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L'espoir d'une fin de la transcendance.

Le projet social défendu dans "L'intelligence collective" se veut dissipateur de l'illusion d'une fondation purement immanente de la société. Le social pourrait ainsi se définir sans référence à une instance qui le surplombe. (Nous verrons dans le prochain article, que, de la même manière, la fonction du langage comme opérateur d'institution du social est relativisée, au profit de formes "plus directes" d'expression de la pensée, et que sa vocation transcendante est, du même coup, négligée.) P. Lévy n'a pas de mots assez durs pour condamner cette naïveté coupable et trompeuse que serait la transcendance. Après avoir expliqué que dans les "groupes organiques", les "principes organisateurs ne sont pas fixés, réifiés ni déposés hors du groupe" (11), l'auteur rapporte la naissance de la transcendance à la spécialisation et à la concentration de fonctions de gestion et de traitement de l'information dans les mains de "leaders, chefs, rois et représentants divers" qui "unifient et polarisent l'espace du collectif"(12) dans des sociétés trop nombreuses pour être transparentes.
Aujourd'hui, de nouvelles technologies intellectuelles auraient la capacité de rendre obsolète ce régime de fonctionnement social(13). Pour illustrer cette idée, P. Lévy réquisitionne la logique de l'auto-organisation en prenant comme exemple le cerveau qui "pense en l'absence de centre pour le diriger"(14).
L'idée que le social se construit de proche en proche -ce qui ne veut pas dire localement, bien sûr, le proche peut être lointain pourvu qu'un réseau mène de l'un à l'autre- possède une valeur heuristique incontestable. Elle inspire notamment le renouvellement épistémologique dont nous avons déjà fait état à propos des technologies intellectuelles. L'ethnométhodologie apporte sa contribution à la tentative de démonstration de l'inutilité de l'hypothèse de l'existence d'une instance surplombante fondant le lien social (ou la logique de la découverte scientifique, de l'invention technique) -quel que soit le nom qu'on lui donne et la fonction qu'on lui assigne : transcendance, idéologie, culture, tradition.
La volonté de se libérer du passé fonde la critique de la transcendance15. Sur cette dichotomie simplificatrice passé/présent se moule l'opposition oppression/démocratie, où la démocratie signifierait la libération de la domination du passé, l'épuisement de la transcendance.
A cette tentative de faire table rase, -qui rappelle l'appel à un "au-delà du langage"-on opposera, ici, l'idée que le social se construit à la fois par le haut et le bas. L'apport de l'ethnométhodologie est incontestable, tout comme l'est la critique des catégories a priori de l'expérience (le temps et l'espace kantien) vues comme immuables, intemporelles. Mais comment négliger le fait que l'univers social est toujours déjà collectivement institué ?
On plaidera ici plutôt en faveur d'une transcendance relativiste : on peut à la fois soutenir que nous sommes toujours dans l'espace et le temps, mais que notre temporalité est toujours déjà construite (par les technologies en général et les télétechnologies en particulier). Notre espace social est le fruit d'un double travail. Transcendant : réaménagement, en particulier par l'exercice langagier, du legs de la tradition qui nous surplombe. Immanent : invention/agencements moléculaires permanentes de nouvelles configurations sociales obéissant au principe de la diffusion par réseaux (proches et lointains). Dénoncer les intermédiaires comme des profiteurs de la spécialisation, souhaiter l'extinction de leur fonction au profit de relations directes, c'est considérer la médiation comme un travail technique, malfaisant qui plus est , et non pas comme une activité créant des relations sociales. Peut-on se passer des passeurs ? Rien n'est moins sûr.
Toute forme de transcendance étant dénoncée, la notion de conflit n'a plus droit de cité dans cette fondation toujours immanente des sociétés du savoir réparti, cette vision des "cités calmes".
De ces évocations de "chorégraphie des corps angéliques"(16), émane un parfum de glissements harmonieux, diaphanes, délestés de la pesanteur des corps réels et de leurs tourments. Le renversement humaniste souhaité -l'inspiration qui irradie ne vient plus des cieux mais ce sont les agents collectifs qui l'engendrent- conserve la forme de la révélation sacrée : une harmonie sans faille -non pas pré-établie comme dans les religions révélées, mais toujours nécessairement reconstituée-, une communauté en sympathie, une disponibilité de principe, un accès transparent (17). Mais les prêches moraux n'ont jamais évité les haines et les massacres. Les constructions angéliques intelligentes sont plus inoffensives. En y regardant de plus près, elles ne le sont pas totalement. Elles fournissent un soutien, à statut théorique, aux projets de maillages à haute densité en cours, et contribuent à décharger ces projets de leur efficacité culturelle : puisque tout est dans la circulation, la formation d'entités en dialogue, de communautés virtuelles, de société écraniques, pourquoi se soucier des contenus, des formes de relations, des dispositions ? Désavouée, déconsidérée d'emblée, une sociologie -non pas des usages, qui on en conviendra n'offre que peu d'intérêt en la matière- mais des postures et des intentions.
