CYBERESPACE ET DÉMOCRATIE
FACE à l'irruption des nouvelles technologies de la communic ation et de l'information, certains penseurs mettent en garde contre les dérives et les dangers que cela suppose pour la démocratie. D'autres, comme l'auteur de l'article ci-dessous, y voient, au contraire, l'occasion d'un nouvel élan pour la participation civique des citoyens. Sa thèse, en particulier, de « l'intelligence collective » est séduisante qui annonce, grâce aux performances du multimédia, une nouvelle étape du projet républicain garantissant « l'accès de tous au savoir ».
par PIERRE LEVY
L'intelligence collective est le projet d'une intelligence variée, partout distribuée, toujours valorisée et mise en synergie en temps réel. A quelle situation répond ce projet ? Au regard d'une économie globale de l'humain, le chômage, l'exclusion, l'enfermement des activités salariées dans de trop étroites limites, l'absence de participation des citoyens aux décisions qui les concernent, ainsi que les cloisonnements administratifs ou disciplinaires, représentent autant de gaspillages inacceptables. Alors qu'on ne laisse dormir aucune ressource économique ou financière, que les administrations et les entreprises resserrent impitoyablement leurs budgets et que, enfin, quelques grands principes écologistes font lentement leur chemin dans les esprits, poussant à refuser les dilapidations d'énergie et à recycler les matériaux, des sources précieuses de richesses demeurent gâchées sans compter : en particulier, des compétences humaines. Savez-vous combien de temps les agents de l'Agence nationale pour l'emploi (ANPE) consacrent à recueillir des informations sur les compétences des personnes qui viennent s'y inscrire pour la première fois ? Dix minutes. Encore faut-il retrancher le temps consacré aux formalités administratives ! Ce simple petit détail permettrait de juger une société. Ajoutons que la plupart des entreprises ne reconnaissent pas les compétences individuelles de leurs salariés, qui ne sont appréhendées (quand elles le sont) qu'à partir de profils de postes ou de métiers définis a priori. Les individus deviennent donc (faussement) interchangeables. Soulignons enfin cette banalité : si les diplômes étaient de bons marqueurs de la compétence, la majorité de l'humanité et la majorité des Français « ne sauraient rien ». Outre son caractère statique, un des plus grands effets pervers du système des diplômes est d'autoriser, à l'égard des non-diplômés (largement majoritaires en nombre), des jugements sociaux sans appel d'exclusion de l'espace du savoir. L'intelligence collective est fondée, en premier lieu, sur un principe fort : chacun sait quelque chose. Il s'agit là d'un approfondissement du projet républicain de garantir l'accès de tous au savoir. Car ne parler que de l'accès maintient l'exclusion de principe de ceux qui sont victimes de l'échec scolaire. Émancipateur au XIXe siècle, ce slogan entérine aujourd'hui le monopole de la validation officielle des connaissances. Il fait surtout le jeu des « marchands de savoir » qui se mettent sur les rangs du multimédia et des « autoroutes de l'information ». Ceux-là peuvent toujours prétendre qu'ils offrent un meilleur accès, plus facile, plus libre, plus ludique, et s'engouffrer ainsi dans les failles des services publics d'éducation. Avant de promettre l'accès, le projet de l'intelligence collective veut donc promouvoir dans les écoles, dans les quartiers, dans les entreprises, la reconnaissance des compétences et des savoirs déjà acquis. Au cercle vicieux de la disqualification, elle oppose une dynamique de l'expression, de l'écoute et de la requalification. Accès de tous au savoir de tous MAIS si chacun sait quelque chose, nul ne sait tout. L'activité inlassable du Mouvement des réseaux d'échange des savoirs, à laquelle ont participé des dizaines de milliers de personnes dans les quartiers, les écoles et les entreprises depuis plus de dix ans en France, illustre magnifiquement l'éthique et la pratique de l'apprentissage coopératif. Accès au savoir, oui, mais conçu comme accès de tous au savoir de tous : de l'échange des savoirs comme nouvelle forme du lien social. Chaque être humain est, pour les autres, une source de connaissances. « Tu as d'autant plus à m'apprendre que tu m'es étranger. » L'intelligence collective n'est donc pas la fusion des intelligences individuelles dans une sorte de magma communautaire mais, au contraire, la mise en valeur et la relance mutuelle des singularités. Actuellement, non seulement les structures sociales organisent souvent l'ignorance sur les capacités des individus, mais elles bloquent les synergies transversales entre projets, ressources et compétences, elles inhibent les coopérations. Pourtant, la multiplication des intelligences les unes par les autres est la clef du succès économique, à l'échelle aussi bien des régions que des entreprises. Ce serait également une des voies du renouveau de la démocratie. Une société « intelligente partout » sera toujours plus efficace et vigoureuse qu'une société intelligemment dirigée, et cela à l'échelle aussi bien d'une nation que d'une entreprise. Toutefois, si les individus sont tous intelligents à leur manière, les groupes déçoivent souvent. On sait que, dans une foule, les intelligences des personnes, loin de s'additionner, auraient plutôt tendance à se diviser. La bureaucratie assure une certaine coordination, mais au prix de l'étouffement des initiatives. Sans doute de bonnes règles d'organisation et d'écoute mutuelle suffisent-elles à la valorisation réciproque des intelligences dans les petits