Atom test
Comme tous les soirs, je consulte mon courrier électronique. J'ouvre un
message qui vient des organisateurs d'un important colloque international
sur les arts du virtuel auquel je dois participer. On me dit, en anglais,
qu'une "mailing list" sera constituée pour permettre d'engager la
discussion avant la rencontre physique. Pour en faire partie, il suffit
d'envoyer le message "I subscribe" à une certaine adresse électronique.
Intéressé, je me conforme à la procédure indiquée. Le lendemain soir, en
plus du courrier en provenance de mes correspondants habituels, je découvre
les premiers messages de la mailing list sur les arts numériques.
Un professeur d'une école d'art de Minneapolis explique l'incompréhension
dont font preuve ses collègues face à ses enseignements sur le
"multimédia".
Une artiste hollandaise parle des installations de capture du son de la mer
qu'elle monte devant les côtes... et des énormes coquillages artificiels
qui répercutent ce son en des endroits choisis à l'intérieur des terres.
Le surlendemain, ma boîte aux lettres contient déjà des réponses aux
précédents messages. Certains renchérissent sur les premiers, d'autres les
contredisent. Beaucoup d'artistes regrettent de ne pas avoir été invités à
exposer leurs oeuvres au colloque, quoiqu'ils aient présenté un projet. Ils
profitent de la mailing list pour indiquer à la communauté l'adresse Web où
l'on peut obtenir une description ou un exemple de leur travail. Un des
responsables du colloque répond le jour suivant qu'il regrette mais que le
budget était limité, que 80 artistes du monde entier pourront montrer leurs
installations et que c'est déjà beaucoup !
Il est de coutume chez les cybernautes de reprendre dans leurs propres
messages le message auquel ils répondent, de telle sorte qu'un courrier
ressemble souvent à une sorte de commentaire du pli précédent. On peut
ainsi avoir plusieurs (parfois quatre ou cinq) "couches" de texte à
l'intérieur d'un message, chaque "pli" devenant en quelque sorte
"l'enveloppe" du précédent. Les logiciels de courrier électronique
favorisent cette pratique en reproduisant (avec une marque spéciale au
début de chaque ligne), automatiquement dans la réplique le message auquel
on répond. Certains abonnés de la mailing list protestent contre les excès
de cette pratique qui gonfle artificiellement les messages, comme des
boules de neige dévalant une pente, ce qui encombre leur boîte aux lettres.
La routine de la conférence est interrompue par le courrier d'un musicien
australien, un certain Wesson (je ne reproduis pas ici son véritable nom),
qui proteste violemment contre les essais atomiques français dans le
Pacifique. Ce message déclenche de nombreuses réponses dans les jours qui
suivent. Certaines personnes sympathisent avec la cause de Wesson. D'autres
lui rappellent que ce n'est pas le propos associé à cette mailing list et
qu'il y a assez de forums sur le Net où il pourra parler de ce thème avec
les gens intéressées. D'autres répondent à ceux-là que des artistes ne
peuvent exclure a priori un sujet de discussion : les artistes ont toujours
été engagés dans les affaires de la cité, qui s'étend maintenant aux
dimensions de la planète. La discussion s'envenime. Des participants
menacent de se désinscrire de la conférence si le flot de messages au sujet
des essais atomiques ne décroît pas. Wesson, de plus en plus excité, commet
un message dans lequel il avoue avoir commencé à apprendre le français,
mais regrette maintenant de s'être intéressé à cette langue.
Wesson se livre alors à une sorte de confession publique. Il regrette son
message sur la langue française et demande à chacun de l'excuser. Quand il
avait rédigé ce malheureux courrier il était tout seul devant son écran. Il
avait presque pensé à voix haute, sans réaliser qu'il y avait des gens de
l'autre côté du Réseau. Des individus vivants, animés de sentiments, qui
pouvaient être blessés par des mots, tout comme lui. Et parmi ces
individus, justement quelques-uns de ceux que la télévision et les journaux
qu'il lisait tous les jours ne désignaient qu'en gros, en masse et en
général à la vindicte des australiens. Il avait été chauffé à blanc par le
matraquage anti-français des médias qui l'environnaient. Mais le Réseau lui
avait donné une conscience planétaire bien plus concrète que celle qu'il
pensait avoir. Celle du contact direct avec des personnes qui expriment
leurs émotions et leurs pensées. En plus de ce message à la cantonade, j'ai
la surprise de trouver dans ma boîte aux lettres électronique un message
privé de Wesson, que ne peuvent donc pas lire les autres membres de la
mailing list. Il me déclare qu'il a été touché par la sincérité et la
clarté de ma réponse et qu'il veut me connaître. Nous échangeons alors
quelques messages personnels qui se terminent sur une promesse réciproque
de se rencontrer lors du colloque.
