur le sol ; elle se dresse, pour ainsi dire, sur sa tête de bois en face des autres marchandises et se livre à des caprices plus bizarres que si elle se mettait à danser. C'est de la poésie pure, mais les échos mystiques n'étaient pas là pour faire joli ; Marx faisait allusion aux spirites, qui en ce temps-là joignaient les mains autour des tables de Boston à Paris et à Petrograd, en attendant que les esprits des êtres aimés disparus se manifestent, fassent trembler les tables, les fassent danser. Les spirites n'avaient rien à voir avec la marchandise mais la marchandise avait tout à voir avec la magie une magie dans laquelle la notion technique de transformation cédait aux subtilités métaphysiques et aux arguties théologiques de la transsubstantiation. Pourtant, s'il est possible qu'en 1867 Marx ait pu prévoir un taylorisme postindustriel, il est difficile de croire qu'il aurait été prêt pour le jacksonisme. La marchandise était l'agent de la réification : la marchandise du jacksonisme avait construit son propre paradis et tout le monde cherchait à l'atteindre. C'était merveilleux, en cette année Michael Jackson, simplement de se lever le matin, d'ouvrir le journal, et de suivre la danse : découvrir qu'un culte clandestin de Michael Jackson s'était formé à l'intérieur des Témoins de Jéhovah (qui, comme chacun sait, comptent Michael Jackson parmi leurs dévots), culte qui, on en était informé, reposait sur la croyance dans le retour de l'archange Michel ; d'apprendre qu'un adolescent s'était suicidé parce que ses parents lui avaient refusé l'argent pour corriger son visage afin de ressembler plus encore à Michael Jackson ; ou de lire que des compagnies américaines opérant au Mexique &laqno; avaient commencé à subventionner la nourriture et le transport et à payer des travailleurs au-dessus du salaire minimum mexicain de 4,80 dollars par jour. Une compagnie étudie la possibilité de donner une montre aux travailleurs les plus assidus. Une autre distribue des albums de Michael Jackson ». Mais ce n'étaient que des ruses publicitaires. Soudainement il était temps de donner chair au spectre : temps pour une tournée, à 30 dollars par tête. Maintenant les nouvelles étaient dures, et les dépêches ne s'arrêtaient jamais : le père et les frères de Jackson, abandonnés il y a si longtemps, le forçaient à aller au-devant d'un public qu'il aurait préféré ne pas rencontrer ; divers prétendus promoteurs se battaient pour avoir le droit de postuler à la demande des Jackson : 40 millions de dollars de garantie ; le suspense pour savoir quelles villes seraient visitées et lesquelles ne le seraient pas ; et, finalement, la stipulation que quiconque souhaiterait assister à un concert des Jackson devrait acheter, par la poste, pas moins de quatre tickets, pour une somme de 120 dollars, sans assurance que la commande déboucherait sur une entrée, puisque dix commandes étaient attendues pour chaque ticket disponible ; ce qui signifiait que, pendant que ceux qui auraient perdu seraient éventuellement remboursés (moins les frais de dossier), l'argent serait dans l'intervalle investi sur le marché à terme, et tous les intérêts accumulés reversés aux Jackson. C'était la vraie vie : des dollars et des cents. C'était aussi une version de ce que Ulrike Meinhof avait appelé la Konsumterror le terrorisme de la consommation, la peur de ne pas être capable d'obtenir ce qu'il y a sur le marché, l'agonie qu'on éprouve à être le dernier dans la queue, ou à manquer d'argent pour rejoindre la queue : faire partie de la vie sociale. Partout, dans le pays, les gens devenaient joyeusement effrayés par des tickets qu'ils ne pouvaient pas s'offrir, des tickets qu'ils pourraient ne pas être en mesure d'acheter même s'ils pouvaient se les offrir, de tickets qui les inscriraient dans le tout ou dans le rien, de tickets qui, à mesure que le processus d'humiliation et d'excitation commençait, n'étaient même pas en vente. Dès le 6 juillet 1984, quand les Jackson donnèrent leur premier concert de la tournée &laqno; Victory », à Kansas City, Missouri trente ans et un jour après qu'Elvis Presley eut enregistré son premier disque à Memphis, Tennessee , le jacksonisme a produit un système marchand si achevé que quoi que ce soit ou quiconque y était admis était aussi tôt transformé en marchandise nouvelle. Les gens ne consommaient plus des marchandises au sens où on l'entend habituellement (disques, vidéos, affiches, livres, magazines, porte-clefs, boucles d'oreilles colliers pins badges perruques mécanismes pour altérer la voix tee-shirt Pepsi sous-vêtements chapeaux foulards gants vestes et pourquoi n'y avait-il pas de jeans appelés Billie Jeans ?), ils consommaient leur propre geste de consommation. Autant dire, ils ne consommaient pas un Michael Jackson taylorisé, ou aucun fac-similé sous licence, mais eux-mêmes. Chevauchant le ruban de Möbius du capitalisme pur, c'était de la transsubstantiation. Le jacksonisme produisait l'image d'une explosion pop, un événement pop dans lequel la pop musique franchissait les barrières politiques, économiques, géographiques et raciales ; dans lequel un nouveau monde est suggéré, où de nouvelles représentations peuvent momentanément supplanter les divisions hégémoniques de la vie sociale. L'avalanche de publicité organisée est partie intégrante d'un tel événement, et avec elle une épidémie de rumeur populaire, un sens de la nouveauté quotidienne si fort que le passé semble aboli et le futur déjà présent. De toutes ces façons, le jacksonisme a compté. Michael Jackson a occupé le centre de la vie culturelle américaine : aucun autre artiste noir ne s'en est jamais approché d'aussi près. Mais une explosion pop ne relie pas seulement ceux qui autrement sont séparés par la classe, la fonction, la couleur et l'argent ; elle divise aussi. Confronté à des artistes aussi attirants et dérangeants qu'Elvis Presley, les Beatles ou les Sex Pistols, avec des gens qui ouvrent la possibilité de vivre d'une manière nouvelle, certains répondent, d'autres non et cela, même si ça ne dure qu'un temps, devient un fait social primaire. Il devenait clair que l'explosion de Michael Jackson était d'un type nouveau. C'était la première explosion pop à ne pas être jugée par la qualité subjective des réponses provoquées, mais à être mesurée par le nombre objectif des échanges commerciaux provoqués. Ainsi Michael Jackson avait-il parfaitement raison quand il annonçait, au faîte de son année, que sa réussite plus grande était la distinction dans le Guiness Book des records certifiant que Thriller avait généré plus de 45 tours (sept millions) à s'inscrire dans les dix meilleures ventes qu'aucun autre album et pas, comme on aurait pu s'y attendre, &laqno; d'avoir donné aux gens une nouvelle façon de marcher, une nouvelle façon de parler », ou &laqno; d'avoir prouvé que la musique est un langage universel », ou même &laqno; d'avoir démontré qu'avec l'aide de Dieu vos rêves deviennent réalité ». Dire de telles choses aurait suggéré que, dans une explosion pop, ce qui est en jeu est la valeur ; qu'un tel événement offre comme son don esthétique et social le plus précieux le sentiment inévitable que le destin du monde repose sur la façon dont une représentation donnée peut tourner. Et ce n'était pas ce qui était en train d'arriver. Les explosions pop d'Elvis, des Beatles et des Sex Pistols avaient assailli ou subverti les barrières sociales ; Thriller les franchissait, comme le kudzu2. Puisque Thriller ne cassait pas ces barrières, mais les rendait seulement brièvement invisibles, à Kansas City elles devinrent une fois encore indéniables. Les fans de Michael Jackson les plus engagés étaient des garçons et des filles noirs en dessous de quinze ans. Dans le passé, lui et ses frères jouaient devant un public presque entièrement noir. Kansas City est noire à trente pour cent, et par rapport à d'autres villes la communauté a l'air bien intégré : dans n'importe quel lieu public donné, la clientèle et le service sont à la fois noir et blanc. À l'Arrowhead Stadium de Kansas City, réservé pour un concert de la famille noire la plus connue au monde, la foule qui attendait était presque entièrement blanche. En suivant la logique de la marchandise, qui va là où est l'argent, qui vous y emmènera que vous le vouliez ou non, les impératifs du jacksonisme