Le veau d'or
de Jeffrey Shaw


par Pierre Levy,
philosophe et professeur à l'Université Paris-8 à St Denis


Non loin de la basilique contenant les monuments funéraires des anciens rois de France, à Saint Denis, se tient tous les deux ans une manifestation consacrée aux arts du numérique : Artifices. En novembre 1996, le principal artiste invité était Jeffrey Shaw, pionnier des arts du virtuel et directeur d'un important institut destiné à la création pour les « nouveaux médias » en Allemagne. En entrant dans l'exposition, vous découvrez d'abord l'installation du "veau d'or". Au milieu de la première salle, un piédestal manifestement fait pour soutenir une statue ne supporte que le vide. La statue est absente. Un écran plat repose sur une table à côté du piédestal. Vous vous en saisissez pour vous rendre compte que cet écran à cristaux liquide se comporte comme une "fenêtre" sur la salle : en le dirigeant vers les murs ou le plafond, vous voyez une image numérique des murs ou du plafond. En l'orientant vers la porte d'entrée, vous faites apparaître un modèle numérique de la porte. Quand vous tournez l'écran vers le piédestal, vous découvrez avec surprise une superbe statue, brillante, magnifiquement sculptée, de veau d'or. Le veau d'or n'est visible qu'à travers l'écran. Il "n'existe" que virtuellement. En marchant autour du piédestal, tout en dirigeant l'écran vers le lieu vide qui le surmonte, vous pouvez admirer toutes les facettes du veau d'or. En vous rapprochant, vous le voyez plus gros ; en vous éloignant, plus petit. Si vous avancez suffisamment l'écran au-dessus du piédestal, vous pénétrez à l'intérieur du veau d'or pour éventer son secret : l'intérieur est vide. Il n'existe qu'en apparence, sur la seule face externe, sans envers, sans intériorité. Quel est le propos de cette installation ? Il est d'abord critique : le virtuel est le nouveau"veau d'or", la nouvelle idole de notre temps. Mais il est aussi classique. L'oeuvre donne à ressentir concrètement la nature de toute idole : une entité qui n'est pas vraiment là, une apparence sans consistance, sans intériorité. Ici, ce n'est pas tant l'absence de plénitude matérielle qui est visée que le néant de présence et d'intériorité vivante, subjective. L'idole n'a pas d'existence par elle-même mais seulement celle que lui prête ou que lui fabrique celui qui l'adore. La relation à l'idole est mise en acte par le dispositif même de l'installation, puisque le veau d'or n'apparaît que grâce à l'activité du visiteur. Sur un plan où les problèmes esthétiques rejoignent les interrogations spirituelles, l'installation de Jeffrey Shaw questionne la notion de représentation. En effet, le veau d'or renvoie évidemment au deuxième des dix commandements, qui interdit non seulement l'idolâtrie mais la fabrication d'images et de statues « ayant la forme de ce qui se trouve au ciel, sur terre ou dans l'eau ». Peut-on dire que Jeffrey Shaw a sculpté une statue ou dessiné une image ? Son veau d'or est-il une représentation ? Mais il n'y a rien sur le piédestal. La vie et l'intériorité sensible de ce qui vole dans les airs ou court sur le sol n'a pas été capté par une forme morte. Ce n'est pas un veau, exalté par une matière réputée précieuse, que l'installation met en scène mais le processus même de la représentation. Là où, en un sens ultime, ne flotte que le néant, l'activité mentale et sensori-motrice du visiteur fait apparaître une image qui, lorsqu'elle est suffisamment explorée, finit par révéler sa nullité.

