Dans les filets de l'Internet

I

Une des propositions (note 1) les plus connues de McLuhan est que nous commençons par façonner nos outils, qui nous façonnent ensuite à leur tour. Naturellement, il parlait de nos outils de communication. Ceux qui se sont intéressés à ses théories les ont souvent trouvées injustifiées ou exagérées. Il est probablement impossible de fournir une base certaine pour le genre de spéculation auquel il s'adonnait. Les techniques psychologiques ou scientifiques les plus rigoureuses ne suffisent pas à prouver les hypothèses causales; le mieux qu'on puisse faire est encore de réfléchir en tentant d'éviter les exagérations (note 2).

Les techniques de communication ont évolué depuis l'époque de McLuhan, dans les années 70. Le téléphone cellulaire, la vidéo, le câble, la télévision interactive (pour bientôt) et finalement l'Internet sont des développements qu'il n'a pu observer lui-même mais qui ont rendu ses prédictions plus vraisemblables. Dans cet écrit, il s'agit de défendre la ligne de pensée de McLuhan et de la poursuivre en envisageant les effets probables de la communication électronique.

Certains critiques ont accepté les prédictions de McLuhan en lui reprochant son absence d'opposition aux tendances encouragées par la nouvelle technologie. Sans moraliser à outrance, il serait temps d'exprimer certaines réserves, à présent que l'engouement s'évanouit pour faire place aux réactions hostiles.

II

McLuhan soutenait que les différences au niveau des techniques de communication entraînent des différences dans la manière dont nous communiquons et dans le contenu de la communication, qui transforment la société aussi bien que les modèles de perception et de pensée. Il s'est intéressé par exemple aux différences entre la télévision et la communication imprimée.

Un livre ou une lettre étant linéaires, l'écrivain et son lecteur sont donc incités à adopter des modèles de pensée linéaires. En effet, un travail écrit doit être compris dans l'ordre et sa structure temporelle, spatiale et logique reflètera ou contribuera à clarifier ce dont il y est question (note 3). Les unités sémantiques sont le mot et la phrase, dont la portée est plus déterminée et particulière que les images télé (note 4). La durée habituelle d'une émission télé (une demi heure ou une heure) permet d'exprimer beaucoup moins de contenu qu'un livre. De plus, les émissions télé sont souvent faites de petites unités organisationnelles plus ou moins reliées entre elles, alors que la structure d'un livre--même celle d'un livre de fiction ou de poésie--est plus souvent explicite et rationnelle. Un bon exemple est fourni par la comparaison du journal imprimé avec le journal télévisé. Celui-ci ne donne qu'une fraction du contenu correspondant d'un journal imprimé, même dans le cas d'un affreux petit journal local. Celui qui écoute la télé ne s'arrête pas pour penser ou revenir en arrière; on lit un livre à son rythme, mais la cadence d'une transmission télé est prédéterminée.

Un livre ou une lettre sont de petits objets, alors qu'une émission télé suppose la transmission d'ondes modulées. Un objet imprimé est situé à un endroit précis, alors qu'une transmission télévisée est partout et nulle part, jusqu'à sa manifestation sur un récepteur particulier. Les liens entre un auteur et ses lecteurs sont concrets et particuliers, alors que ceux qui relient le producteur d'une émission à son audience sont tout à fait éthérés. Les livres peuvent voyager aussi loin que les émissions télé, mais pas aussi vite ni aussi facilement. D'ailleurs, les livres voyagent de la même façon familière que les bateaux et les souliers: ils ne semblent pas venir des nues. De manière générale, nous avons tendance à considérer la communication écrite comme venant de quelqu'un et comme dirigée vers quelqu'un et non pas comme un signal magique venant de nulle part.

Les livres sont en général des choses plus sérieuses que les émissions télé. Acquérir un livre demande plus d'efforts et sa lecture plus de temps. Il n'est pas d'usage de passer d'un livre à l'autre comme on zappe d'une chaîne de télévision à une autre (note 5). La chose écrite exige souvent un traitement plus sérieux, parce qu'il s'agit de quelque chose de matériel que l'on peut tenir dans ses mains. Beaucoup de gens détestent se départir de leurs vieux livres ou de leurs anciennes lettres, même quand ils ne servent plus à rien, alors qu'on ne se désole habituellement pas de la disparition d'une émission (note 6). La télévision est un média qui énonce sa propre immatérialité, sa nature éphémère, son absence de permanence et de sérieux.

