Les identifications aléatoires


	Nous vivons manifestement, sinon une crise radicale, du moins un très fort 
	déplacement des identités collectives. Nous vivons une remise en question de 
	ce que nous sommes. Cela s'est fait, au fond, assez vite: depuis une dizaine 
	d'années, ce ne sont pas seulement les statuts sociaux, les identifications 
	culturelles, les représentations individuelles qui subissent des mutations 
	décisives ‹ mais aussi les grands récits organisateurs de l'avenir qui 
	s'affaissent brutalement: impasse des idéologies de la modernité sous leur 
	aspect bourgeois; déconfiture des idéologies de l'émancipation (marxisme 
	institutionnel, socialisme assistanciel, socialisme réellement existant) ‹ 
	retour brusque de l'individualisme farouchement concurrentiel (libéralisme 
	carnassier et inégalitaire), déferlement des thérapies collectives radicales 
	(fondamentalisme religieux). Régression, pour le dire avec les mots de Emile 
	Durkheim, des solidarités mécaniques vers les solidarités organiques. Déplacement 
	donc des statuts, dissipation des représentations de l'avenir. Nous vivons chacun 
	pour soi et notre avenir est la nostalgie de notre passé. Opacité du futur, 
	déficience de l'espoir.
	Pourtant la vérité est que, écrit Claude Lévi-Strauss, réduite à ses aspects 
	subjectifs, une crise d'identité n'offre pas d'intérêt intrinsèque. Cette 
	affirmation qui paraît à première vue choquante, présente cependant un profond 
	contenu de vérité. Car les représentations, les catégories mentales, la structure 
	des volitions réduites à leurs dimensions subjectives et strictement individuelles 
	sont très relatives et souvent non significatives. Autrement plus intéressante, en 
	revanche apparaît la crise qui touche les fondements profonds sur lesquels reposent 
	ces représentations, ces catégories, ces volitions. Car ce sont alors les structures 
	des identités collectives qui sont affectées et, par suite, les mécanismes mêmes de 
	la cohésion sociale qui sont déstructurés.
	Une crise d'identité individuelle peut être passible de diverses lectures: 
	pathologique (sous l'espèce de la psychopathologie clinique), psychanalytique (par 
	le biais de l'introspection freudienne), antipsychiatrique (par l'analyse critique 
	des mécanismes de coercitions institués: famille, école, hôpitaux, etc.) ou parfois, 
	encore, directement normative (voir la manière dont le comportement délinquant est 
	saisi par la justice). Ce pluralisme méthodologique repose sur un postulat explicite 
	et terriblement opératoire: le postulat de la cure. Le système des normes, des 
	valeurs, ainsi que le mécanisme de leur articulation propre, étant structurellement 
	stable, il ne reste plus qu'à réintroduire dans cette universalité normative et 
	consciente d'elle-même les particularités individuelles en déréliction. La cure a 
	précisément cette fonction. Et elle implique l'existence d'un curateur ‹ c'est-à-dire, 
	au fond, d'une référence originelle, et pour certains d'une source de lumière à 
	revivifier.
	Rien de tel dans les crises d'identité collectives: là, ce quii s'estompe, c'est en 
	vérité le postulat, le sol stable sur lequel repose le vaste édifice des 
	représentations admises et de l'entremêlement collectif. La cure existe bien, ici 
	aussi, mais elle est souvent sauvage et d'intensité plus ou moins dramatique selon 
	le degré de délitescence des solidarités de groupe: des apprentis sorciers peuvent 
	alors se lever, quii entraînent dans leur délire des sociétés entières. Ce qui est 
	cependant significatif de ces crises d'identité collectives, c'est qu'elles 
	fonctionnent principalement à l'exclusion, et parfois à l'annihilation.
	Il serait bien sûr trop facile de croire à une nette séparation entre ces deux 
	formes de crise. Et si l'on a bien saisi le sens de la proposition de Claude 
	Lévi-Strauss, il est nécessaire de tenter de repérer ce qui, dans la crise de 
	l'individualité, participe d'un remaniement des structures profondes et des 
	références identitaires collectives.