Il s'agit d'une histoire vécue.
Un étudiant de Detroit craint que l'industrie du multimédia ne standardise
pour des raisons commerciales les interfaces visuelles, sonores ou tactiles
que les artistes voudraient au contraire laisser ouverts pour explorer
librement des possibilités alternatives.
Au fil des jours, quelques thèmes semblent se stabiliser : questions
institutionnelles et pédagogiques, problèmes esthétiques, renseignements
sur les logiciels, etc. La plupart des messages sont étiquetés comme des
réponses à un message précédent, qui est souvent lui-même une réponse, et
ainsi de suite. On peut ainsi reconstituer des lignes de conversations
relativement indépendantes. Avec le temps, certaines échanges sur le même
sujet comptent vingt, trente ou plus encore de "lettres". D'autres
messages ne donnent lieu qu'à cinq ou six réponses et la conversation
s'épuise d'elle-même.
Les missives viennent de tous les coins du monde, avec une nette
prédominance de l'Amérique du Nord et de l'Europe. Comme souvent dans les
conférences électroniques, même si 250 personnes sont abonnées (et donc
reçoivent les messages) seule une trentaine de personnes participe
activement à la conversation en alimentant régulièrement la conférence. Peu
à peu, les récipiendaires de la mailing list découvrent le style de ces
animateurs naturels, qui reflète probablement leur caractère. Les uns
affichent une manière spontanée, émotive, et rédigent dans un anglais
négligé, presque phonétique. D'autres répondent point par point, de manière
presque maniaque, aux énoncés de leurs correspondants ou composent dans une
langue classique de véritables petits traités en plusieurs chapitres et
sous-chapitres. Quand il arrive que le ton monte, des modérateurs (que
j'imagine "plus âgés") se révèlent et tentent de calmer le jeu.
Parfois, alors que la rumeur d'un Paris pollué vient battre les vitres de
mon appartement et que mes yeux fatigués peinent à lire les caractères sur
l'écran, un correspondant s'écarte du sujet de la conférence pour parler du
temps qu'il fait à Oslo, ou de la retraite sans ordinateur ni accès au
"Net" qu'il vient de prendre dans les montagnes du Colorado. Allongé sur
les pentes fleuries, il a goûté la fraîcheur du vent des cimes apportant
les effluves résineuse des sapins et s'est abîmé dans la pure profondeur
bleue du ciel.
Cette fois-ci,
plus personne n'est de son côté. Il doit affronter ce que les cybernautes
appellent une "flame", c'est-à-dire un tir nourri de messages venant de
tous les coins du monde. Des français, des Belges, des Suisses, des
Québécois répondent à Wesson dans la langue de Molière. Une allemande, un
anglais et un danois répondent également en français par solidarité avec
une langue minoritaire insultée. Des professeurs américains tentent de
ramener Wesson à la raison tout en lui reprochant d'avoir manqué à
l'éthique du Net. Comme beaucoup d'autres, alors que je m'étais contenté de
lire les messages, je sors de ma réserve pour m'adresser à Wesson (en
anglais). Je lui explique qu'il commet au moins deux confusions : celle
d'une langue et d'un peuple, celle d'un peuple et d'un gouvernement. Lui
qui se prétend pacifiste, il devrait se rendre compte que c'est ce genre de
confusion grossière et d'identification des êtres humains à des catégories
nationales, ethniques, linguistiques ou religieuses qui rend les guerres
possibles.
L'été passe.
Un matin de septembre, dans la salle de presse du symposium international,
un jeune homme barbu et souriant vient m'aborder.
- Mister Lévy ?
- Yes.
- I am Paul Wesson...
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Référence: http://www.cicv.fr/ACER/debats/atom.html