Fasciné et pourtant ennuyé



Arthur Kroker est canadien. Professeur de théorie politique à l'Université Concordia de Montréal, théoricien des médias et de la culture contemporaine, artiste de performance, éditeur... C'est un pur et dur. Le travail de Kroker, apparu dans les années 80, est rapidement devenu aussi important que celui de l'autre grand théoricien des médias canadiens, Marshall McLuhan, et s'est depuis intégré dans un réseau de nouvelles idées, de nouveaux concepts et de nouvelles théories issues d'Amérique du Nord, qui construisent le mode de pensée du prochain millénaire. Bien qu'Arthur Kroker soit une personne extrêmement affable, son travail vise d'abord et avant tout à nous ébranler.

J'ai lu quelque part que vous aviez songé à devenir prêtre. Est-ce exact?

Oui, j'ai failli me joindre à un ordre de prêtres enseignants.

Etes-vous originaire de Montréal?

Non, je viens du nord de l'Ontario, l'une petite ville située à environ 1600kms de Toronto. Mon père travaillait là-bas comme machiniste dans une usine de papeterie.

Est-ce que vous étudiiez déjà la philosophie et la science politique à l'époque?

Eh bien, comme l'endroit où j'ai grandi était éloigné de toute université, j'ai en quelque sorte commencé à faire ma propre éducation et j'ai lu très jeune des ouvrages philosophiques. A l'université, j'ai d'abord étudié la sociologie, au premier et deuxième cycles; ensuite, pour mon doctorat, je me suis tourné vers la théorie politique.

Vous intéressiez-vous à la théorie critique, à l'école de Francfort?

Non, non, non, pas du tout. Je connaissais cela, mais j'ai fait mes études supérieures entre le Canada et les Etats-Unis. Je vivais aux Etats-Unis lors de la guerre du Vietnam et j'étais engagé dans un mouvement de résistance anti-guerre. Pour ma maîtrise, j'ai travaillé sur le sociologue américain Parsons, que je considérais comme un auteur remarquable. Pour moi c'était donc intéressant de vivre là-bas à cette période et de lire un auteur qui défendait fortement l'idée américaine. Avec lui j'ai appris que la logique cybernétique profonde constituait la structure logique de l'Amérique elle-même. Donc c'était une lecture plutôt instructive. Pour mon doctorat, j'ai construit une cosmologie d'expériences humaines; j'ai élaboré une théorie sur la présence de trois formes paradigmatiques d'expériences humaines: l'expérience commune, l'expérience organique et l'expérience cosmologique, chacune d'elles comportant un problème de fond que j'ai analyséé leurs ontologies, leurs axiologies...

Abordiez-vous ce sujet du point de vue de la philosophie européenne?

En partie, oui, je dirais que tout mon travail a été influencé par une connaissance approfondie des penseurs européens, mais mon domaine de formation réel est l'Amérique, penser le problème de la technologie comme celui de l'Amérique.

Quand avez-vous découvert le travail de Marshall McLuhan?

Pour moi, ça s'est produit assez jeune en fait, à l'époque où je travaillais dans une usine de papeterie. Je lisais "The Medium is the Message" lorsque je travaillais sur ce que l'on appelle des "cylindres d'écorçages", qui sont de gigantesques tubes d'une cinquantaine de mètres sur lesquels sont fixées des lames d'acier qui, littéralement, écorcent les arbres. Je suis donc assis là-haut, la température s'élève à 40C et je prends des comprimés de sel pour demeurer conscient tout en ayant l'impression d'être à deux doigts de tomber dans les pommes... J'avais un travail vraiment dangereux qui consistait à nettoyer les cylindres, mais en fait je vivais complètement dans le medium, et pendant mes pauses je lisais "The Medium is the Message" en me demandant ce que voulait bien dire McLuhan par ce titre. Ce n'est que quelques années plus tard, en connaissant un peu mieux la théorie que j'ai pu associer ce genre de texte avec mes expériences personnelles. Vivre en Amérique du Nord, c'est vivre immergé dans le travail de McLuhan.

Etes-vous à l'aise avec la réputation qui est la vôtre, celle d'éecirc;tre le premier vrai théoricien canadien des médias après McLuhan?

Il y a eu d'autres excellents penseurs canadiens de la technologie comme George Grant, un philosophe canadien, un philosophe tragique de la technologie. Je situerais donc mon travail dans cette ligne de pensée générale.

Comment passez-vous de ce travail à l'art, je pense à la contradiction que l'on trouve dans le travail des philosophes contemporains écrivant sur des disciplines esthétiques entre l'aspect radical de leurs concepts et de leurs idées et leurs choix (conservateurs) pour ce qui est de l'objet artistique (Adami et On Kawara pour Lyotard, Titus-Carmel, Van Gogh et Artaud pour Derrida, Bacon ou bien des auteurs du cinéma pour Deleuze; ce sont des choix académiquement très sûrs. Il y a quelque chose de surprenant dans tout ça. De votre côté, vous avez cependant choisi un travail plus viscéral, des formes artistiques plus radicales. Avez-vous une position particulière sur la question?