	Le déplacement des identités collectives affleure d'abord à la surface de notre 
	temps comme une réaffirmation exacerbée des identités spécifiques. Dans sa 
	signification, cette réaffirmation est réactionnelle; dans son contenu, elle 
	implique un comportement collectif logique bien que paradoxal: il est impérial 
	et protectionniste. Impérial, car pour ne pas dépareiller l'identité menacée, 
	ce comportement vise à rendre semblable, à pourchasser la différence, protectionniste, 
	car cette quête de l'identique à soi est en vérité une forme spécifique de 
	confirmation de la différence. Mouvement non dialectique par excellence, qui vise 
	donc à hypostasier la particularité du soi menacé en universalité, en référence 
	dominante. Mouvement en somme de réaffirmation de la domination. Ce mécanisme agit 
	tout autour de soi: face à l'étranger, face au sexe différent, face au chômeur, face 
	au jeune, face à tout ce qui implique un possible remaniement du soi. La crise des 
	grands récits unificateurs, crise non des représentations transcendantales (la 
	religion, le mysticisme), mais bien celle des conceptions laïques, rationalisatrices, 
	temporelles, ‹ la crise en comme de la réussite humaine collective ici-bas a libéré 
	non pas le désespoir , non pas le pessimisme, non pas le renoncement, mais bien comme 
	l'avait déjà perçu Max Weber au début de ce siècle, le désenchantement du monde, la 
	réduction du monde des valeurs au système des moyens en vue d'une fin particulière 
	(Zweckrationalität), le retour répétitif des individualismes anté et anticollectifs: 
	valorisation de l'égoïsme, exacerbation de la xénophobie, du racisme, de 
	l'ethnocentrisme.
	Ce retour de l'individualisme carapaçonné est significatif: il présuppose en vérité 
	un très profond décentrement de l'individualité elle-même. C'est parce que celle-ci, 
	l'individualité moderne, ne se reconnaît plus dans la collectivité qu'elle débouche 
	sur l'individualisme. En soi, l'individualisme comme représentation du monde n'est 
	pas passible d'un jugement abstrait de valeur: il n'est ni bon, ni mauvais; il est , 
	sans plus. Il correspond à une possibilité consubstantielle de l'espèce, enracinée 
	dans la formation historico-sociale de l'individualité. Déjà Kant avait mis en 
	évidence le dualisme qui commande ce processus: c'est le caractère, dit-il, 
	d'"insociable sociabilité"  de l'homme qui est le noeud fondateur de l'ordre humain. 
	Le passage à la communauté, le dépassement de l'individualisme instinctif vers 
	l'individualité raisonnable, non immédiatement instinctuelle, procède des contenus 
	et des formes de socialisation soit données soit à constituer.
	L'individualité débouchant sur l'individualisme instinctuel est, dans l'esprit de 
	Kant, une manière de régression, une sorte de réduction inadmissible de l'individu 
	à son soi, une rupture en somme du contrat de société. Voilà pourquoi Kant a besoin, 
	pour fonder sa conception de la sociabilité, pour opérer le passage du particulier à 
	l'universel, de l'individu à la communauté, voilà pourquoi il a besoin de la morale 
	et de la table des impératifs catégoriques. Voilà pouquoi, en somme, il a besoin de 
	ce qu'il nomme lui-même la légalité universelle , et de la définition de ses contenus 
	dans la Doctrine du droit et dans la Doctrine de la vertu. Toute cette métaphysique 
	des moeurs repose cependant sur la contrainte, donc sur une vision radicalement 
	affirmative de l'ordre social. La loi y est la Norme, et celle-ci est impérative. 
