Le veau d'or
de Jeffrey Shaw
La deuxième installation de Jeffrey Shaw lors d'Artifices 1996 se nomme
"Places" en anglais ou "Lieux" en français. Au centre d'une
grande salle de forme cylindrique se trouve une tourelle sur laquelle le visiteur peut
faire pivoter une sorte de canon projetant sur le mur circulaire faisant office
d'écran une image à 120 degrés. Après s'être
familiarisé avec le maniement de l'appareil (tourner à gauche ou à
droite, avancer ou reculer dans l'image), le visiteur commence à explorer
l'univers qui lui est proposé. Il s'agit d'un complexe d'onze cylindres aplatis
comparables dans leur forme à la salle où se trouve l'installation.
Lorsque le visiteur est parvenu à pénétrer (virtuellement) dans un
des cylindres, une commande spéciale lui permet de s'installer automatiquement au
centre et d'effectuer un panoramique. En effectuant une rotation complète, le
canon à image projette sur le mur de la salle le panorama
"contenu" dans le cylindre. Vous découvrez par exemple un paysage
industriel de grands réservoirs de gaz, d'essence et de pétrole ou bien, d
ans un autre cylindre, une vue magnifique de sommets enneigés et de forêts
alpestres. Il faut noter que le visiteur sur sa tourelle "tourne" avec le
canon à images si bien qu'il fait toujours face à l'image projetée,
mais que, derrière lui, 240 degrés de l'écran mural circulaire
restent blancs. Le visiteur est donc mis en situation de "créer" et de
"projeter" l'image explorée, celle-ci n'ayant aucune permanence
indépendamment de ses actes sensori-moteurs d'actualisation. Si vous vous
déplacez toujours tout droit dans ce monde virtuel, vous réalisez sa
nature fondamentalement circulaire, car, même si les cylindres semblent
disposés sur un plan infini, une fois dépassé l'onzième,
vous retombez de nouveau sur le premier. La structure "courbe" de ce
territoire virtuel comme le dispositif circulaire d'actualisation des panoramas
illustre assez bien la caractéristique des "nouvelles
images" de la cyberculture : ce sont des images sans bords, sans cadres, sans
limites. Vous êtes immergés dans un univers visuel refermé sur
lui-même qui vous enveloppe au fur et à mesure que vous le faites
naître. Derrière vous, il n'y a rien. Mais il vous suffit de vous
retourner pour faire surgir l'image et reconstituer un monde continu.
Beaucoup de visiteurs autour de vous sont intéressés un moment par le
dispositif, veulent tenir les commandes, explorent le monde virtuel en faisant pivoter
la tourelle comme s'ils conduisaient un char d'assaut dans le désert. Puis, ils
se lassent : "C'est amusant. Mais qu'est-ce qu'il a voulu dire ?". Ils laissent
alors la place à d'autres visiteurs, ceux qui, patientant dans la salle, se
trouvaient l'instant d'avant entre le canon à image et le mur, projetant ainsi
leur ombre sur le paysage virtuel.
Des arts du virtuel, on attend souvent une fascination de type spectaculaire, une
compréhension immédiate, intuitive, sans culture.
Comme si la nouveauté du support devait annuler la profondeur temporelle,
l'épaisseur de sens, la patience de la contemplation et de
l'interprétation. Mais la cyberculture n'est justement pas la civilisation du
zapping. Avant de trouver ce que l'on cherche sur le World Wide Web, il faut apprendre
à naviguer et se familiariser avec le sujet. Pour s'intégrer à une
communauté virtuelle, il faut faire la connaissance de ses membres et qu'ils vous
reconnaissent comme un des leurs. Les &brkbar;uvres et les documents interactifs ne vous
donnent généralement aucune information ni aucune émotion,
immédiatement. Si vous ne leur posez pas de questions, si vous ne prenez pas le
temps de les explorer ou de les comprendre, ils resteront scellés. Il en est de
même des arts du virtuel. Personne ne se scandalise qu'il faille connaître
la vie des saints chrétiens pour saisir les fresques religieuses du
moyen-âge, les spéculations ésotériques de la renaissance ou
les proverbes flamands pour lire les toiles de Jérôme Bosh, ou savoir un
minimum de mythologie pour percevoir le sujet des tableaux de Rubens.
Vous pensez à cela en écoutant les remarques désabusées des
autres visiteurs. Peu d'entre eux semblent avoir reconnu l'arbre séphirotique
de la Kabbale dans le monde virtuel proposé par Jeffrey Shaw. En effet,
la disposition des cylindres est identique à celle des séphiroths
(dimensions du divin) dans les schémas de la tradition mystique juive.
