Schwingungen (Vibrations) Dominique Grimaud
Bien qu'elle ne fût pas forcément la plus ancienne formation de Krautrock, Amon Düül II fut la première à se faire connaître de ce côté-ci du Rhin au tout début des années 70. Une des choses que l'on pouvait remarquer à l'époque était la composition du groupe, qui différait quelque peu des formations anglaises et américaines. Les crédits de leurs deux premiers albums, Phallus Dei et Yeti, comportaient pas moins de sept musiciens, plus deux à trois guests : doublement de la batterie, percussions, trois guitares, etc. Il faut dire que Amon Düül était issu d'un groupe communautaire militant politique d'extrême gauche, ils n'étaient jamais passés au rock traditionnel, mais avaient pratiqué l'improvisation collective au sein de cette communauté. Et cet esprit soufflait encore fort sur le groupe devenu professionnel après une scission en Amon Düül I et Amon Düül II. Les groupes berlinois Agitation Free et Ash Ra Tempel fonctionnaient également suivant cet esprit. Chez Ash Ra Tempel, par exemple, le personnel fluctuait autour de la figure centrale, le guitariste Manuel Göttsching. C'était selon les rencontres, les voyages. La musique était aussi en grande partie improvisée et l'électronique y avait une place de plus en plus importante, au côté des instruments &laqno; traditionnels » du rock. Chez Agitation Free, Michael Hning utilisa très tôt le Synthi AKS et le Mellotron en plus de son orgue Farfisa. On le vit par la suite avec Klaus Schulze et Tangerine Dream. Ces derniers, également de Berlin, étaient pratiquement, à leurs débuts, en 1970, une formation de type rock classique : Edgar Froese, guitare et orgue, Klaus Schulze, batterie, et Conrad Schnitzler, basse et violoncelle. L'année suivante, après le départ de Klaus Schulze et Conrad Schnitzler et l'arrivée de Chris Franke, les premiers synthétiseurs feront leur apparition. Puis leur troisième album, le fascinant Zeit proposera une orchestration peu banale, surtout pour l'époque : Synthi VSC3, Moog, orgue, guitare glissando et quatre violoncelles. La suite est bien connue : Tangerine Dream "empilera" un matériel électronique important pour une musique qui ne l'était plus. Les carrières de deux anciens Tangerine Dream, Klaus Schulze et Conrad Schnitzler, seront bien différentes. Après un bref passage chez Ash Ra Tempel (pour deux albums), Schulze se lancera dans la carrière que l'on connaît. Pour ses deux premiers albums, travail à partir de l'enregistrement d'un grand orchestre dont le son acoustique est transformé, mixé par et avec l'électronique ; nappes d'orgue, échos wagnériens, marche funèbre dans l'espace à l'aide de gros Moog modulaires, de Synthi AKS, de ARP 2600, de Mini-Moog, etc. Le travail de Conrad Schnitzler était bien plus intéressant. Avec son trio Kluster, il enregistre une musique résolument industrielle, bruitiste et agressive. Construite sans l'apport du synthétiseur, mais à base d'instruments acoustiques transformés par la distorsion, le feed-back, la réverbération. Grondements, machineries, fracas : une démarche qui aura une suite particulièrement réussi dans l'un des albums les plus fascinants qui soient, Cluster II, enregistré en 1972 par ses deux compagnons Dieter Moebius et Hans-Joachim Roedelius après le départ de Schnitzler vers d'autres aventures. La photo à l'intérieur de la pochette de l'album nous fait découvrir le matériel employé par le duo : deux orgues Gem et Farfisa, deux générateurs récupérés probablement dans les surplus de l'armée, un violoncelle, deux guitares (dont une lap), quelques pédales d'effets, chambres d'écho et réverbes. Conrad Schnitzler se lancera lui dans un concept en solo, hautement électronique. Une musique que l'on pourrait presque qualifier d'abstraite ou même de cubiste. Une photo prise lors de son &laqno; Intermedia-Like-Action » nous en dit plus sur le matériel employé : un Synthi AKS au-dessus d'un orgue (Farfisa probablement), magnétophones, chambre d'écho et boîte à rythme. Guru Guru utilisait la formule très largement répandue du trio, basse/batterie/guitare, telle que l'avait popularisé à la fin des années 60 le Jimi Hendrix Experience, Cream et des dizaines d'autres formations anglaises. Mais Mani Neumeier et Uli Trepte, respectivement batteur et bassiste du groupe, avaient fait leurs premières armes dans le free allemand (Irene Schweizer Trio, Peter Brötzmann Group, Manfred Schoof Quintet, etc.), où la plupart du temps les conventions étaient quelque peu bouleversées. Effectivement, dans les trois premiers albums, les plus intéressants, Guru Guru ne s'embarrasse pas de clichés : un son brut et violent, un style direct qui portait bien son nom de &laqno; free-form music ». Uli Trepte, par la suite, utilisera en solo une formule originale, son fameux Space Box : une unité composée, en plus de la basse, d'un récepteur radio d'ondes courtes, d'une radio A.M. et F.M., d'un magnétophone, d'une chambre d'écho, d'un équaliseur et d'une table de mixage. Pas d'électronique, ni de synthétiseur. Jaki Liebezeit, le batteur de Can, venait lui aussi du free allemand. Holger Czukay, le bassiste et Irmin Schmidt, l'organiste, avaient étudié avec Stockhausen. Lorsqu'ils se joignirent à Michael Karoli, guitariste de rock, il était certain