Ces différences sont déjà manifestes au niveau de la génération des enfants de la télévision, dans la manière dont ils communiquent mais aussi dans la manière dont ils perçoivent et pensent par séquences décousues, répétitives et discontinues, au lieu de suivre une structure ordonnée. L'impression, l'intuition et la suggestion remplacent la perception, l'analyse et la logique. La passivité du télévoyeur remplace la collaboration active du lecteur. La magie remplace le rapport de causalité. La célébrité remplace la personne qui fait autorité. Un monde fantaisiste se substitue au rapport au réel, tandis que la distinction entre fiction et non fiction s'amenuise. McLuhan aurait-il approuvé cette évolution?

Au cours des 40 dernières années, qui ont vu l'éclosion de la télévision, la population aurait régressé, manifestant une baisse du niveau littéraire, intellectuel et même moral. L'attention serait moins soutenue, on remarquerait une diminution de l'intérêt théorique et pratique pour ce qui était naguère considéré comme faisant partie de la réalité, une substitution de l'intuition et de l'impression à l'analyse, une tendance vers la mythologie et la superstition, et finalement une baisse de la capacité de voir et de penser clairement. Mais est-ce que tout cela s'est vraiment produit? Il est difficile de mesurer ces prétendus phénomènes, et plus difficile encore d'établir un lien causal avec la télévision.

III

Les techniques de communication actuelles présentent dans une large mesure les caractéristiques décrites par McLuhan et on peut même dire qu'elles manifestent des effets potentiellement plus profonds et dangereux qu'il ne l'anticipait.

Le téléphone cellulaire et le baladeur signifient qu'on peut nous rejoindre n'importe où, n'importe quand, même dans des circonstances impropres. Leur ubiquité tend à diviser notre attention entre le contenu de la communication et son contexte, à diminuer notre attention aux deux, et à rendre leur contenu trivial. Dès lors, nous pouvons développer une forme d'indifférence aux choses, même lorsque nous ne sommes plus rattachés à un téléphone cellulaire ou à un baladeur.

Les vidéoclips, la musique actuelle et les jeux d'ordinateur ont dans une large mesure les caractéristiques décrites par McLuhan et ils sont susceptibles d'avoir une influence considérable sur ceux qui y consacrent beaucoup de temps. Il n'est pas surprenant que le baladeur, les jeux vidéo et les vidéoclips soient prisés par les jeunes les plus inattentifs et les plus décrochés de la réalité. Les technologies et leurs contextes naturels rendent cette situation hautement probable.

La musique pop, la télévision et les jeux d'ordinateur semblent avoir déjà retranché de la réalité une bonne partie de la population; les rapports entre les personnes sont également inexistants, en quelque sorte. Et nous n'avons encore rien vu. La réalité virtuelle promet de développer une dépendance encore plus grande à l'endroit des voyages dans l'hyperespace. Les futurologues remarquent que la sexualité virtuelle pratiquée dans la réalité de l'hyperespace est pour bien des gens la possibilité la plus intéressante (note 7). On voit donc les effets des nouvelles technologies sur un domaine où en principe des rapports et des désastres réels devraient être possibles.

Une étude des effets nocifs des nouvelles technologies ne doit pas négliger des phénomènes comme le port systématique de la casquette (portée à l'envers), qui coupe la circulation du sang vers le cerveau (note 8). Mais la plus récente innovation est l'introduction de l'Internet. Bravo pour le courrier électronique, moins cher et plus rapide que Postes Canada. Mais il y a d'autres différences. De manière caractéristique, le courrier électronique se fait en liaison avec le serveur, dans une temporalité proche du temps réel et son style, son rythme et son organisation peuvent différer des productions au moyen d'un stylo, d'une machine à écrire ou d'un logiciel de traitement de texte (9). Le courrier électronique n'est donc pas tant un rejeton de la poste qu'un proche parent du téléphone.

Le courrier électronique diffère toutefois de la communication téléphonique en ce qu'il ne permet pas au récepteur du message de réagir directement, comme lors d'une conversation téléphonique. Au téléphone, la réponse suit immédiatement, les interlocuteurs peuvent s'interrompre ou parler en même temps; le courrier électronique est constitué de courts monologues qui se succèdent. Au téléphone, il est coutumier d'avoir continuellement de petites réactions qui rassurent l'interlocuteur. Le téléphone permet de transmettre le rire, les soupirs, un ton de voix; il permet les pauses, les changements de rythme et autres aspects conscients et inconscients de la communication de vive voix. Or tout ceci doit entraîner des différences au niveau de la forme et du contenu de l'interaction avec les autres.

