Du live à l'oeuvre
Dès lors que l'on tente d'évaluer la pertinence artistique de cette musique, indépendamment de sa fonctionalité, nous nous devons d'ajuster nos critères d'appréciation aux exigences de la critique esthétique pour les productions culturelles concurrentes. Nous limiterons la portée notre analyse à la distinction de deux cadres de réception ou d'écoute : la rave (publique) et l'écoute domestique (privée).


-1- La rave.
Elle offre une expérience synesthésique, "audiotopique" : guidée par la musique. Elle correspond apparemment à la situation de production de musique "vivante" en concert : les DJ (anonymes en voie de vedettarisation), "interprètes-solistes" sont aussi parfois compositeurs de séquences pré-mixées. Ils se relaient sans discontinuité à la console de diffusion et leur prestation visuelle est tout à fait négligeable (à l'opposé de l'attitude spectaculaire du chaman, ou du sorcier). Chaque DJ, par l'originalité de son mixage, ré-anime ces séquences sonores pré-enregistrées, fixées sur un support (vinyl, CD, DAT). Les notions d'auteur ou de création originale sont légitimement remises en cause par une sorte d'impersonalisme qui prolonge le processus de déhumanisation de la nature engendré par l'autonomisation des technosciences (qui avaient initialement comme double tâche de domestiquer et d'humaniser un monde naturel hostile).
Ecoute participante physiquement engagée, écoute augmentée... le public d'auditeurs dansants est tout entier concentré sur l'évolution d'évènements infra-minces agrégés autour d'une formule rythmique hégémonique. Contrairement au concert traditionnel fragmenté en une certaine quantité de morceaux, la durée de la "pièce sonore" correspond à la durée de la fête : variations de plusieurs heures autour d'un noyau rythmique évolutif. Le mix général est déterminé par l'association improvisée de séquences enregistrées mémorisées par le DJ, par la rencontre donc plus ou moins heureuse d'évènements sonores simples issus de la famille des sons manipulés ou générés électriquement. La valeur esthétique du mix est avant tout fonctionnelle et est mesurée par son efficacité à induire ou à maintenir le bien-être recherché. La musique doit plaire universellement sans concept mais est l'objet d'un plaisir intéressé.
-2- Le disque :
du produit de l'industrie culturelle à l'oeuvre dédiée à un support techniquement reproductible. Pour qui écoute cette musique techno et ses multiples variantes enregistrées, hors du contexte de la fête, c'est-à-dire au casque, sur une chaîne hifi ou à la radio, l'appréciation esthétique dépend alors de lieux de discours (topiques) divergents. Ces "discours de légitimation" doivent s'affranchir du critère d'efficacité rituelle pour discuter de la forme esthétique et du contenu mis en oeuvre. Dans le cas où ces productions sonores prétendent à être appréciées comme oeuvres de l'art, il nous faut alors faire appel aux exigences critiques générales des recherches théoriques et "appliquées" en musique ("populaire", "savante", acousmatique), en histoire de l'art moderne et contemporain, en ethno-sociologie...
Des règles de composition instables font l'objet d'un consensus qui varie d'une mouvance techno à l'autre, voire d'un groupe d'inités à l'autre. Ceci relativise dès le départ toute tentative de critique universalisante pour faire place à une critique circonstancielle, tenant compte du contexte de production et de réception. Ces groupes restreints partagent, développent en profondeur une sensibilité commune et produisent des formes esthétiques qu'entre eux ils considèrent comme bonnes; ce consensus pourrait seul suffire. Mais dès que ces formes sonores ésotériques dépassent le cadre privé pour être présentées à un auditorat exotérique, à un public étendu, alors, d'autres critères d'évaluation esthétique plus généraux peuvent être utilisés. Il ne s'agit pas d'exclure ou de hiérarchiser par rapport aux oeuvres reconnues par les "gardiens du temple" mais de se rappeler avec lucidité qu'aucune production humaine ne sort du néant et que toute proposition artistique doit reprendre à son compte un contexte discursif ouvert qui en conditionne l'existence et la signification. A moins de se retrancher arbitrairement dans la catégorie des artistes de l'Art brut, qui produisent des formes dans une totale et authentique indifférence d'un destinataire autre qu'eux-mêmes, toute production de musique techno est culturelle. Elle se replace dans une histoire des formes et doit autant que possible se positionner dans un contexte social-politique-économique-scientifique-artistique-religieux dont elle est le produit et dont elle donne une image sensible.