son insistance sur l'échange comme mécanisme de la production de valeur, ses tickets au tarif de 30 dollars, en paquet de quatre à 120 dollars n'ont pas séparé le public de l'explosion pop jacksoniste de ceux qui ont choisi de ne pas en faire partie, ces impératifs ont séparé les uns des autres ceux qui ont réellement choisi d'en faire partie. Les pauvres, qui pouvaient réunir l'argent pour acheter un exemplaire de Thriller, étaient hors du coup. Certains des pauvres se sont privés de nourriture, de vêtements, de soins médicaux pour réunir les 120 dollars pour beaucoup, plus d'un mois de loyer mais, étant donné le système de vente par correspondance, qui permettait aux organisateurs de concert de sélectionner les fans d'après le code postal, ils ne figuraient pas sur la carte. L'explosion pop jacksoniste était officielle, ce qui ne veut pas dire seulement qu'elle avait l'aval du président des États-Unis. Elle était présentée comme une version de la réalité sociale officielle, générée depuis Washington comme idéologie, et depuis Madison Avenue3 comme langage un langage idéologique, en 1984, de division politique et d'exclusion sociale, une manière de rendre attrayant un nouveau fait américain : si vous n'êtes pas au sommet, vous n'existez pas. &laqno; Gagner », pouvait-on lire sur une publicité Nestlé avec une médaille olympique en chocolat, &laqno; c'est tout ». &laqno; Nous n'avons qu'une ambition et une seule », disait Lee Iacocca pour Chrysler : &laqno; être les meilleurs. Qu'est-ce qui compte d'autre ? » Ainsi allait la tournée Victory qui portait à l'origine un nom plus apocalyptique : &laqno; Final Victory ».
Ça n'a pas marché. Ça n'a pas marché. Quelques jours avant le premier concert, La Donna Jones, une fillette noire de onze ans de Lewisville, Texas, écrivit une lettre ouverte à Michael Jackson aux bons soins du journal local, et la lettre fut reproduite à travers le pays. Ce n'était pas juste, disait-elle. Il n'en fallut pas plus. C'était fini. Les organisateurs de la tournée envoyèrent à La Donna Jones des tickets gratuits mais c'était trop tard. Caché dans un uniforme qui devait peser son poids (lunettes noires, veste militaire, pantalon au-dessus des chevilles, chaussures sans lacets, l'uniforme qui dans l'explosion jacksoniste n'engendrait pas les imitateurs qui avaient pu suivre Elvis, les Beatles ou les Sex Pistols, imitateurs qui s'étaient retrouvés à fonder des groupes pour découvrir ce qu'ils avaient à dire, mais seulement des imposteurs, des jeunes hommes émergeant de limousines louées ou se précipitant sur scène pour y être acclamés par ceux qui savaient qu'ils étaient faux avec des hurlements appropriés à la chose réelle), Jackson se battait contre la fable du roi nu, dénonçant sa propre billetterie, promettant de faire cadeau de l'argent, mais personne n'y a jamais cru. Étant donné ce qu'elle était supposée être, la tournée était morte. Le spectacle lui-même était mort dès le premier soir : un bide, impersonnel, sur-répété, spectacle de foire crevant sous les lasers et les murs du son qui suscitaient des applaudissements polis de gens qui avaient poussé des cris de joie quand ils avaient passé les tourniquets. À Kansas City, la marchandise marchait de nouveau sur la tête : Michael Jackson, qui avait commencé l'année comme danseur, se transformait en piquet. À mesure que la tournée avançait, certains concerts ne parvenaient même pas à faire le plein. D'autres étaient annulés par manque d'intérêt. Au bout du compte, les promoteurs ont perdu 18 millions de dollars. Comparativement à l'éclat qui présida à ce premier concert, la tournée continua dans l'obscurité pas dans le secret, mais dans l'oubli ; comparativement au paradis du spectacle, en enfer. Elle s'acheva des mois plus tard, sous la pluie, à Los Angeles, dans l'indifférence générale, sauf de ceux qui étaient là, qui eux-mêmes subissaient l'indifférence de Michael Jackson et de ses frères, qui répétaient leurs gestes réglés à la baguette et leur boniment mot à mot depuis Kansas City, comme si de rien n'était, comme s'ils n'étaient jamais allés nulle part, comme si partout était nulle part. Il y eut des échos ; la