Le courrier électronique est également dépourvu des dimensions non relatives à l'écriture de la communication écrite. Une lettre écrite à la main révèle autant de choses par la manière dont elle se présente matériellement que par ce qu'elle dit. Il en va de même pour les productions au moyen des machines à écrire ou des ordinateurs. L'uniformité de la présentation du courrier électronique élimine tous ces détails. Or le mode de présentation du bulletin électronique a quelque chose de fascinant pour de nombreuses personnes. Où est l'attraction?

Le fait est que les messages qu'on peut lire sur un bulletin électronique sont en général d'un piètre niveau. Le niveau généralement bas de la communication électronique est une conséquence de son caractère direct, privé, non censuré et non révisé. L'accumulation d'une masse d'informations disparates n'est pas mauvaise en soi. La capacité de stockage est immense et bon marché, alors pourquoi pas? Et pour trouver quelque chose d'intéressant dans ce fouillis, il suffit de savoir où chercher et comment employer les outils disponibles pour le faire. À condition que vous soyez à la recherche de quelque chose d'intéressant, ce qui n'est pas le cas de la plupart des "internauts". Devrait-on s'alarmer devant l'avidité avec laquelle ces nouveaux indifférents consomment et produisent ce qui n'est somme toute que du vide? Pourtant, il semble qu'un besoin soit satisfait, même si la tolérance à l'endroit du vite fait et du stupide est croissante.

IV

La caractéristique la plus frappante de l'Internet est que les contacts s'y font au hasard, ce qui constitue pour plusieurs la base de l'attraction qu'ils subissent. De nombreux commentateurs critiques de la culture pop ont remarqué qu'elle entraîne l'isolement des individus. Dans le bon vieux temps, celui du véritable village, les êtres humains étaient plus proches les uns des autres. De nos jours, l'individu est isolé dans sa propriété privée, son automobile et sa ville anonyme. Les contacts sur Internet peuvent être vus comme un moyen d'échapper à l'aliénation, d'atteindre quelqu'un. Dommage que ce qu'on atteint ainsi soit si superficiel et trivial.

Les architectes intéressés par la planification des villes se plaignent parfois de la manière de vivre qui est devenue la norme et cherchent à remédier à la situation d'isolement. Ainsi, les centres commerciaux ont été créés de manière à inclure des services d'habitation, de soins médicaux, de divertissement, etc., dans le but de reproduire la situation primitive et soi-disant non aliénée du village. L'environnement est souvent à aires ouvertes, avec terrasses de cafés et l'inévitable fontaine. Évidemment, la fréquentation de ces endroits vous feront sentir aussi aliéné et isolé que jamais, s'ils ne vous donnent pas la migraine. Mais essayons d'imaginer qu'un architecte réussisse vraiment à créer un lieu qui encourage les contacts personnels entre étrangers, qui possède réellement une place centrale pourvue d'un podium d'où quiconque peut s'adresser à la foule sur n'importe quel sujet. Toute personne pénétrant dans ce lieu est encouragée à s'adresser à n'importe quelle autre qui s'y trouve également. La question est maintenant de savoir: seriez-vous intéressé(e) à fréquenter un tel lieu? Pourquoi pas?

Si l'Internet, comme la radio amateur et les lignes ouvertes, répond à un besoin qui n'est pas satisfait par notre civilisation, il n'en reste pas moins qu'il s'agit d'échecs en regard du type de communication étroite qui est sensée être possible dans un petit village réel. Le "village global" de McLuhan ne ressemble en rien à un village réel. Mais il se peut que les limitations de la télématique soient des caractéristiques plutôt que des défauts; la distance, le caractère non substantiel et la trivialité de ce type de communication sont peut-être une condition nécessaire de l'attraction qu'il suscite. Les dirigeants des banques ont quant à eux découvert que leurs clients préfèrent les guichets électroniques au contact réel avec un caissier. La raison pour laquelle vous ne voudriez pas passer du temps dans un mail idéal est que vous ne désirez pas établir le genre de contacts qu'il permet, des contacts directs, face à face, non limités par une interface technologique, qui risquent peut-être de ne pas être triviaux. On préfère volontiers les contacts médiatisés par un écran, où les contacts visuels font défaut et qui sont de prime abord vides de contenu signifiant.

V

Ce qui est le plus caractéristique de l'Internet est peut- être la possibilité qu'il donne d'éviter les conversations en présence des personnes impliquées. Le courrier électronique peut se substituer aux contacts avec des connaissances; les bulletins électroniques peuvent faciliter les contacts avec des personnes étrangères.

