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La lecture de l'histoire selon P. Lévy repose sur une proposition centrale : trois espaces anthropologiques se seraient succédés : la Terre, le Territoire, l'Espace des marchandises et nous serions entré finalement dans le quatrième : l'Espace du Savoir.(3)
"En effet, c'est désormais (souligné par nous) des capacités d'apprentissage rapide et d'imagination collective des êtres humains qui les peuplent que dépendent aussi bien les réseaux économiques que les puissances territoriales."(4)
Selon un processus déjà vérifié pour les deux mutations antérieures (Terre/Territoire, Territoire/Marchandise), l'Espace du Savoir se subordonnerait les trois autres, sans les annihiler. Il co-existerait avec eux en les ajustant à sa domination.
Cette affirmation est incontestable, au sens où les professions de foi ne se contestent pas. Il est toujours possible d'entreprendre une lecture de l'organisation sociale reposant sur une cause première, de déduire les rapports de pouvoir de la distribution et de l'organisation des réseaux de savoir. Mais l'inverse est tout aussi tentant.
Savoir égal pouvoir ou richesse, sont des équations d'une grande naïveté. Le problème n'est pas de se demander si le savoir a une fonction de distribution de pouvoir -c'est évident- mais d'examiner les conséquences d'un discours unilatéral qui postule une cause efficiente principale, ici le Savoir, mais ce pourrait être aussi l'Intelligence, la Force militaire ou l'Harmonie.
Sur cette conception des rapports savoir/organisation sociale, trois questions (au moins) se posent :
- comment séparer les connaissances, savoir-faire, compétences de leurs inscriptions matérielles et sociales : systèmes techniques et institutions, pour résumer ? Comment un adepte du concept matérialiste de "technologie intellectuelle", peut-il imaginer une "source" de richesse localisée principalement dans des acteurs individuels ou, à plus forte raison, collectivement associés (car qui dit association collective suppose des instruments très concrets d'association : écrits, réunions, conciliabules, institutions, réseaux formels et informels, matériels et spirituels) ?
- comment séparer information et matière, savoir et marchandise ? P. Lévy souligne pourtant que "la société de l'information est un leurre", parce que l'information a déjà pénétré l'univers de la production industrielle marchande.
- Comment donc concevoir un échange social délivré des pesanteurs de l'objet matériel, de la circulation marchande.
L'objet virtuel, quant à lui, n'est pas dénué de pesanteur, même si son "poids" se manifeste surtout dans les procédures d'appropriation. La marchandise concrétise un rapport social. Dans cette perspective, le travail abstrait, immédiatement et nécessairement collectif (inventeur, ingénieurs, ouvriers, investisseurs, commerçants, etc.) suppose la circulation accélérée et élargie d'échange informationnel. De la même manière qu'un outil concrétise un programme "immatériel", mais qui lui est indissolublement lié, une marchandise concrétise de l'information (définition de l'information : qui donne forme).
On peut élargir l'abstraction de la valeur marchande à d'autres horizons que le fameux "temps social moyen de travail", (c'est-à-dire le travail abstrait de la théorie marxiste), y adjoindre ou y mêler la valeur signe, la valeur culturelle, voire comme P. Lévy, la valeur savoir (ce que l'échange convoie et transmet comme savoir). Mais comment fonder une telle circulation sur l'oubli de la marchandise classique, produit "pesant", nécessitant camions, navires et wagons pour son transport ? Pourquoi détacher de cette circulation "concrète", la circulation informationnelle pure pour y loger des qualités de fluidité parfaite, d'échanges démocratiques, de développement "personnel" et collectif ?
- Le savoir existe dans les trois autres "espaces" antérieurs. Il y est chevillé à des forces matérielles et sociales (la nature, la communauté, le capital). Dans le quatrième, il serait à lui-même sa propre base : "L'intelligence collective : source et but des autres richesses, ouverte et inachevée, output paradoxal puisque intérieur, qualitatif et subjectif"(5). Postulat d'une entité "pensée collective", ne dépendant que de ses réseaux d'élaboration et de circulation, pourtant déjà très matériels, assis sur sa propre immanence, lesté de sa radicale mobilité et de l'impossibilité d'une appropriation privée. D'où la seule matière-savoir : le vide (6). On pourrait postuler une quantité d'autres espaces "anthropologiques" tout aussi légitimes : la bonté, la fraternité, la communication, la compréhension, le partage, la solidarité, l'équilibre et bâtir une anthropologie sur chacune de ces qualités (pour certaines, c'est chose déjà faite).
S'agissant plus précisément des technologies d'information et de communication, il y a deux thèses principales qui gouvernent la question de leur puissance sociale :
- Thèse 1 :
- l'expansion des automatismes "soft" dessine une société de l'intellectualité, du savoir, de l'immatériel (7), des flux et réseaux : cette tendance est dominante et remodèle l'organisation sociale malgré le poids des conservatismes de tous ordres. Exemple : Internet tisse une forme de communauté échappant au contrôle social marchand traditionnel (encore que cette dernière logique est en train de réinvestir le réseau : publicité, vente de pizzas et pornographie). Cette première thèse sous-tend "L'Intelligence collective".
- Thèse 2 :
- c'est l'ordre social, la répartition des pouvoirs, le cadre politico-économique, ce qu'on appelle dans le vocabulaire marxiste les "rapports de productions", qui dominent et s'assujettissent, tout en subissant leur pression, les modes de conservation, de transmission et de croissance des savoirs : l'avoir prime sur le savoir. Exemples : les réseaux informatiques aident à la délocalisation internationale, ou encore la micro-informatique permet le flux tendu et réorganise les collectifs de travail autour de la soumission à la culture d'entreprise.
Afin de prolonger l'analyse, esquissons une perspective tierce : les deux plaques (technologies et pouvoirs) glissent l'une sur l'autre. Parfois, il y a embrayage, et on revient à l'un des deux cas de figure précédents. Mais il peut aussi y avoir superposition sans embrayage : les logiques deviennent hétérogènes. On pourrait aussi affirmer que, dans ces derniers agencements, technologies et pouvoirs renforcent et altèrent simultanément les rapports sociaux marchands. Exemple : les messageries télématiques remplissent les poches d'investisseurs mais concrétisent des désirs de relations "spectrales".
Wed Nov 29 13:46:18 MET 1995