	Le théoricien du normativisme juridique comme fondement de l'ordre social, Kelsen, 
	avait donc raison de clamer sa filiation à Kant. Mais c'est là une stratégie 
	artificielle: les normes ne tiennent que si les valeurs qui les sous-tendent sont 
	stables. Or le décentrement contemporain de l'individualité, sa fuite vers 
	l'individualisme, exprime peut-être une destabilisation des valeurs fondatrices de 
	la civilisation bourgeoise et capitaliste dans une époque où les valeurs temporelles 
	alternatives (surtout socialisme réellement existant) n'apparaissent plus comme 
	réellement alternatives et praticables. D'où le flottement de l'individualité, 
	la polysémie de ses comportements, le caractère entropique de son parcours. 
	La condition postmoderne est une aventure imprévisible, la condition identitaire 
	contemporaine est aléatoire.
	On pourrait à partir de là envisager une série de problèmes. Tenter par exemple de 
	réfléchir sur les raisons historico-sociales qui rendent possible ce décentrement 
	de l'individualité. L'analyse de la répartition des richesses, la structure de 
	l'organisation des rapports de production, la formation des modes de domination, 
	les stratégies d'exploitation, l'articulation des rapports de force, les mécanismes 
	de légitimation et les formes de délégitimation, les objectivations enfin de 
	l'ordre social (les idéologies, les cultures, les institutions etc.) ‹ chacune de 
	ces sphères permettrait de voir à l'oeuvre ce décentrement. Et chacune porterait 
	sans doute une explication.
	On peut aussi se limiter à une approche plus réductrice en repérant la caractéristique 
	centrale de cette crise par ailleurs à l'oeuvre dans toutes les sphères du social: 
	c'est ainsi que le décentrement de l'individualité apparaît, au-delà de la variété de 
	ses figures, comme déployé sur le fond propre de la cohésion sociale: le parcours va 
	ici de la destructuration des groupes, de la redistribution des rôles, de la permutation 
	des fonctions assignées, à la mutation des formes de l'individualité. Délitement des 
	groupes sociaux, destabilisation de la cohésion interobjective et subjective, 
	reformulation du lien social. Façon classique, en somme, de reconsidérer un vieux 
	problème de sens commun: qu'en est-il des rapports de l'individualité et de la communauté 
	dans une situation de crise des solidarités collectives ? De Emile Durkheim à Talcott Parsons, 
	les grandes réponses, on le sait, ne manquent pas.
	Deux perspectives doivent cependant être relevées ici. Dans la première, il est clair que 
	la crise implique un redéploiement du rapport des normes et des valeurs: ces dernières, 
	en tant qu'elles sont fondatrices de l'identité socio-culturelle des groupes, deviennent 
	inadéquates par rapport au système dominant des normes. Envisageons par exemple le problème 
	de l'égalité: on peut voir jouer aujourd'hui cette inadéquation d'abord sur le plan de 
	l'affirmation normative de l'égalité des droits, laquelle est, sur le fond, directement 
	démentie par l'inégalité originelle de condition sociale ‹ mais ce premier aspect des choses 
	est d'une certaine façon occulté et subsumé sous l'égalité formelle de la loi. La philosophie 
	profonde de ce mécanisme peut se définir à peu près comme suit: la condition sociale dépend de 
	l'individu et de sa puissance d'objectivation par rapport à d'autres individus tandis que la 
	dimension publique de l'individu est déterminée par le principe de l'égalité devant la loi. 
	Egaux devant la loi, les individus sont chacun pour soi dans la société. Autrement dit, 
	la norme égalitaire est sous-tendue par le principe de la valorisation individuelle, 
	virtuellement inégalitaire; l'écart entre la position normative et la position valorielle 
	est ici structurel et inapparent.