que leur musique ne serait pas du genre ordinaire. L'expérience de Can avait commencé en 1968 sans aucune préconception. Elle n'en eut jamais par la suite, ce qui fit sa force. Quant à son impact, il était probablement dû au fait que son art était l'exact trait d'union entre rock, expérience et improvisation. Ce qui différenciait aussi fortement Can des autres formations allemandes, c'était l'emploi du chant. L'apport des deux chanteurs, successivement le noir américain Malcolm Mooney, puis l'ex-street musician, improvisateur japonais, Kenji &laqno; Damo » Suzuki (rencontré un jour dans les rues de Munich, le soir même il était sur scène avec le groupe) rendait la musique de Can plus physique et sensuelle que celle des autres formations allemandes où le chant était le plus souvent absent ou anecdotique. À Düsseldorf, Neu! ne voulait garder du rock que l'essentiel, le rythme de la batterie et les stridences de la guitare. &laqno; La musique ne vit pas s'il n'y a pas la pulsation du rock. Je ne crois pas beaucoup au génie des machines. » Klaus Dinger et Michael Rother avaient en tout et pour tout deux morceaux à leur répertoire. D'une part, un rock métronomique, réduit à sa plus simple expression, sans parole, minimaliste, répétitif, sans début ni fin. D'autre part, un genre de chanson sans forme, sans mélodie, décharné plus que squelettique, marmonné d'une voix d'asthmatique. Neu! va exploiter ces deux formules jusqu'à la corde dans ses trois albums, en n'y apportant que quelques variations, quelques aménagements : vitesse de défilement de la bande sur le deuxième album, doublement de la batterie sur le troisième, etc. (sans complexe, Klaus Dinger et son frère Thomas reprendront les mêmes formules pour les albums de leur nouveau groupe La Düsseldorf). Magnifique ! Avant de former Neu!, Klaus Dinger et Michael Rother avaient collaboré avec Kraftwerk à l'époque où le groupe évoluait davantage dans un univers d'acier nickelé, mécanique plutôt qu'électronique. Là aussi, les photos de la pochette de leur deuxième album nous révèle le matériel employé : guitare, basse, orgue Farfisa, boîte à rythme, flûtes traversières (du piccolo à la flûte basse coudée), employés de façon non orthodoxe, trafiqués, disséqués, concassés. Les premiers synthétiseurs apparurent à partir du troisième album, Ralf & Florian, encore largement dominé par les instruments acoustiques. Il semble que le Mini-Moog et le Synthi A que l'on aperçoit au dos de la pochette de ce troisième album aient été utilisés, associés au Mellotron, sur les deux albums suivants. Le Mini-Moog, surtout sur Autobahn et le Synthi A, plus particulièrement sur Radioacktivität. À partir de 1977, le groupe n'utilisera plus que des instruments électroniques spécialement fabriqués pour eux, les plus performants qui soient. Il est à remarqué qu'en incorporant deux nouveaux musiciens, Kraftwerk reconstituera en quelque sorte un quatuor conforme aux habitudes du rock. Par rapport à Berlin, isolée au milieu de l'Allemagne de l'Est, et à Düsseldorf, capitale de la Ruhr ultra-industrielle, Munich semblait provoquer des ambiances plus sereines. &laqno; Munich, sorte de San Francisco allemand aux vibrations plus méridionales et nonchalantes. » Les musiciens s'inspiraient volontiers des musiques orientales et utilisaient les instruments traditionnels de ces cultures. &laqno; Toutes mes compositions se fondent sur un contrepoint pris dans la musique indienne, qui doit agir sur l'auditeur comme un pôle de tranquillité », dit George Deuter. &laqno; Je suis arrivé au yoga grâce au synthétiseur, avant, j'étais marxiste. J'ai commencé à m'intéresser à la théorie physique des vibrations et, là, j'ai rencontré la religion », affirme Florian Fricke de Popol Vuh. En plus des percussions africaines et orientales, Fricke utilisait, sur ses premiers albums, un gros synthétiseur modulaire Moog : &laqno; Composer une sonorité sur le Moog doit devenir un acte conscient, responsable. Aucun son n'est neutre, tous transforment la conscience et les perceptions » Comme tous les musiciens allemands, Florian Fricke ne jurait que par la marque fondée par Robert Moog et par les petits Synthi anglais VCS3 ou AKS ; parfois des A.R.P, en revanche jamais de matériel japonais à la technologie sans faille, mais aux sons maigrelets et amoindris par rapport aux filtres chaleureux et ample du matériel précité. Un autre groupe de Munich, Embryo, fit plus que s'inspirer des musiques orientales, puisqu'il partit en caravane, bus et camions (sorte de pèlerinage des temps modernes) jouer et enregistrer au Maroc, en Égypte, en Afghanistan, en Inde, au Pakistan, gravant des disques envoûtants avec les musiciens locaux. Ce survol de l'orchestration des principaux groupes du Krautrock des années 70, de leur façon d'aborder la musique à travers un choix instrumental, nous permet de confirmer la diversité et l'originalité de leurs démarches : l'exploitation de l'électronique musicale, alors naissante ; le détournement des instruments habituels du rock ; l'emploi d'instruments traditionnels des pays orientaux dans un contexte différent ; les emprunts à l'esprit libertaire du free. Autant d'éléments attestant la haute valeur de leur art. |
Référence: http://www.save-the-world.com/FORM/nomade/vibrat.htm