Non, hmm. Les formes artistiques que je choisis dépendent de la ligne théorique vers laquelle je porte mon intérêt. En fait, je ne commence jamais à écrire un livre en particulier, j'essaie plutôt d'exprimer certaines sensibilités. Les artistes que je choisis sont précisément représentatifs de ces sensibilités. Je ne les choisis pas après la théorie, je les choisis pour alimenter une théorie. C'est ce que j'ai fait par exemple en écrivant avec David Cook "The Postmodern Scene" ["La scène postmoderne"], qui est une analyse de la logique structurelle du postmodernisme au sens profond du terme, en partant des écrits d'Augustine au quatrième siècle pour révéler vraiment l'existence de formes mortes de pouvoirs, point clé de la culture contemporaine. Les artistes sur lesquels nous avons écrit avaient chacun leur manière d'explorer cette idée de pouvoirs morts, comme Chirico, Eric Fischl ou Alex Colville. Dans cet ouvrage, nous avons privilégié les arts plastiques, mais ces artistes n’étaient pas un supplément au texte; en fait nous avons écrit sur eux, comme McLuhan l'aurait dit, en tant que questionnement artistique révélant dans leur travail quelque chose de plus profond à propos de l'expérience humaine même.

En ce qui concerne le livre-CD "Spasm" ["Spasme"], pour lequel j'ai écrit les textes et Steve Gibson a composé la musique, nous nous sommes tournés vers la musique de sampling pour une bonne raison, celle de comprendre la culture numérique contemporaine, ou culture "spasme". Je pensais que la musique de sampling était alors bien plus en avance par rapport à l'imagerie de sampling, et ce pour des raisons bien précises, comme des besoins moindres en capacité de mémoire. J'ai essayé d'écrire un texte qui capture l'essence de la voix de la musique de sampling. Que voudra dire avoir vécu dans une culture qui était une culture de sampling? Peut-on se servir de la musique afin de comprendre la logique profonde de la recombinaison et de la culture contemporaine? Comme vous le savez, tout ça a changé et nous pourrions montrer aujourd'hui, en ce qui concerne les arts plastiques, que les programmeurs et les concepteurs de logiciels sont maintenant devenus les vrais artistes.

Quand avez-vous eu l'idée de vous servir de performances pour exprimer vos idées? Vous avez une voix très particulière...

Oui... Toutes mes performances on été faites en collaboration avec Marilouise Kroker. Nous avons commencé à faire ça après "Panic Encyclopedia" ["Encyclopédie panique"], qui portait sur le terme synthétique "panique" dans la culture des années 80. Nous avons tout fait paniquer, y compris nous, jusqu'à nous échapper du livre et nous tourner du côté de la performance. Nos performances consistaient à faire paniquer le texte au moment où nous le présentions. Nous faisions donc des superpositions de textes. La voix peut corriger les erreurs mais la cassette, elle, peut contenir des erreurs et ainsi les perpétuer. C'est un procédé qui renverse en quelque sorte la logique habituelle de la machine humaine et la transforme en une performance intéressante. Nous faisons aussi des performances sur le mâle hystérique. Ces performances ne concernent pas la culture électronique mais les corps paniques, les identités paniques. Nous allons entre l'homme et la femme par l'intermédiaire de synthétiseurs vocaux qui changent le sexe de la voix et créent alors une identité virtuelle. Pour nous c'était une expérience particulièrement libératrice, et les leçons que nous avons tirées de ces performances se sont répercutées directement dans nos écrits.

Y a-t-il des liens entre votre travail panique et le mouvement panique en Europe, avec des gens tels que Alejandro Jodorowsky, etc.

Non, il aurait dû y en avoir mais c'est une démarche dont les origines sont purement nord-américaines, je crois.

Est-ce que l'émergence de la cyberculture, à laquelle vous avez contribué, aura fait évoluer plus rapidement vos propres idées sur les "théories jetables" ou les "théories changeantes"? Je pense à la culture déchet ou au concept de crash...

Oui, bien sûr. Notre travail sur la panique nous a fait comprendre beaucoup de choses, et entre autres les concepts de Baudrillard sur la séduction, qui plus tard pour moi plus tard devient le "spasme". Cet aspect de la culture contemporaine, contrairement à la compréhension moderniste de la culture, ne consiste pas en une simple opposition ou équivalence, mais plutôt en deux extrêmes d'expérience. Dans l'expérience panique, les deux extrêmes coexistent à des niveaux tels de vitesse, d'extase, de crash et de catastrophe que ces moments de pure panique sont en fait comme des moments de tranquillité. La culture du cyberespace est fondée sur une expérience de la panique, mais mon analyse de cette culture va d'une certaine manière plus loin. J'ai écrit un livre intitulé "The Possessed Individual" ["L'individu possédé"], sur la pensée française contemporaine comme réflexion première sur le cyberespace américain, la cyberculture; mon livre "Spasm" utilise la musique de sampling pour transformer la cyberculture en une culture de performance orale et comprendre les codes acoustiques de l'expérience contemporaine; Data Trash ["Données déchets"] analyse l'idée de classe virtuelle et des rapports de pouvoir dans la cyberculture. Donc mon travail sur la panique est une chose et la cyberculture en est une autre.

Votre groupe Sex without Secretions fait-il partie de vos performances?

Bien sûr. Ce groupe est né de deux lignes de pensée: d'une part "Spasm", qui était une tentative pour comprendre une culture flottante et une identité flottante, le tout trouvant son origine dans une rencontre avec un formidable transsexuel de Floride, Toni Denise, et d'autre part "The Last Sex" ["Le dernier sexe"], une sexualité qui existe entre les termes établis d'identités sexuelles, où le sexuel semble toujours amené à se voir pris au piège.

Au milieu de tout ça, vous êtes-vous préoccupé de promouvoir un nouveau modèle d'intellectuel, celui qui porte un blouson de cuir, de Foucault à Bruce Sterling... était-ce une préoccupation?

Oui, je crois, puisque je ne pense pas que les performances puissent être séparées de la théorie. Je pense que la théorie elle-même relève de la performance, tout comme la présentation. J'aime croire qu'une grande partie de ce que je fais relève de la théorie punk, un mouvement que j'admire beaucoup.


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