Pourtant, notre paradigme est celui d'une communication qui se fait en présence des personnes impliquées. Suivant la théorie des actes de langage d'Austin et de Grice (note 10), le locuteur cherche normalement à produire un effet sur son interlocuteur (l'allocutaire) en l'amenant à reconnaître son intention (celle du locuteur). Lorsqu'on dit quelque chose, on veut normalement que ceux à qui on s'adresse croient ce qui est dit. Poser une question ou faire une demande, c'est s'attendre à recevoir une réponse. L'allocutaire répondra comme on veut qu'il le fasse uniquement s'il existe une relation appropriée entre lui et le locuteur. Il croiera le locuteur uniquement s'il lui fait confiance. Le fait que le locuteur désire qu'il réponde d'une manière plutôt que d'une autre ne pourra être décisif que si l'allocutaire coopère. Ce type de communication dépend d'une coopération qui la nourrit, comme la confiance passée est garante du futur.

Or la communication ou "publication" télématique diffère de ce paradigme. La télévision, la radio, les livres et autres publications écrites expriment leurs énoncés de manière anonyme, jusqu'à un certain point, et leurs actes de langage ne visent personne en particulier. Lorsqu'un acte de langage est diffusé, il n'est plus formé en fonction d'un auditeur particulier et l'attente d'une audience tend à être plus diffuse. Dans la mesure où une émission est produite plus ou moins anonymement, la responsabilité de sa production est également plus évanescente: c'est la responsabilité partagée de l'auteur et de l'éditeur ou du réseau de télévision. Les caractéristiques de l'acte de langage tendent à s'amenuiser ou à disparaître complètement. Les liens de confiance et de responsabilité qui unissaient les individus tendent à s'affaiblir.

La publication n'est évidemment pas apparue avec les bulletin électroniques. Elle est aussi ancienne que l'écriture et peut-être encore plus: les sociétés primitives avaient d'autres moyens d'envoyer des messages destinés à personne en particulier. Avec l'invention des types de publications mobiles, dont McLuhan faisait grand cas, les locuteurs se sont retrouvés largement coupés de leur audience. L'Internet va encore plus loin dans le même sens, en permettant une forme de publication plus accessible, plus rapide et plus large que tout ce qui existait auparavant.

VI

On sait maintenant que la publication diffère de la communication face à face. Mais la communication diffusée électroniquement, même lorsqu'il ne s'agit pas de publication, a d'autres différences avec ce paradigme. Car elle est toujours filtrée, même lorsqu'il s'agit d'une communication de personne à personne: l'audience ne voit habituellement pas le visage de la personne qui parle, le langage corporel est réduit au minimum et la communication est transformée, indirecte, une communication à distance. On comprend que ceux qui communiquent ainsi puissent se sentir coupés de la réalité.

Il arrive qu'on puisse dire certaines choses plus facilement sous les contraintes imposées par le téléphone, une lettre personnelle, une lettre à un courrier de lecteurs ou un article, que l'on pourrait le faire dans une communication directe en présence des personnes concernées. Il est plus facile de communiquer une mauvaise nouvelle ou de mentir en passant par ces médias. Le souci de l'interlocuteur tend à diminuer avec la distance; de même pour les indices nous permettant de savoir si on peut se fier à quelqu'un.

L'Internet est un filtre encore plus efficace que les technologies qui l'ont précédé. Au téléphone, on perçoit les véritables sons que produit celui qui parle; l'auteur d'une lettre l'a vraiment tenue dans ses mains. Mais l'Internet produit une forme de communication plus distanciée que jamais.

VII

Pourquoi serait-il important de voir la face d'autrui? Les être humains ont évolué avec une extraordinaire facilité à reconnaître les expressions du visage. La tâche est pourtant si ardue qu'elle est devenue le principal défi de l'intelligence artificielle. L'être humain est également doté d'une configuration faciale beaucoup plus variée que celle des autres espèces. La raison en est vraisemblablement que nous identifions nos semblables d'abord et avant tout par le visage. Les voix humaines sont également un facteur d'identification mais il s'agit d'un facteur secondaire, dont l'application ainsi que la justesse sont limitées.

La capacité à reconnaître les autres à travers des identifications et des réidentifications joue un rôle fondamental dans la vie sociale. Les indices visuels sont importants; voyez la manière dont on décide de prendre tel auto-stoppeur plutôt qu'un autre, ou de parler ou non à des étrangers, ou de croire ce qu'ils disent. Mais plus le contact est filtré, moins nous sommes capables de faire ces jugements. Le filtrage encourage les comportements non coopératifs et hostiles.