groupes. Mais, au-delà du millier, la planification hiérarchique et la gestion de l'humain par catégories massives a longtemps semblé inévitable. Or les techniques de communication contemporaines pourraient changer la donne. L'interconnexion des ordinateurs peut être un instrument au service de l'intelligence collective. En effet, le « cyberespace » en voie de constitution autorise une communication non médiatique à grande échelle. Comme on le sait, les médias classiques (relation un-tous) instaurent une séparation nette entre centres émetteurs et récepteurs passifs isolés les uns des autres. Le téléphone (relation un-un) autorise une communication réciproque, mais ne permet pas de vision globale de ce qui se passe sur l'ensemble du réseau ni la construction d'un contexte commun. On approche d'une infrastructure pour l'intelligence collective grâce à un troisième dispositif de communication, structuré par une relation tous-tous. Dans le « cyberespace », chacun est potentiellement émetteur et récepteur dans un espace qualitativement différencié, non figé, aménagé par les participants, explorable. Ici, on ne rencontre pas les gens principalement par leur nom, leur position géographique ou sociale, mais selon des centres d'intérêt, sur un paysage commun du sens ou du savoir. Il en est ainsi, par exemple, dans le réseau de réseaux Internet, ou dans certaines organisations grâce à des logiciels pour le travail et l'apprentissage coopératif. Le « cyberespace » manifeste des propriétés neuves, qui en font un instrument de coordination non hiérarchique, de mise en synergie rapide des intelligences, d'échange de connaissances et de navigation dans les savoirs (1). Son extension s'accompagne d'une rupture de civilisation rapide, profonde et irréversible. Mais le sens de cette rupture n'est ni garanti ni univoque. Pourquoi ne pas saisir ce moment rare ou s'annonce une culture nouvelle pour orienter délibérément l'évolution en cours ? A raisonner en termes d'impact, on se condamne à subir. La technique propose, mais le citoyen dispose. Cessons de diaboliser le virtuel (comme si c'était le contraire du réel !). Le choix n'est pas entre la nostalgie d'un réel daté et un virtuel menaçant ou excitant, mais entre différentes conceptions du virtuel. L'alternative est simple. Ou bien le « cyberespace » reproduira le médiatique, le spectaculaire, la consommation d'informations marchandes et l'exclusion à une échelle encore plus gigantesque. C'est, en gros, la pente naturelle des « autoroutes de l'information ». Ou bien nous nous mobilisons en faveur d'un projet de civilisation centré sur l'intelligence collective : recréation du lien social par les échanges de savoir, reconnaissance, écoute et valorisation des singularités, démocratie plus ouverte, plus directe, plus participative. Les Arbres de connaissances (2) sont une illustration pratique de ce projet. Il s'agit d'une méthode informatisée pour la gestion globale des compétences dans les établissements d'enseignement, les entreprises, les bassins d'emploi, les collectivités locales et les associations. Elle est expérimentée sur plusieurs terrains en Europe et particulièrement en France (grandes entreprises, PME, universités, organismes de logements sociaux, etc.). Grâce à cette approche, chaque membre d'une communauté peut faire reconnaître la diversité de ses compétences, même celles qui ne sont pas validées par les systèmes scolaire et universitaire classiques. Poussant à partir des autodescriptions des personnes, l'arbre des connaissances rend visible la multiplicité organisée des compétences disponibles dans une communauté. Lisible sur écran, cette carte dynamique des savoir-faire d'un groupe ne résulte pas d'une quelconque classification a priori des savoirs : elle est l'expression, évoluant en temps réel, des parcours d'apprentissage et d'expérience des membres de la collectivité. Des messageries électroniques adressées par la connaissance mettent en relation l'ensemble des offres et des demandes de savoir-faire au sein de la communauté, signalent les disponibilités de formations et d'échange pour chaque compétence élémentaire. Il s'agit donc d'un instrument au service du lien social par l'échange des savoirs et l'emploi des compétences. Toutes les transactions et interrogations enregistrées par le dispositif contribuent à déterminer en permanence la valeur (toujours contextuelle) des compétences élémentaires en fonction de différents critères économiques, pédagogiques et sociaux. Cette évaluation continue par l'usage est un mécanisme essentiel d'autorégulation. A l'échelon d'une localité, le système des arbres de compétences peut contribuer à lutter contre l'exclusion et le chômage en reconnaissant les savoir-faire de ceux qui n'ont aucun diplôme, en favorisant une meilleure adaptation de la formation à l'emploi, en stimulant un véritable « marché de la compétence ». Au niveau de réseaux d'écoles et d'universités, le système permet de mettre en oeuvre une pédagogie coopérative décloisonnée et personnalisée. Dans une organisation, les arbres de connaissances offrent des instruments de repérage et de mobilisation des savoir-faire, d'évaluation des formations, ainsi qu'une vision stratégique des évolutions et des besoins de compétences. Dans tous les cas, les individus gagnent une meilleure appréhension de leur situation dans l'espace du savoir des communautés auxquelles ils participent et peuvent élaborer en connaissance de cause leurs propres stratégies d'apprentissage. Tant il est vrai que l'intelligence collective, projet humaniste, ne peut être qu'au service ultime des citoyens.