Une mystique sans objet


Est-il encore nécessaire d'évoquer ici le désenchantement radical de la génération actuelle, dont nous sommes, pour justifier un besoin d'expériences d'autant plus paroxystiques que la société est hyper-rationnelle et normalisante? Comme tous les mouvements culturels précédents, la "révolution" techno s'inspire, recycle abondamment, elle aussi, des formes, des attitudes esthétiques passées ou des rites archaïques dont la valeur d'expérience reste d'ailleurs intacte. Dans des sociétés où les techniques sont vécues comme des prothèses d'organes nous désappropriant chaque jour un peu plus de notre corps pourtant bien vivant, la transe est une de ces expériences-limites qui permet une certaine forme temporaire de réconciliation avec un monde qui n'est pas que virtuel (ce qui est réel, c'est ce qui me résiste). Mais de quelle type de transe est-il finalement question dans les "raves", ces espaces éphémères du délire ? Les états modifiés de conscience (EMC) observés ne seraient-ils que parodies ou simulations émanant d'un néo-chamanisme "new age"?
Le terme de transe est en lui-même porteur d'une certaine aura, d'une charge symbolique et d'un contenu magique agissants. Selon G. Lapassade "Le mot transe, formé sur le latin transire qui désignait le fait de passer, concernait à l'époque médiévale l'agonie, avec sa double condition d'état individuel et de passage, pour le mourant, du monde ici-bas à l'autre monde"(1).
La notion de transe désigne actuellement des états dits "seconds" ayant à la fois une dimension psychophysiologique observable (EMC) et une dimension sociale (modèle culturel). Toujours selon Lapassade, "Les EMC sont donc des transes à l'état potentiel. Ils deviennent des transes effectives lorsque telle société choisit de "cultiver" tel ou tel de ces états. Ici, par exemple, une hallucination, induite par des drogues, sera transformée en vision; ailleurs, on passera d'une crise interprétée comme une possession sauvage à une possession domestiquée et ritualisée"(2).

Sont rassemblées donc sous ce terme général des expériences dont les modes d'accès, l'intensité, ou la fonction symbolique sont très divers, voire étrangers les uns aux autres. De la "transe psychédélique du drogué" à la transe athlétique du sportif (endorphine) à l'extase discrète du mystique, en passant par la transe possessionnelle ou par l'hypnose thérapeutique, on peut noter l'expression de rapports au monde à chaque fois spécifiques. C'est bien l'occultation naïve de ce saut qualitatif entre hallucination et vision ou entre crise sauvage "privée" et possession ritualisée, qui nous semble poser problème non seulement parmi les jeunes fêtards (technoctambules) en quête d'émotions fortes partageables, mais surtout parmi les promoteurs (technovateurs), les "gourous" d'un néo-communautarisme instantané.
La technotranse dans le cadre de la rave est conditionnée par différents modes d'induction qui ont pour but de créer une rupture franche par rapport à la vie quotidienne normalisée : situation de fête (teuf), prise de drogue (ecstasy, acide), musique électronique répétitive, danse, jeux de lumière... forment un tout cohérent et surstimulant préparant cette rupture volontaire.
En tant que fête sauvage qui se déroule pendant quelques heures dans un cadre remarquable "exposé" (site naturel ou post-industriel), en marge ou hors du système commercial et social (discothèque, salle de concert), la rave ou le "technival" propose au mieux une expérience mystique sans objet, un rite païen dionysiaque à l'état naissant, ou bien de plus en plus souvent, une parodie de cérémonie initiatique ou une auto-initiation collectivement organisée permettant de justifier la prise de drogues. Il faut rappeler que dans de nombreuses sociétés traditionnelles prises en exemple, les agencements symboliques médiatisés par le langage qui fondent et garantissent la cohérence du groupe sont réactivés à l'occasion de célébrations rituelles ponctuelles "encadrées" par des initiateurs (chamans, sorciers). Il s'agit, par exemple, de marquer un changement de statut au sein de la société pour certains participants. Les prises de drogue, la musique, la danse, etc... ne sont pas alors des fins en soi mais des moyens, des stimulants puissants pour l'induction de la transe afin d'exorciser, de prévoir (divination), d'établir un contact avec la "surnature" (3). Alors que, comme le note les auteurs de "Raver" (4) : "Les ravers n'ont pas de dieu commun, ils sont seuls dans leur délire, seuls dans leur transe même si elle est collective". Le disc-jockey, maître de cérémonie muet, n'est l'opérateur d'aucune production symbolique, n'est l'initiateur d'aucun rite. Musico-thérapeute sans trop le savoir, il est le point de repère central, l'opérateur discret pour l'épanouissement d'un narcissisme exacerbé. Nous partageons avec J. Maisonneuve l'interrogation suivante : "les pratiques de ce genre constituent-elles un rituel positif nouveau pour les acteurs ou une contre-ritualité plus ou moins factices ?"(5).
On peut néanmoins affirmer sans se tromper que dans une société hyperfonctionnaliste, où le rapport espace-temps est rigoureusement rationalisé, les technotranses ont une fonction thérapeutique de toute première importance (catharsis). La dimension subversive des dérèglements psychophysiologiques de la technotranse permet évidemment de libérer démesurement une énergie autrement sans emploi. Car si la rave n'est pas un espace hétérotopique, lieu organisé en marge de la vie sociale où s'opère un rite de passage qui ne peut être montrer ailleurs, ni un espace utopique où se réalise le rêve, la fiction d'une société cybernétique parfaite, elle manifeste la fameuse dépense improductive chère à Georges Bataille, à une ampleur rarement atteinte par un mouvement culturel de masse (ex: Love Parade de Berlin). Exténuation du corps par la danse, impact physique du volume sonore, transe collective... manifestation du principe de la perte, d'une existence humaine structurée autour d'un centre vide impossible à combler.
(1) Georges Lapassade, "La transe",PUF, 1990, p.3.
(2) Ibid., p.9.
3) Le livre de Gilbert Rouget, "La musique et la transe" (TEL-Gallimard, n°170), fait le tour presque complet de la question dans le cadre des cultures traditionnelles. On se reportera aussi avec grands profits aux documents audiovisuels de Jean Rouch (Yenendi, Sigui) ou de Michel Meignant (le N'doep).
(4) Astrid Fontaine -Caroline Fontana, "Raver", Anthropos,1996, p.95.
(5) Jean Maisonneuve, "Les conduites rituelles", PUF, p.94.






Référence: http://www.metafort.com/synesthesie/syn6/guiganti/bruno1a.html