Le développement technologique peut contribuer à diminuer cet effet. On peut prédire que l'Internet et les techniques de réalité virtuelle multiplieront les interactions et les contacts possibles. Mais les mêmes technologies rendront également possibles la simulation facile et l'imposture.

VIII

Il a beaucoup été question dernièrement du fourbi de mauvais goût que l'on trouve sur Internet: discours haineux, obscénités, insultes généralisées ou réponses brutales (the "flame"). La vie sur l'Internet peut être étonnamment violente, mais il ne s'agit pas de véritable violence. Les victimes d'agressions physiques le sont habituellement contre leur gré, alors que tout ce qu'on a à faire pour éviter une agression sur Internet est de se débrancher. La pornographie et le sexe dans l'hyperespace ont ceci de remarquable que contrairement à ce qui se passe dans le cas d'un viol par exemple, les victimes sont consentantes. Car pour échapper à leurs agresseurs, il leur suffit de "quitter". Et le VIH n'est pas un virus d'ordinateur.

Mais tous les contacts que l'on peut faire sur Internet ne sont pas dénués de civilité. Il y a beaucoup de tentatives pour se connaître mieux à la manière ancienne. On entend parfois parler de relations qui ont été poussées assez loin, électroniquement parlant, pour qu'un mariage ait été proposé et accepté. Lorsque j'ai dit plus haut que la plupart des communications sur Internet sont triviales, j'aurais dû préciser que ce n'est pas toujours le cas. Considérons la manière dont une telle relation se développe exclusivement à partir du contact verbal. La longueur de vos cheveux, la forme de vos pectoraux n'ont plus d'importance. Ce qui rappelle le temps où on croyait que la pensée, telle qu'elle se révèle verbalement, est un élément important dans les relations avec autrui. Pour ceux qui pensent de cette manière, l'Internet peut être un terrain de jeu.

VIII

L'interaction électronique semble être là pour rester, au moins pour quelque temps encore. La communication électronique continuera de subir des mutations extrêmement rapides qu'on n'aurait pu prévoir. Ce qui signifie que nous sommes face à l'inconnu. Et puis après? La futurologie n'a jamais été une science. Nous pouvons seulement produire des spéculations. Mais penser à ce qui pourrait arriver n'est peut-être pas une mauvaise idée, après tout (note 11).

Robert M. Martin
Dalhousie University
Halifax, Nouvelle-écosse

Traduction de Josette Lanteigne


Notes

(1) Une version anglaise de cet article est parue sous le titre "On Becomming Internetted".

(2) Le cas échéant, des réserves seront exprimées dans les notes.

(3) Les programmes de télévision sont en un sens plus linéaires que la chose imprimée en ce qu'ils nous forcent à suivre leur ordre de présentation. Au contraire, il est possible de commencer un livre par la fin, ou de lire le dernier paragraphe d'une lettre en premier.

(4) D'un autre côté, ce qui est exprimé par une nouvelle ou un poème peut être beaucoup plus suggestif, implicite et flexible que le contenu d'un programme de télévision.

(5) On se livre parfois à une activité semblable dans une librairie, mais on n'a pas là le comportement typique engendré par l'usage de la commande à distance.

(6) D'un autre côté, certaines choses imprimées sont parfois considérées comme dépourvues de valeur, comme les bandes dessinées des journaux, et les notes qu'on prend sur un bout de papier. Et il arrive qu'on enregistre des émissions de télévision mais là encore, on aura plus de facilité à effacer une vielle bande vidéo qu'à jeter un vieux livre.

(7) Grâce à l'ordinateur, vous pouvez communiquer de façon visuelle et tactile avec une pseudo Madonna. Comme la Madonna réelle est déjà une simulation produite par les médias, on aurait là une hypersimulation.

(8) En réponse à un lecteur outré qui demandait si la casquette portée à l'envers a vraiment pour effet de couper la circulation du sang au cerveau, je dois admettre que mon propos était (légèrement) ironique.

(9) Il reste possible de préparer son courrier électronique de manière traditionnelle, c'est-à-dire hors-ligne, mais ce n'est pas la manière de faire habituelle.

(10) On trouve la meilleure expression de cette théorie chez John R. Searle, Speech Acts, Cambridge : Cambridge University Press, 1969.

(11) Je remercie Duncan MacIntosh pour ses suggestions concernant une première version de cet articles.


Libertel Montréal / www@libertel.montreal.qc.ca
Dernière modification : 27 avril 1996

Texte deHorizons philosophiques, vol 6, no2