Après ces multiples descriptions des mutations, différenciations, réagencements à l'oeuvre dans les collectifs, on a envie d'interroger : et si les émergences sont contradictoires, si deux projets seulement issus des communautés virtuelles sont en opposition de phase ? Que se passe-t-il ? Comment se règle le conflit, dès lors qu'il porterait sur un projet engageant la vie concrète d'une communauté ? Le présupposé implicite considère le social comme formé de collectifs quasi-indépendants, en recombinaison permanente, certes, mais glissants toujours sans heurts les uns sur les autres.
"Comme les messages du cyberspace interagissent et s'appellent d'un bout à l'autre d'un plan lisse déterritorialisé, les membres des collectifs moléculaires communiquent transversalement, réciproquement, hors catégories, sans passer par la voie hiérarchique, pliant et repliant, cousant et recousant, compliquant à loisir le grand tissu métamorphique des cités calmes"(18). Un "calme", une pacification qui véhicule une forte odeur de refoulement des conflits, propice au déchaînement de tempêtes par rupture du couvercle/édredon.
On retrouve une même simplification dans la distinction pouvoir/puissance. La puissance est intégralement positive ("Les justes favorisent la puissance.") (19). Elle est "bonne" parce qu'elle "grandit les êtres humains". Lui est associé : "fierté, reconnaissance, communication, intelligence collective".
Le pouvoir, en revanche, "...serait plutôt mauvais, car il se mesure à sa capacité de limiter la puissance, à son potentiel de destruction"(20). Lui est accolé : "l'humiliation, la dépréciation, la séparation, l'isolement."
Le postulat d'une parfaite séparation pouvoir/puissance, d'une étanchéité à toute épreuve résout d'emblée le problème avant même qu'il ne puisse se déployer. Et si pouvoir et puissance ne pouvaient pas être si facilement distingués, si les "bonnes" qualités en contenaient de plus obscures, si précisément le lien social, la coopération n'existaient que parce que la contradiction, la division, le clivage gisent au plus profond des agents singuliers et collectifs ? (P. Lévy admet la non-unicité des agents, mais uniquement sous les auspices de la multiplicité, de la "différenciation", de la croissance polymorphe, de la "métamorphose". L' "Espace du savoir" y est paré de toutes les qualités, constituant pour les collectifs "un mode nouveau d'identification, ouvert, vivant et positif (souligné par nous)"(21).
Cette vision est celle d'une société "positive" ouvrant "des espaces lisses à la circulation des nouveaux nomades."(22), sans aspérités, où l'idéal politique susciterait "la régulation en temps réel, l'apprentissage coopératif continu, la valorisation optimale des qualités humaines et l'exaltation des singularités."(23)
Une société en paix avec elle-même, constamment et consciemment créative : on ne met pas en doute la sincérité de l'auteur, tout au plus la naïveté de sa démarche. Qu'il souhaite ardemment un monde sans domination cristallisée, où les rapports de forces, de pouvoirs ne seraient plus le principal paramètre orientant la solution des conflits, définissant la dynamique sociale ; qu'il désire un monde plus "angélique" , on ne lui disputera pas ce vŠu. Tout le problème réside, non pas tellement dans le projet, mais dans le trajet. Fameuse question de la transition : on est en droit d'attendre quelques indications sur le passage d'une société conflictuelle, hétéronome à une société "pacifiée". Mais l'évitement de la notion de conflits interdit évidemment une telle esquisse. N'importe quel échange communautaire peut alimenter les places fortes marchandes. Seule la croyance dans le cheminement inéluctable de la dynamique du Savoir permet d'éviter de s'interroger sur une éventuelle stratégie de renversement. La vision défendue prend le risque de basculer d'une courageuse utopie à un credo moraliste ordinaire. Encore que ce projet appelle commentaires. Quitte à jouer les mécanos du lien social, inquiétons-nous des étranges agencements qui pourraient naître d'une autonomie pure, sans référence stable, au moins temporaire. Une telle perspective risque de verser dans l'indifférence des collectifs les uns vis-à-vis des autres, chacun poursuivant la quête d'une autodéfinition sans rapports de mesure, d'évaluation.