LE FOND MUSICAL


Le mode d'existence de la musique occidentale est en train de passer par une transition d'un
système à un autre. Avant la musique se chantait maintenant elle se danse (en fait, pour
être plus juste, on est passés d'une musique frontale à une musique environnementale,
tant d'un point de vue spatial que temporel: la musique peut être partout et tout le temps).
Cette évolution trouve, entre autres, ses racines dans l'extension des musiques sur support, du
différé du son. Dans les années cinquante est apparu de façon massive et domestique une façon
nouvelle de faire de la musique: par la lecture d'enregistrements et, qui plus est, dans des
conditions spatiales et temporelles qui avaient déjà d'autres usages que la musique. La musique
ne naissait plus dans les salles de concerts ,le soir, ou dans tout autre lieu destiné à cet
usage, mais n'importe où et n'importe quand. Il suffisait pour cela que l'auditeur (et non plus
les auditeurs) en ait envie. Le savoir faire en était réduit à quasiment rien: juste brancher
la prise, poser le bras de lecture sur le disque. La musique s'est alors petit-à-petit insérée
dans notre environnement d'une façon nouvelle, essentiellement parce que le rituel, auparavant
nécessaire, pour la faire naître et exister n'existait plus. Auparavant il fallait un ordre, à
réorganiser à chaque fois. Dorénavant l'ordre, condition nécessaire à l'existence de la musique,
était fixé pour une très grande quantité de ré-existences de chaque pièce musicale. La quantité
d'ordre à mettre en oeuvre pour chaque exécution était minime: il suffisait juste de poser
à-peu-près correctement la tête de lecture sur le support à lire, de stocker dans des conditions
de propreté minimum les disques ou bandes, pour pouvoir répéter l'existence d'une musique
indéfiniment. L'exécution de la musique s'est affranchie du corpus classique d'exécution, des
conventions qui avaient cours dans les groupes humains qui se sont constitués par rapport à
l'exécution de la musique. Tous les tics, us et coutumes, conventions relatives à l'exécution
ont été remis en jeu, parce que l'exécution a commencé à s'opérer dans des contextes réels, et
non plus conventionnels.

Peut-être alors que les aléas d'existence de chaque musique se sont placés plus en amont, à la
fabrication et à la maîtrise de la fabrication des ces séries d'enregistrements. En effet, autant
les distances entre l'envie,l'exécution et l'audition d'une musique se sont considérablement
raccourcies, autant celle entre la volonté de créer une nouvelle musique et sa mise sur support
s'est considérablement rallongée. Parallèlement ce qui a beaucoup changé aussi c'est le public, et
l'un de ses fondement qui est la notion de groupe. Le public est disséminé, éclaté en autant de
points, pour chaque musique, qu'il y a de supports distribués (et même une famille ou un groupe
d'amis ne constituent jamais qu'un foyer, jamais un réel groupe). Or l'appareil de mise sur support
ne veut tourner que s'il y a un public pour recevoir chaque musique. Les musiciens ont trouvé la
parade, plus de trente ans après la distribution en masse de la musique sur support: Ils se sont
attribués les moyens de mise sur support, ce que l'on a appelé les home-studios. Ces moyens de
production n'étaient pas tellement différents de ce qui était utilisé pour la diffusion domestique,
car le point commun était justement la donnée domestique. Les choses ont commencé à se faire de plus
en plus dans les appartements et les lieux d'habitation. Alors que dans le même temps la diffusion
devenait en elle-même un acte dans lequel il y avait de plus en plus d'investissement de la part de
celui qui faisait passer les disques, qui est devenu un DJ. Actuellement on ne vient plus tant
écouter quelqu'un qui joue de la musique qu'écouter quelqu'un qui écoute de la musique: le principal
boulot du DJ est d'écouter, de développer un travail d'écoute pour connaître, pour maîtriser des
enregistrements qui existent déjà, pour développer des points de vue qu'il a sur ce qu'il entend.