	Disons-le autrement: la norme égalitaire masque la réalité inégalitaire. Ensuite, sur le 
	plan de la compétition sociale:  celle-ci est devenue, dans l'actuelle situation de crise 
	tellement exacerbée que le principe d'égalité devant la loi s'en trouve lui-même affecté; 
	les valeurs liées à l'affirmation de soi dans l'ordre social (égoïsme, individualisme 
	aversif, concurrence économiquco-sociale) prennent le pas sur les normes d'égalité et 
	de justice telles qu'elles sont objectivées dans la loi:  ce sont alors celles-ci qui 
	changent: on le voit à l'oeil nu aujourd'hui dans le statut octroyé à l'étranger, à 
	l'immigré, au chômeur en "fin de droits", aux femmes et aux jeunes. Cela signifie d'abord 
	et surtout une réadaptation de la norme formellement égalitaire aux valeurs structurellement 
	inégalitaires propres à l'ordre social contemporain.
	La deuxième perspective tient au statut de la diversité dans la communauté. On l'a dit: 
	la crise des identités collectives fonctionne principalement à l'exclusion;  la diversité 
	y est perçue comme une menace, elle devient intolérable parce qu'incommunicable. Il est 
	intéressant de voir comment cette bipolarité de l'inclusion-exclusion est tout à la fois 
	épistémologiquement critiqué, mais normativement légitimée par un auteur aussi solide que 
	Claude Lévi-Strauss. Dans l'avant-propos du séminaire sur l'Identité, il écrit: "Ceux qui 
	prétendent que l'expérience de l'autre individuel ou collectif est par essence 
	incommunicable et qu'il est à jamais impossible, coupable même, de vouloir élaborer un 
	langage dans lequel les expériences humaines les plus éloignées dans le temps et dans 
	l'espace deviendraient, au moins pour partie, mutuellement intelligibles, ceux-là ne 
	font rien d'autre que se réfugier dans un nouvel obscurantisme." Dans le Regard éloigné, 
	il soutient en revanche qu'"il n'est nullement coupable de placer une manière de vivre 
	et de penser au-dessus de toutes les autres, et d'éprouver peu d'attirance envers tel 
	ou tel dont le genre de vie, respectable en lui-même, s'éloigne par trop de celui auquel 
	on est traditionnellement attaché. Cette incommunicabilité relative n'autorise certes pas 
	à opprimer ou détruire les valeurs qu'on rejette ou leurs représentants, mais maintenue 
	dans ces limites, elle n'a rien de révoltant. Elle peut même représenter le prix à payer 
	pour que les systèmes de valeurs de chaque famille spirituelle ou de chaque communauté 
	se conservent, et trouvent dans leur propre fonds les ressources nécessaires à leur 
	renouvellement. Si, comme je l'écrivais dans Race et Histoire , il existe entre les 
	sociétés humaines un certain optimum de diversité au-delà duquel elles ne sauraient aller, 
	mais en dessous duquel elles ne peuvent non plus descendre sans danger, on doit reconnaître 
	que cette diversité résulte pour une grande part du désir de chaque culture de s'opposer à 
	celles qui l'environnent, de se distinguer d'elles, en un mot d'être soi; elles ne s'ignorent 
	pas, s'empruntent à l'occasion, mais pour ne pas périr, il faut que sous d'autres rapports, 
	persiste entre elles une certaine imperméabilité."
	Ces deux positions ne sont pas contradictoires; on constate néanmoins que la seconde, non 
	seulement atténue, mais réduit brutalement la première à une pétition de principe. 
	Lévi-Strauss affirme certes que la communicabilité est relative, et qu'il suffit de 
	vouloir pour pouvoir dresser des passerelles entre des cultures diverses. Cependant, 
	en affirmant l'existence d'un noyau culturel irréductible au groupe et incommunicable, 
	il rend légitime une sorte de différence ontologique entre les humains que rien dans 
	la pratique, surtout dans la société moderne, ne justifie. Qui, d'autre part, définit  
	le seuil "en dessous ou au delà" duquel une société ne doit pas aller ?
	Or force est de constater que ces questions ne peuvent recevoir de réponse métaphysique 
	ou de sens commun; elles ressortissent plutôt à la logique des rapports de force réels 
	dans la société, et des positions qui y sont occuppées par tel ou tel groupe social. 
