L'appréciation et la portée du concept de technologie intellectuelle est une pierre de touche du renouvellement de l'épistémologie des sciences (11). Mais si le travail scientifique est réductible aux instruments, aux technologies, aux traitements matériels des inscriptions, depuis la feuille de papier jusqu'à l'ordinateur, comment rendre compte des accélérations fulgurantes opérées par des "découvertes" majeures : le vaccin se déduit-il automatiquement du microscope ? la géométrie de la feuille de papier ? la mécanique céleste de la superposition du graphique et de la géométrie ? C'est le grand mérite de cette école d'avoir souligné l'importance décisive des instruments concrets de la pensée et d'avoir souligné les dimensions socialement situées de l'activité scientifiques. Comment actualiser cet acquis concernant les nouvelles écritures, les spatialisations originales, les scénographies graphiques inédites, bref les nouvelles technologies intellectuelles ?
Comment établir, au-delà de leurs références langagières communes, les opérations communes de l'écriture qui note le langage, de la figuration qui scénographie le rapport à l'espace et au temps, des les systèmes experts qui contextualisent la transmission de connaissances ? L'efficacité propre de l'écriture comme des techniques de représentation traditionnelles (perspective, géométrie descriptive, etc.) réside dans l'augmentation "automatique" du savoir résultant de leur usage, de leur vocation à créer des espaces propice à faire des découvertes. C'est incontestablement le cas de l'informatique. Elle a considérablement accru la puissance des sciences de l'ingénieur.
Des méthodologies d'investigations nouvelles peuvent lui être directement rapportées : étude par modélisation mathématiques de phénomènes inaccessibles à l'expérience, vérification d'hypothèses, étude par variation généralisée des paramètres, simulation d'évolution de systèmes complexes, etc. Si la manière de faire de la science s'en est trouvée modifiée, il serait cependant hasardeux d'affirmer que l'usage d'ordinateur est directement à l'origine de découvertes scientifiques majeures. La théorie du chaos, par exemple, ne doit pas son existence à l'informatique, mais lui doit, sans aucun doute, son développement. Le séquençage du génome humain serait hors de portée en l'absence d'ordinateurs, mais suscitera-t-il un bouleversement des connaissances ?
L'ère de la modélisation numérique généralisée scelle un nouveau rapport au monde marqué par le sceau du possible, du virtuel, mais qui peut aussi bien être considérée comme la radicalisation de tendances pré-existantes.
Par ailleurs, les limites prédictives de la modélisation numérique sont incontestables (météorologie, démographie, économie, polémologie, par ex.)
Selon P. Lévy, la connaissance par simulation aurait déplacé la notion de preuve et de vérité scientifique. Il nous dit qu'avec la simulation on ne vise plus la formulation théorique "classique", intemporelle, exportable, mais qu'elle est locale et temporaire. Mais ce caractère relativiste n'est-il pas lié au fait qu'elle investit des domaines qu'il est impossible, par nature, de formaliser, qui ne sont pas réductibles par la théorie. Telles sont, d'une part, l'étude de nouveaux domaines scientifiques "catastrophiques" et de l'autre, l'évolution des affaires "humaines" (économie, démographie, etc.) ?
Emporté par la dynamique de l'analyse rétrospective de certaines technologies intellectuelles, le risque existe d'en faire une condition suffisante de l'émergence de nouveaux horizons. Qu'elles en soient une condition nécessaire n'est déjà pas négligeable. P. Lévy emprunte ce même chemin avec "L'idéographie dynamique". Il déduit d'un outillage scénographique intéressant, en gestation éventuelle, les qualités d'une technologie intellectuelle fondamentale, ouvrant la voix de la pensée dynamique, permettant de traiter les systèmes à hauts degrés d'interactions. Lorsqu'on qualifie aujourd'hui l'écriture, la géométrie, la perspective, l'imprimerie, de technologies intellectuelles centrales, on réfère à des usages séculaires, qui ont fait la preuve de leur puissance. Mais combien de projets antérieurs n'ont-ils pas vérifiés le brillant destin qui leur était promis ? Il ne suffit pas de décrire de futurs gains cognitifs pour les garantir. L'élection d'un système symbolique comme technologie intellectuelle majeure ne saurait être décidée, elle exige une large expérimentation et une certaine sédimentation temporelle.
Il y a comme un glissement de sens entre la recherche de nouvelles scénographies à augmentation cognitives et l'idée de traduction immédiate de la pensée. Ce serait plutôt l'inverse qu'on observerait. L'écriture alphabétique s'éloigne plus de la parole vivante que l'inscription idéographique, facilitant ainsi la notation d'idées abstraites. Les cartes ne décalquent pas le territoire, elles le simplifient, l'épurent. C'est peut-être dans cet écart entre le phénomène et sa symbolisation que gît le pouvoir amplificateur des technologies intellectuelles. On peut douter qu'elles puissent donner naissance à de nouveaux langages, comme l'espère P. Lévy lorsqu'il nous dit : "Le problème de l'intelligence collective est de découvrir ou d'inventer un au-delà de l'écriture, un au-delà du langage tel que le traitement de l'information soit partout distribué et partout coordonné, ..." (12). Ne revenons pas ici sur la revendication vélléitaire de création d'autres langages. Un espoir -angélique ? - de libération du langage, est suspect d'une pensée des limites et des contraintes, assez naïve. Comme si la limite n'est que ligotage, emprisonnement, alors qu'elle recèle d'une puissance créatrice inégalable. Les contraintes pesant sur les formulations mathématiques, l'épreuve de la généralisation, l'obligation de respecter des protocoles de légitimation scientifiques, par exemple, le démontre amplement.
La "facilité" d'expression immédiate, n'est pas une garantie de puissance de conceptualisation, de création, sauf à considérer qu'on pourrait/devrait se passer de la conceptualisation pour accéder directement à la création, ce qui n'est pas le propos de P. Lévy.(13)
La pensée est certes "déterminée" par les technologies intellectuelles qu'elle met à profit (inscription, géométrie, perspective, écriture, etc.). Mais cette "détermination" s'accomplit, notamment, grâce aux contraintes de cette expression. En ce sens, l'écriture ne traduit pas la pensée, elle la modèle plutôt, de par la pression qu'elle exerce sur son extériorisation.
On sait que la maîtrise de l'écriture est une condition de l'invention des mathématiques ou de la spéculation philosophique, par exemple. Ce lien entre média et résultat relève-t-il d'une progression logique, impérieuse, automatique ? Ou faut-il penser ce passage comme le fruit d'une opportunité bienvenue, l'écriture et la spatialisation graphique de l'information fonctionnant comme un milieu favorable rétro-agissant favorablement sur l'élaboration d'une forme de pensée réfléchie -c'est à dire qui se prend comme objet de questionnement, comme les mathématiques, la philosophie. Comme l'arbre, en croissant, fertilise le sol où plongent ses racines (14), les connaissances se construisent par adaptation réciproque des medias et des contenus.
L'espoir d'une traduction des phénomènes en signes dynamiques "cartographiant" immédiatement les phénomènes, l'appel à l'intuition mentalo-visuelle au détriment de la rationalisation réductrice, le souhait du respect de la pluralité, de la complexité sémiotique, de la multiplicité des interactions, est légitimement source de recherches prometteuses. Si les formes nouvelles de traitement de l'information se hissaient au rang de nouvelles écritures et approchaient l'effet amplificateur de l'inscription du langage, ce serait déjà un résultat considérable. Ne les lestons pas d'une mission impossible d'expression immédiate, hors langage, de la pensée.