La forme la plus voyante de cette nouvelle orientation de la musique trouve ses origines dans les
années 50, à la sortie de la guerre, à l'époque où des moyens domestiques de diffusion de la
musique sont apparus. Une lubie est même apparue lors de l'une des étapes de cette évolution
qui était l'arrivée de la hi-fi (années 70): des musiciens se sont mis à imaginer une
interprétation de la musique par les particuliers, ceux-ci tournant les divers boutons de leurs
chaînes pour re-construire la musique à leur convenance. Ca ne s'est pas passé (ou peut-être à
de rarissimes occasions que personne ne retient). Mais la musique a quand même été ré-interprétée
par les particuliers, re-construite aux convenances particulières, mais sous un mode réellement
nouveau, quelque chose qui n'a pas poussé sur le même tronc que la musique "classique". C'est
simplement des schémas d'interprétation de la musique qui sont nés d'autre chose que du corpus de la
musique et c'est pour ça qu'on ne les a pas repérés sur le moment.

Par exemple mettre un disque dans son lecteur (ou sur son Tépaz, suivant les époques) et s'asseoir dans son
fauteuil pour lire un bouquin c'est interpréter la musique, non pas dans le cadre d'un corpus mais d'une
façon embryonnaire. Se bricoler une cassette en mettant tous ses morceaux préférés de ses albums
préférés, à raison d'un morceau par album, pour 90' de musique c'est composer. Bien sûr les notions de
composition et d'interprétation sont utilisées ici dans leur sens littéral et il n'est pas tenu compte
de l'aura de prestige qu'ils comportent dans le système classique.

La techno est l'une des marques du retour du réel dans un système qui exclut de plus en plus le
réel, système musical qui est le reflet du système social et culturel dont il dépend et qu'il
alimente. Dans la techno celui qui crée c'est celui qui écoute. Il y a un lien direct entre
l'émetteur et le récepteur. Il n'y a plus la linéarité du créateur vers le récepteur. Le
créateur se plonge dans ce qu'il a fait, en vit l'expérience. Il n'a même plus à connaître quelque
code que ce soit. Il n'a pas de savoir-faire et il est un illettré. La seule chose qu'il ait
avec lui c'est son expérience qui fait qu'il réagit vite et efficacement dans l'improvisation
(improvisation comme lien avec le réel). L'impératif qu'il se fixe est que ça marche dans la
réalité. Dans le système classique une rupture a commencé à apparaître entre les artistes et le
public parce que les artistes ne faisaient plus expérience de ce dont ils étaient les auteurs.
Il suffisait que leurs créations fonctionnent dans les codes du métier pour qu'ils considèrent
que ça fonctionne à leurs yeux. Ils ne faisaient plus expérience que d'une corporation d'un
métier. Ils se sont mis à créer par rapport à leur expérience quotidienne qui est le groupe de
spécialistes. Alors que dans le même temps les créateurs de techno (mais aussi d'autres arts
encore embryonnaires) trouvaient le lieu de leur expérience quotidienne dans un quotidien qui
n'est pas propre à un groupe précis.

Du même coup ils ont contourné le problème de la critique, de la censure qu'elle opère par son influence.
Car la critique est un intermédiaire qui est court-circuité quand on est en prise directe sur le
réel. Ils ont pu construire en étant protégés de la pression du groupe socio-culturel.

La techno privilégie un aspect du réel qui est la fête, le défoulement. Il suffit qu'elle garde ce point
de repère (=but à atteindre, pour les artistes) pour être juste. Dans le système classique les
points de repère sont trop dilués pour être efficaces.

Ce ne sont plus des points de repère qui viennent du réel mais des agencements de résultats de
déconstructions successives, des éléments qui s'entre-alimentent sans jamais retourner puiser dans la
réalité, réalité ressentie comme dangereuse parce que pouvant remettre en cause ces constructions.