	De façon radicale encore, qu'est-ce que le contenu du concept de seuil  lui-même ? Se 
	porte-t-il aux normes, aux valeurs, ou aux deux à la foix ? Dans tous les cas de figure, 
	l'accord sur le contenu du concept de seuil est indécidable puisque, excepté la situation 
	d'agression violente, chaque groupe social, à peu près comme chaque individu, aura 
	tendance à réagir différemment face à l'altérité humaine et culturelle. Il est en 
	revanche manifeste que, dans des situations de crises sociales exacerbées, le rapport 
	à la diversité devient plus problématique et des traits culturels ou ethniques distincts 
	peuvent apparaître comme des points de fixation et de confrontation entre groupes et 
	individus. Mais cela relève moins de critères objectifs d'opposition que d'une mobilisation, 
	fortement fantasmatique, de l'imaginaire collectif de l'indigène par rapport à ce qui est 
	perçu comme allogène. De là toute une série d'attitudes injonctives: injonctions 
	d'assimilation, réaction différentialiste, et ainsi de suite ‹ tant il est vrai, pour 
	reprendre l'expression de Theodor Adorno, que "la violence du rendre semblable reproduit 
	la contradiction qu'elle élimine". 
	Crise de l'individualité, déplacement du rapport des normes et des valeurs, ambiguité de 
	la diversité, inconfort de la différence: autant de signes favorisant l'émergence des 
	identifications aléatoires. Il n'y a pas de panacée pour résoudre les redoutables problèmes 
	inhérents à cette situation. Il n'y a au fond que deux attitudes réellement porteuses de sens. 
	L'une consiste à se replier sur les références originaires, à s'opposer à l'ambiguité et à 
	la labilité des identifications, à fixer en somme dans des cadres mentaux et conceptuels 
	précis l'identité personnelle, sociale, nationale, culturelle et religieuse ‹ attitude 
	dont Hegel a très lucidement mis en évidence l'équation tautologique dans la formule du 
	Ich bin Ich  ‹ je suis je‹, et qui rencontre, semble-t-il, aujourd'hui la faveur d'une 
	grande partie de l'opinion française et l'assentiment d'intellectuels de renom. L'autre 
	attitude en revanche retourne sur elle-même la crise de l'identité: et si, au fond, 
	l'émergence des identifications aléatoires, changeantes, mutantes, était une bonne chose ? 
	Pourquoi devrait on concevoir à priori  comme dangereuse  la nouveauté, l'originalité, 
	la singularité ? Dans la crainte de l'Autre, c'est la position dogmatique et adversive 
	du Je qui transpraît. La question réelle n'est pas d'accepter ou de refuser l'avènement 
	de nouvelles identités; celles-ci apparaissent et sont de toute façon irréductibles, 
	incontournables. La question est de savoir comment éviter socialement et culturellement 
	de les soumettres à l'universalité abstraite ou de les réduire à des particularités 
	folkloriques. Autrement dit, il importe de se demander quel peut être aujourd'hui le 
	statut non de l'universalité (celle-ci est en crise, c'est une abstraction métaphysique), 
	non de la particularité (celle-ci est narcissique et souvent bêtement réactionnelle), 
	mais bien de la singularité. Comment peut-on être arabe en France, noir ou tout 
	simplement de "souche" non européenne, ‹ comment ces singularités peuvent-elles se négocier, 
	se transformer, devenir des aspects culturels et humains intériorisés et assumés par 
	la société française ?