En musique techno comme dans l'ensemble des domaines artistiques, ces stratégies de subversion que sont le readymade, l'infra-mince ou la création en groupe font l'objet d'une réappropriation vidée de leur dimension conceptuelle ou subversive. De Dada à Fluxus, le projet d'une esthétique potentielle ou d'une esthétique généralisée, extraordinairement démesurées, était discursivement justifié par rapport ou en opposition à diverses traditions culturelles. La revendication d'un non-faire, d'une perte de savoir-faire, d'une simplicité, d'une absence d'originalité mise en oeuvre dans un projet musical ou artistique masque trop souvent aujourd'hui une absence de pensée, d'engagement, de rigueur, ou de compétence... une im-posture que l'utopie d'une communication non-verbale (pas de manifeste théorique, de discours de légitimation) et l'idéologie de la perception pure ne parviennent à justifier. Plus le langage formel et le contenu se simplifient, plus la production devient pléthorique. Là comme ailleurs, dans la société du spectacle généralisé où les images médiatisées se substituent à l'expérience vécue, la médiocratie règne : désymbolisation et perte d'imaginaire qui préparent le terrain aux fascismes et aux manipulations socio-politiques à venir (voir les rapports entre la radio et l'hitlerisme). La proportion de simulateurs et d'opportunistes augmente aussi à mesure que les critères de jugement éthico-esthétiques s'affaiblissent.Blocage au stade d'une esthétique négative généralisée, d'une techno-amnésie, d'un éclectisme naïf ou cynique qui n'ont de valeur que comme symptômes et non comme symboles. Nous ne parlons pas seulement des bidouilleurs (technombrilistes), fétichistes scotchés sur une boucle de leur échantillonneur ou sur une séquence de leur boite à rythme ou encore sur une nappe "son d'usine"(7) de leur synthétiseur préféré mais aussi des plus (post?-) avant-gardistes musiciens techno qui, tel Paul D. Miller (alias DJ Spooky), se référent très vaguement à Xenakis, Stockhausen, P.Henry, Russolo, Foucault, Deleuze et Guattari (bien sûr), Kosuth, Hebdige, Duchamp et j'en passe, pour justifier une production sonore d'une abyssale pauvreté tant formelle que conceptuelle (8). Si la technotranse est, comme on l'a vu, une fin en soi, sans visée spirituelle ou cultuelle qui la "transcenderait", la musique techno domestique ressasse son "donné technique" comme fin en soi et ne dépasse que trop rarement le stade du bricolage rudimentaire ou de l'effet technique surexploité, alors même que le plus modeste des studios numériques personnels offre des possibilités d'expérimentation indéfinies quant au développement ou à la création d'un langage formel (9) au service d'un contenu (nature/artifice, présence/télé-présence). Ne pas faire une fixation sur l'outil (les outils du studio) mais qualifier et mettre en oeuvre les expériences inédites qu'il permet.
Trop de possibilités peut-être, qui provoqueraient un vertige, une angoisse stérilisantes: le cruel leitmotiv postmoderne du "trop d'oeuvres, trop peu de temps".
Rappelons pour finir que l'acousmatique (10), en tant que pratique esthétique de l'espace sonore d'inspiration phénoménologique, propose une discipline d'écoute non-autoritaire et esquisse quelques cadres d'expérimentation qui méritent que l'on s'y réfère, pour qui prétend à la mise en oeuvre de l'espace sonore. Par exemple, l'expérience inaugurale de l'écoute réduite (réduction eidétique) proposée par la boucle (répétition d'un échantillon sonore concret ou synthétique) ne peut seulement s'épuiser dans une fascination pour l'aspect hypnotique ou enivrant d'un son répétitif mais doit ouvrir à une conscientisation des qualités qui n'étaient jusqu'alors pas entendues (psyco-physiologiques, culturelles). Il ne s'agit pas de s'anesthésier dans la délectation de sensations élémentaires, mais bien de complexifier et d'enrichir son écoute d'un monde en mutation accélérée et de la faire partager dans le cadre de "rituels" qui restent à structurer.
(7) Son programmé par un ingénieur et vendu avec le synthétiseur. Ce qui évite aux paresseux l'apprentissage de synthèses sonores parfois complexes.

(8) site de DJ Spooky : http://www.asphodel.com.

(9) L'usage inconsidéré de traitements tels que réverbération, écho, delay démontre à lui seul l'incompétence, la surdité de la plupart des techno-musiciens. Le studio numérique est en effet très compliqué à maîtriser au plan technique.On peut en effet intervenir de manière créative dès la prise de son (jeux d'excitation d'un corps sonore),puis au montage(micromontage, hybridation...), puis au mixage (organisation des séquences ou des objets sonores, panoramisation, filtrages,traitements...) et enfin à la diffusion.

(10) voir les ouvrages de Pierre Schaeffer, "Traité des objets musicaux", éd. du Seuil; de Michel Chion "Guide des objets sonores", INA/Buchet-Chastel; de Mion-Nattiez-Thomas, "L'envers d'une oeuvre", INA/Buchet-Chastel.






Référence: http://www.metafort.com/synesthesie/syn6/guiganti/bruno3a.html