La deuxième installation de Jeffrey Shaw lors d'Artifices 1996 se nomme "Places" en anglais ou "Lieux" en français. Au centre d'une grande salle de forme cylindrique se trouve une tourelle sur laquelle le visiteur peut faire pivoter une sorte de canon projetant sur le mur circulaire faisant office d'écran une image à 120 degrés. Après s'être familiarisé avec le maniement de l'appareil (tourner à gauche ou à droite, avancer ou reculer dans l'image), le visiteur commence à explorer l'univers qui lui est proposé. Il s'agit d'un complexe d'onze cylindres aplatis comparables dans leur forme à la salle où se trouve l'installation. Lorsque le visiteur est parvenu à pénétrer (virtuellement) dans un des cylindres, une commande spéciale lui permet de s'installer automatiquement au centre et d'effectuer un panoramique. En effectuant une rotation complète, le canon à image projette sur le mur de la salle le panorama "contenu" dans le cylindre. Vous découvrez par exemple un paysage industriel de grands réservoirs de gaz, d'essence et de pétrole ou bien, d ans un autre cylindre, une vue magnifique de sommets enneigés et de forêts alpestres. Il faut noter que le visiteur sur sa tourelle "tourne" avec le canon à images si bien qu'il fait toujours face à l'image projetée, mais que, derrière lui, 240 degrés de l'écran mural circulaire restent blancs. Le visiteur est donc mis en situation de "créer" et de "projeter" l'image explorée, celle-ci n'ayant aucune permanence indépendamment de ses actes sensori-moteurs d'actualisation. Si vous vous déplacez toujours tout droit dans ce monde virtuel, vous réalisez sa nature fondamentalement circulaire, car, même si les cylindres semblent disposés sur un plan infini, une fois dépassé l'onzième, vous retombez de nouveau sur le premier. La structure "courbe" de ce territoire virtuel comme le dispositif circulaire d'actualisation des panoramas illustre assez bien la caractéristique des "nouvelles images" de la cyberculture : ce sont des images sans bords, sans cadres, sans limites. Vous êtes immergés dans un univers visuel refermé sur lui-même qui vous enveloppe au fur et à mesure que vous le faites naître. Derrière vous, il n'y a rien. Mais il vous suffit de vous retourner pour faire surgir l'image et reconstituer un monde continu. Beaucoup de visiteurs autour de vous sont intéressés un moment par le dispositif, veulent tenir les commandes, explorent le monde virtuel en faisant pivoter la tourelle comme s'ils conduisaient un char d'assaut dans le désert. Puis, ils se lassent : "C'est amusant. Mais qu'est-ce qu'il a voulu dire ?". Ils laissent alors la place à d'autres visiteurs, ceux qui, patientant dans la salle, se trouvaient l'instant d'avant entre le canon à image et le mur, projetant ainsi leur ombre sur le paysage virtuel. Des arts du virtuel, on attend souvent une fascination de type spectaculaire, une compréhension immédiate, intuitive, sans culture. Comme si la nouveauté du support devait annuler la profondeur temporelle, l'épaisseur de sens, la patience de la contemplation et de l'interprétation. Mais la cyberculture n'est justement pas la civilisation du zapping. Avant de trouver ce que l'on cherche sur le World Wide Web, il faut apprendre à naviguer et se familiariser avec le sujet. Pour s'intégrer à une communauté virtuelle, il faut faire la connaissance de ses membres et qu'ils vous reconnaissent comme un des leurs. Les &brkbar;uvres et les documents interactifs ne vous donnent généralement aucune information ni aucune émotion, immédiatement. Si vous ne leur posez pas de questions, si vous ne prenez pas le temps de les explorer ou de les comprendre, ils resteront scellés. Il en est de même des arts du virtuel. Personne ne se scandalise qu'il faille connaître la vie des saints chrétiens pour saisir les fresques religieuses du moyen-âge, les spéculations ésotériques de la renaissance ou les proverbes flamands pour lire les toiles de Jérôme Bosh, ou savoir un minimum de mythologie pour percevoir le sujet des tableaux de Rubens. Vous pensez à cela en écoutant les remarques désabusées des autres visiteurs. Peu d'entre eux semblent avoir reconnu l'arbre séphirotique de la Kabbale dans le monde virtuel proposé par Jeffrey Shaw. En effet, la disposition des cylindres est identique à celle des séphiroths (dimensions du divin) dans les schémas de la tradition mystique juive. De plus, chaque panorama contenu dans les cylindres illustre la signification de chaque séphira. Par exemple, le paysage de montagne correspond à la séphira "kéther", qui évoque le contact avec l'infini et la transcendance, le panorama des grands réservoirs industriels exprime la séphira "malkhout", celle de l'immanence, des réserves d'énergies et des trésors de bienfaits que Dieu destine aux créatures. Avec cette oeuvre, Jeffrey Shaw a voulu proposer un monde virtuel qui ne soit pas la représentation ou la simulation d'un lieu tridimensionnel physique ou réaliste (même s'il est imaginaire). Le visiteur est invité à explorer un espace diagrammatique ou symbolique. Ici, le monde virtuel ne renvoie pas à une illusion de réalité, mais à un autre monde virtuel, non technique, éminemment réel quoiqu'il ne soit pourtant jamais "là" sur le mode d'une entité physique. Nulle trace de représentation dans l'oeuvre de Jeffrey Shaw. Les paysages photographiques symbolisent ici l'infigurable et les dispositions respectives les cylindres donnent à lire les rapports abstraits entre les attributs ou les énergies de l'Adam primordial. Seule trace de présence concrète dans le dispositif, les ombres des visiteurs qui trouent l'image virtuelle, traces intempestives du vivant dérangeant l'ordre symbolique et qui évoquent irrésistiblement cette sentence du Talmud : Dieu est l'ombre de l'homme.


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Référence: http://www.cicv.fr/ACER/debats/veau.html