De plus, chaque panorama contenu dans les cylindres illustre la signification de
chaque séphira. Par exemple, le paysage de montagne correspond à la
séphira "kéther", qui évoque le contact avec l'infini et
la transcendance, le panorama des grands réservoirs industriels exprime la
séphira "malkhout", celle de l'immanence, des
réserves d'énergies et des trésors de bienfaits que Dieu destine
aux créatures. Avec cette oeuvre, Jeffrey Shaw a voulu proposer un monde virtuel
qui ne soit pas la représentation ou la simulation d'un lieu tridimensionnel
physique ou réaliste (même s'il est imaginaire). Le visiteur est
invité à explorer un espace diagrammatique ou symbolique. Ici, le monde
virtuel ne renvoie pas à une illusion de réalité, mais à
un autre monde virtuel, non technique, éminemment réel quoiqu'il ne soit
pourtant jamais "là" sur le mode d'une entité physique. Nulle
trace de représentation dans l'oeuvre de Jeffrey Shaw. Les paysages
photographiques symbolisent ici l'infigurable et les dispositions respectives les
cylindres donnent à lire les rapports abstraits entre les attributs ou les
énergies de l'Adam primordial. Seule trace de présence concrète
dans le dispositif, les ombres des visiteurs qui trouent l'image virtuelle, traces
intempestives du vivant dérangeant l'ordre symbolique et qui évoquent
irrésistiblement cette sentence du Talmud : Dieu est l'ombre de l'homme.
Non loin de la basilique contenant les monuments funéraires des anciens rois de
France, à Saint Denis, se tient tous les deux ans une manifestation
consacrée aux arts du numérique : Artifices.
En novembre 1996, le principal artiste invité était Jeffrey Shaw, pionnier
des arts du virtuel et directeur d'un important institut destiné à la
création pour les « nouveaux médias » en Allemagne.
En entrant dans l'exposition, vous découvrez d'abord l'installation du
"veau d'or". Au milieu de la première salle, un piédestal
manifestement fait pour soutenir une statue ne supporte que le vide. La statue est
absente. Un écran plat repose sur une table à côté du
piédestal. Vous vous en saisissez pour vous rendre compte que cet écran
à cristaux liquide se comporte comme une "fenêtre" sur la
salle : en le dirigeant vers les murs ou le plafond, vous voyez une image
numérique des murs ou du plafond. En l'orientant vers la porte d'entrée,
vous faites apparaître un modèle numérique de la porte. Quand vous
tournez l'écran vers le piédestal, vous découvrez avec surprise
une superbe statue, brillante, magnifiquement sculptée, de veau d'or. Le veau
d'or n'est visible qu'à travers l'écran. Il "n'existe" que
virtuellement. En marchant autour du piédestal, tout en dirigeant l'écran
vers le lieu vide qui le surmonte, vous pouvez admirer toutes les facettes du veau d'or.
En vous rapprochant, vous le voyez plus gros ; en vous éloignant, plus petit.
Si vous avancez suffisamment l'écran au-dessus du piédestal, vous
pénétrez à l'intérieur du veau d'or pour éventer
son secret : l'intérieur est vide. Il n'existe qu'en apparence, sur la seule
face externe, sans envers, sans intériorité.
Quel est le propos de cette installation ? Il est d'abord critique : le virtuel est le
nouveau"veau d'or", la nouvelle idole de notre temps. Mais il est aussi
classique. L'oeuvre donne à ressentir concrètement la nature de
toute idole : une entité qui n'est pas vraiment là, une apparence sans
consistance, sans intériorité. Ici, ce n'est pas tant l'absence de
plénitude matérielle qui est visée que le néant de
présence et d'intériorité vivante, subjective. L'idole n'a pas
d'existence par elle-même mais seulement celle que lui prête ou que lui
fabrique celui qui l'adore. La relation à l'idole est mise en acte par le
dispositif même de l'installation, puisque le veau d'or n'apparaît que
grâce à l'activité du visiteur.
Sur un plan où les problèmes esthétiques rejoignent les
interrogations spirituelles, l'installation de Jeffrey Shaw questionne la notion de
représentation. En effet, le veau d'or renvoie évidemment au
deuxième des dix commandements, qui interdit non seulement l'idolâtrie mais
la fabrication d'images et de statues « ayant la forme de ce qui se trouve au
ciel, sur terre ou dans l'eau ». Peut-on dire que Jeffrey Shaw a
sculpté une statue ou dessiné une image ? Son veau d'or est-il une
représentation ? Mais il n'y a rien sur le piédestal. La vie et
l'intériorité sensible de ce qui vole dans les airs ou court sur le sol
n'a pas été capté par une forme morte. Ce n'est pas un veau,
exalté par une matière réputée précieuse, que
l'installation met en scène mais le processus même de la
représentation. Là où, en un sens ultime, ne flotte que le
néant, l'activité mentale et sensori-motrice du visiteur fait
apparaître une image qui, lorsqu'elle est suffisamment explorée,
finit par révéler sa nullité.
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Référence: http://www.cicv.fr/ACER/debats/veau.html