Depuis les premières formes de transport à distance des signes de la présence (missive, télégraphe, téléphone, télévision...) la logique des télécommunications est assez claire. Elle vise à se rapprocher des conditions du contact "hic et nunc". Mais croire que cette tendance peut parvenir à son terme relève d'un postulat positiviste. Un certain type de savoir ou de savoir-faire, épuré, formalisé, décontextualisé circule convenablement dans les réseaux, et ceci est déjà source de grandes mutations (tel que l'usage à distance de systèmes experts). D'autres exigent le déroulement temporel, affectif, d'une expérience vécue. Et ceux-là résistent mal à l'explicitation préalable. Une codification aussi dynamique, iconique soit-elle, s'épuise à les symboliser.
Derrière le rêve d'une traduction transparente des pensées et des relations -dont on traitera dans le prochain article- se manifeste le fantasme actif des apôtres du "cyberspace" : transférer l'interaction sociale dans les réseaux "immatériels", en restituant toutes leurs composantes opérationnelles, pragmatiques et affectives. Concevoir que la tendance télétechnique recherche ces conditions "charnelles" de l'échange social est une chose, penser ce mouvement totalement accompli en est une autre.
Ce qui fait problème dans la "cybermania", c'est l'illusion de la substitution de la présence physique par la télé-présence. Comme si on extrapolait la logique des télécommunications jusqu'à leur faire jouer un rôle qu'elles ne peuvent tenir : celui de concrétiser, à l'identique, la rencontre des corps. Voix, visage, silhouette, présence virtuelle, retour d'effort, l'Espace du savoir que dessine P. Lévy est un espace des réseaux, de présence à distance, un milieu d'interfaces techniques.
Que de tels outils augmentent la puissance de transcription, la lisibilité des relations, nul n'en disconviendra.(8) Mais qu'une telle entreprise puisse, ne serait-ce que s'approcher de la description réaliste des situations cognitives, relationnelles, affectives, il y a tout lieu d'en douter. A supposer qu'un tel projet soit réalisable, il sous-emploierait l'efficacité des outils informatisés qui révèlent leur puissance en traitant les informations, en les transformant, en exprimant des rapports cachés plutôt qu'en essayant de les mimer.
A poursuivre un projet de vie sociale parallèle s'exprimant dans les réseaux, on rate le génie propre à ces configurations : jouer alternativement et simultanément sur les deux plans, celui des relations ordinaires basées sur la présence physique et celui de la présence virtuelle.
Il y a deux manières -complémentaires- d'être déplacé. La première opère par modélisation/simulation et, éventuellement, transport de ces modèles à distance avec pour horizon la reproduction de l'existant. C'est ce qu'on pourrait nommer le transport kinesthésique : déplacement de la voix par le téléphone, de l'image par le visiophone, du toucher par certaines applications de réalité virtuelle. La deuxième s'écarte de cette tentation mimétique. Elle exploite la simulation dans une autre perspective : augmenter ou transformer l'expérience, créer de nouveaux êtres hybridants acteurs humains, animaux, systèmes techniques (se déplacer comme une abeille dans un environnement de réalité virtuelle, par exemple). Le projet de télébureautique virtuelle DIVE (9) concrétise, pour partie, cette direction. Les acteurs humains interagissent sous forme de figurines. Chaque membre du collectif de travail y est représenté comme individu "augmenté", prolongé" par des caractéristiques relationnelles. S'il fixe un acteur, son image s'agrandit, le son de sa voix augmente. A-t-il l'habitude de consulter son agenda ? Celui-ci clignote lorsqu'il rejoint son univers de travail quotidien. L'espace de travail devient un quasi-sujet, il enregistre, il concrétise des relations, aussi bien avec les objets qu'avec des partenaires (10). Mixte de représentations analogiques partielles (la figurine) et de traits abstraits (la symbolisation graphique des relations d'intérêt, d'attention), l'environnement DIVE transfigure la communauté de travail.
D'une manière générale, avec les technologies INFOCOM on attend à la fois trop et trop peu. Trop : façonner un outre monde "cyber", indépendant du nôtre, voire contradictoire. Trop peu : on néglige l'effet retour, comme si on pouvait ajouter un épiderme en laissant le derme intact. En identifiant le "cyberspace" à un outre monde, on sous-estime les effets de la commutation de notre monde avec le monde de la présence augmentée (c'est-à-dire transportée à distance, transformée, intensifiée, mais distincte de la proximité corporelle).