longue année n'était pas tout à fait terminée. S'il n'était plus un dieu, Michael Jackson restait une célébrité. Faisant acte de célébrité, noblesse oblige, il écrivit avec Lionel Richie &laqno; We Are the World », un hymne fait dans l'intention de lever des fonds pour lutter contre la famine en Afrique, et la chanson était, à sa façon, un chef-d'uvre ; enregistrée par un chur massif de superstars pop, elle surpassa son objet putatif, les Africains affamés, et retourna à ceux qui l'avaient faite. Ils étaient le monde. Ils levaient les mains, ils ouvraient les bras : le disque acheva un circuit qui effaçait toutes différences entre artistes et spectateurs, les objectivant tous deux face au bien objectif. Par le simple fait de reconnaître Thriller, vous pouviez vous joindre à la vie sociale ; là, par le simple acte d'acheter le disque, vous pouviez devenir une partie du monde. Quand on écoutait le disque, les Africains cessaient d'être affamés. &laqno; Comme Dieu nous l'a montré », écrivirent Jackson et Richie, et il est peu probable qu'ils aient pensé à Jean de Leyde, &laqno; en changeant les pierres en pain ». Longtemps après que la tournée Victory se fut éteinte, &laqno; You're a Whole New Generation », la version publicitaire de &laqno; Billie Jean » de Jackson pour Pepsi, restait sur les ondes. Une chanson sur l'angoisse et la culpabilité, produite de façon éblouissante, des voix volant à travers des strates de son discret, &laqno; Billie Jean » était le disque le plus séduisant que Michael Jackson eût jamais fait ; sa volonté de le transformer immédiatement en indicatif publicitaire sembla d'abord un camouflet à tous ceux qui l'aimaient. Mais des mois plus tard, quand les constants passages publicitaires lui permirent non seulement de remplacer l'original mais de l'effacer, on pouvait entendre &laqno; You're a Whole New Generation » comme un nouveau morceau de musique. C'était plus dur : le rythme était rêche, la production non pas elliptique mais directe, la voix de Jackson non pas implorante ou embrouillée, mais féroce. Quand il chantait &laqno; That Choice Is Up To You », mettant en scène l'option du consommateur de Pepsi contre Coca-Cola, cela sonnait comme un choix moral. Dans l'ensemble il communiquait une intégrité là ou &laqno; Billie Jean » avait été fragmentée, de la colère plutôt que de la tempérance, de la certitude à la place du doute. Ça a seulement rendu le message enfoui, certainement un lapsus, encore plus troublant. &laqno; You're a Whole New Generation », chantait Jackson quand la musique commençait à s'éteindre, &laqno; You're Lovin' What They Do » (Tu adores ce qu'ils font.) Attends, attends c'est qui, ce &laqno; ils » ? |
1. Principale compétition du base-ball professionnel qui tous les ans en octobre fait se rencontrer les meilleures équi-pes des États-Unis et du Canada. (N.d.T.) Dans l'Illinois, une femme a réclamé en justice 150 millions de dollars à la pop star Michael Jackson, en prétendant hier que ce dernier était le père de ses trois enfants. &laqno; Michael est le père, Michael m'a mise enceinte et je veux que Michael paye pour ça », déclarait Billie Jean Jackson, 39 ans, au téléphone depuis la maison d'une amie à Hanover Park, une banlieue de Chicago Les services sociaux de l'Illinois ont pris en charge les enfants en 1985, accusant la mère de ne pas s'en occuper. Les enfants vivent à New York chez des parents de leur mère. Le tribunal refuse tout commentaire, mais des sources indiquent que Lavon Powlis, qui a légalement changé son nom pour devenir Billie Jean Jackson, avait déjà porté de telles accusations de paternité sur d'autres célébrités. Aucune n'a jusque-là débouché. San Francisco Chronicle, le 20 août 1985. 2. Végétal chinois à croissance rapide qui a envahi, détruit et remplacé la flore locale du Sud américain, là où il a été introduit, au xxe siècle. (N.d.T.) 3. Rue de New York où sont traditionnellement les agences publicitaires. (N.d.T.) Extrait de Lipstick Traces. Une histoire secrète du xxe siècle, à paraître aux Éditions Allia en mars 1998. Traduit de l'anglais par Guillaume Godard. |
Référence: http://www.save-the-world.com/FORM/nomade/jacks.htm