	La tradition française dominante en ce qui concerne les valeurs est sur ce plan très 
	inquiétante; si l'on prend le cas du rapport au monde arabe et africain, l'attitude 
	qui a historiquement prévalu est celle de l'exclusion: celle-ci était précisément 
	rendue possible par le fait que les Mahgrebins comme les Africains étaient territorialisés 
	dans leurs pays d'origine, donc situés en dehors de l'Hexagone. Le colonialisme français 
	n'était assimilationniste que sur le plan idéologique; dans les faits il était une forme 
	d'apartheid: en Algérie même, par exemple, la population européenne colonisatrice était 
	séparée (par la loi, par les droits, par le savoir et par le pouvoir) de la population 
	juive jusqu'au décret Crémieux (1870) et de la population musulmane jusqu'à la fin de 
	la Seconde guerre mondiale. C'est cette séparation même qui détruisit ce qu'elle 
	prétendait préserver, à savoir le système colonial. Vis-à-vis du juif, en France, ou 
	même du Polonais ou de l'Italien, le problème était différent, car l'intrus vivait au 
	coeur du pays: la stratégie d'assimilation joua pleinement. La singularité du Juif, du 
	Polonais ou de l'Italien n'a pu se maintenir ici que sur le fil étroit du repli commautaire. 
	Même si l'exemple du judaïsme français prouve de façon éclatante que le statut de minorité 
	peut se concilier avec une grande ouverture, rien ne permet de penser que le repli auquel 
	sont acculées des communautés soit par ailleurs le meilleur garant de la singularité; tout 
	démontre au contraire que, repliées sur elles-mêmes, les communautés risquent de se figer 
	et de perdre le sens de l'ouverture aux autres. On retrouve aujourd'hui ce problème à 
	propos des populations immigrées: pourront-elles s'intégrer sans se renier ? L'identité 
	culturelle française, aujourd'hui en crise, permettra-t-elle l'expression de cette 
	singularité, ou au contraire, par son refus, rendra-t-elle inévitable l'émergence d'un 
	sentiment communautaire stigmatisé, affligé, recroquevillé enfin dans le repli et le 
	culte de la spécificité ? Va-t-on vers un renforcement de la différence adversive, vers 
	une sorte de solidification d'un individualisme communautaire ou permettra-t-on plutôt 
	l'intégration libre de l'individualité singulière dans le système des valeurs et des 
	normes actuellement en tranformation ? Car ces populations sont incontestablement 
	aujourd'hui en situation de mutation; leurs identités sont incertaines, leurs 
	identifications tout aussi aléatoires.
	Que signifie par exemple être "beur" en France aujourd'hui ? Est-ce une identité ? 
	Est-ce une identification ? Est-ce un avenir ? Etre "beur", c'est être objectivé 
	dans une représentation donnée: c'est avoir une généalogie arabe dont le statut 
	est déprécié en France, mais c'est également être suspect aux yeux du monde arabe 
	parce que trop occidentalisé. Etre "beur", c'est donc être entre-deux et c'est, 
	par la force des choses, se choisir dans le présent, à défaut de choisir entre 
	ces monstres froids que sont les appartenances collectives. C'est attendre, attendre 
	que "ça change". Espérer, consciemment ou inconsciemment que les déplacements 
	d'identité en cours achèvent leur mouvement, réalisent leur révolution peut-être. 
	Et vivre une vie incertaine, subir une identification sans concept, assumer une 
	désignation objective sans renier ce qui la rend possible (la généalogie arabo-berbère) 
	mais sans la survaloriser non plus.
	On pourrait montrer d'autres mécanismes à l'oeuvre, pour fournir une idée plus concrète 
	de ces procès d'identifications aléatoires dans une situation de crise d'identité 
	collective: ainsi en est-il des modifications de l'identité collective; ainsi en 
	est-il des modifications de l'identité sexuelle, des mutations de l'identité 
	professionnelle, des tranformations de l'identité morale, etc. Tous ces processus 
	sont certes relatifs, et ils ne peuvent en aucune manière apparaître comme une 
	structure identitaire nouvelle: ils sont des passages, des voies d'accès vers 
	autre chose. Mais, libérés, ils peuvent fournir , sinon l'image précise de ce 
	que sera la société de demain, du moins l'air ‹ l'air vital‹ que veulent respirer, 
	simplement pour vivre, tous ceux sur qui la grâce d'une vie tranquille ne s'est 
	pas posée.

* Professeur de Sciences politiques à l'Université de Paris VIII.