La techno s'affranchit de la "société du spectacle". Le spectacle n'opère pas dans la techno. Ce n'est pas
un bon moteur d'approche. Pour y être réceptif celui qui s'est engagé sur la voie du spectacle doit
faire marche arrière et repartir à zéro sur une voie qui est beaucoup plus primitive. Le spectacle
ne pourrait s'approprier que quelques éléments formels de la techno mais l'âme il serait obligé de
la détruire. La seule chose qui l'intéresse dans la techno c'est de prendre sa place, de ré-établir
son hégémonie. Pour ce faire il faudrait qu'elle tamise les éléments esthétiques nécessaires et
suffisants (si on en fait passer trop c'est l'âme aussi qui passe) pour procurer au public un
sentiment du nouveau, se servir de ce besoin de changement et le trahir.

Le système que l'on a connu avant la techno reposait aussi sur des bases réelles, concrètes et
quotidiennes. Reposant sur la mélodie il trouvait son prolongement quotidien dans le
fredonnement, dans des existences musicales que tout le monde pouvait pratiquer. Ce qui a fait
disparaître cela c'est le star-system. A ce moment le droit moral de pratiquer a commencé à être
réservé à des professionnels. La mélodie n'a plus été pratiquée que par ceux qui pouvaient la
pratiquer de façon apparemment parfaite.

La technique a donné deux choses à l'existence de la musique: de la diffusion massive et une production
au fini exemplaire. Les médias (disques, radios, puis télé) ont instauré une configuration où un
nombre de plus en plus réduit de musiciens ont touché un nombre de plus en plus grand de récepteurs.
On est arrivé à un cas de figure de type dictatorial, balayant le pluralisme (le pluralisme étant
un élément déterminant dans la notion d'universalité). A ce moment-là la pratique musicale s'est
faite par procuration, ce qui n'est plus une pratique.

Dans le même temps pour pouvoir passer par ce canal, rétréci, de la médiatisation la musique a dû se
plier aux lois ayant cours à l'intérieur de ce contexte. Il lui a fallu porter la marque de son
"sponsor" sur le dos, continuellement. La musique s'est mise à porter la marque du système
médiatique en oubliant de se porter elle-même. On aurait pourtant pu penser qu'une sélection aurait
ainsi pu se faire et que l'on aurait gardé le meilleur, en le mettant même en valeur. Mais le
système de filtrage utilisé ici ne s'intéresse pas à l'art. Dans le système traditionnel d'avant les
médias technologiques la notion de niveau était opérante, mais de façon moins unidirectionnelle:
chacun pouvait pratiquer mais certains étaient particulièrement appelés à jouer en public pour les
fêtes; alors que d'autres consacraient leur temps et leur énergie à cela (les échelles
d'interventions publiques étaient de plus très variables).

Low-Tech

Il n'est plus question de travailler avec du matériel de pointe ou des moyens hautement spécialisés.

Les technologies mises en oeuvre sont des technologies quotidiennes, ou qui sont dérivées
du quotidien (par exemple les 4 pistes à cassette analogique). On n'est plus dans une situation
similaire à celle des médecins du XVIII siècle qui parlaient latin pour faire autorité. Il ne
s'agit plus de faire autorité (tout au plus de procurer des identités-repaire). C'est-à-dire
que sur ce point aussi, de la fabrication, il est important que l'artiste utilise des éléments
dont il a une expérience quotidienne. Il utilise alors les mêmes outils que ceux qu'utilise le
public. C'est ce qui exclut le hi-tech, qui demanderait un trop gros décollement du quotidien,
une trop grosse spécialisation du moment de production artistique par rapport aux moments du
quotidien. Le hi-tech aboutit à une déréalisation, à une inadaptation de ce qu'il produit à la
réalité. Ce que produit le hi-tech n'est plus transplantable dans la réalité. Les résultats de
la production sont lancés avant d'avoir reçu leur couche de finition, avant d'être labellisés.

Luc Kerleo. Mars 1997.