Introduction à la conférence "Internet, ses impacts sur la société"
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Nous entamons à présent la seconde partie de notre journée Internet. Au premier temps des ateliers pratiques va succéder à présent, au rythme de trois conférences et du débat qui suivra, le temps de la réflexion et, somme toute, d'une certaine prise de distance critique à l'égard de ce singulier outil de communication qui, au lieu de simplement prolonger ses utilisateurs, les invite à se plonger en lui - pour y naviguer, pour y circuler, pour y débattre et s'y ébattre.
Le débat touchant aux impacts d'Internet sur la société est incontestablement un débat nécessaire, d'une grande urgence, et qui devra affronter plusieurs problématiques, parmi les plus brûlantes, qu'il s'agisse de la démocratie à l'ère du cyberespace (ce sera le propos d'Yves Thiran), des pratiques d'éducation et d'enseignement (dont Joseph Denooz établira la carte) ou plus largement encore des enjeux socio-économiques informant le déploiement planétaire du " Réseau des réseaux " (suivant le point de vue qu'adoptera Asdrad Torrès). Intervenant au seuil de cette conférence, je n'entrerai guère dans le détail ni dans les contenus possibles du débat qu'elle alimentera, laissant aux orateurs et aux témoins qui paraîtront sur écran le soin d'explorer, chacun selon son angle d'attaque, un domaine complexe où se croisent et interagissent enjeux économiques, politiques, culturels et sociaux. Je voudrais plutôt insister sommairement, à titre introductif, sur les conditions de possibilité et d'efficacité d'un tel débat. Et cela en disant d'abord, au risque de paraître provocant, que le titre sous lequel s'annonce notre conférence - Internet, ses impacts sur la société ? - devrait lui-même, en toute rigueur, faire l'objet d'un débat préliminaire ou, à tout le moins, prêter à quelques interrogations. Que les techniques, et singulièrement les techniques de communication, fassent impact sur la société qui s'en dote et qui les utilise, cela tombe sans doute sous le sens. Qui le contesterait ? Mais s'agit-il pour autant d'entériner l'idée qu'une technologie puisse produire cet impact, par on ne sait quelle propriété magique qu'elle détiendrait en soi ? Ne convient-il pas, autrement dit, de déplacer le point d'interrogation, de l'objet technique lui-même vers les discours qui lui font escorte ? C'est à sortir du cadre que l'utilité d'un tel déplacement peut apparaître. Sortie historique d'abord, en remontant en amont, vers d'autres discours, liés à d'autres techniques. En 1851, Lamartine anticipait en ces termes le développement du journalisme : Avant la fin du siècle, le journalisme englobera toute la presse et toute la pensée humaine. Par l'effet de la prodigieuse multiplication qu'apporte l'art au discours - multiplication qui sera multipliée des milliers de fois - les livres de l'humanité se composeront jour par jour, heure par heure, page par page. La pensée sera diffusée dans le monde avec la rapidité de la lumière : aussitôt conçue, aussitôt notée, aussitôt comprise, jusqu'aux confins du monde terrestre - elle passera d'un pôle à l'autre. Rapide, pressante, brûlant de la ferveur de l'âme à travers laquelle elle jaillit, elle affirmera dans toute sa plénitude, sa domination spirituelle. Elle ne prendra pas le temps de mûrir, de se concenter dans un livre : le livre arriverait trop tard. Le seul livre possible désormais, c'est le journal. (1) Le même Lamartine, treize ans plus tard, dans une biographie exaltée de Gutenberg, dévidera le même fil, allant droit cette fois au télégraphe électrique, autre fétiche d'une autre modernité technique, celle du Second Empire : L'instruction élémentaire des masses donne des consommateurs sans borne à la parole imprimée, les chemins de fer lui ouvrent des routes, la vapeur lui prête des ailes, le télégraphe visuel lui donne des signes ; enfin, l'invention récente du télégraphe électrique lui communique l'instantanéité de la foudre. [...] Dans quelques années, un mot prononcé et reproduit sur un point quelconque du globe pourra illuminer ou foudroyer l'univers. (2) Le plus étonnant paraît sans doute, dans le contexte où nous sommes, de trouver dans ces propos, malgré l'écart d'une rhétorique datée, la plupart des thèmes et des motifs qui se cristallisent autour du dispositif Internet dans la grande presse, dans les magazines spécialisés et dans les discours de ses plus fervents utilisateurs. L'histoire des technologies de la communication est fertile en emportements successifs et en transports d'enthousiasme comparables, et l'on n'aurait guère de peine à montrer, textes à l'appui, que la plupart des médias, depuis le livre imprimé jusqu'aux réseaux informatiques en passant par le télégraphe électrique, ont suscité à leur apparition le même type de discours d'escorte, reproduisant à tour de rôle le même schéma fantasmatique et reconduisant grosso modo les mêmes enthousiasmes ou, dans leur variante crépusculaire, les mêmes craintes. Enthousiasmes et craintes toujours liés à la croyance, très largement partagée, dans le fait que tout média puissant modifierait puissamment - dans un sens ou dans l'autre, pour un mieux ou pour le pire - les donnes du jeu social, sinon les structures mêmes de la vie en société. Du côté des enthousiastes, à résumer très fort, on trouve, avec une singulière force de récurrence, l'idée plus ou moins sous-jacente que plus la société avance dans le développement technique en matière de communication, plus elle est conduite à renouer euphoriquement avec les formes perdues, les plus archaïques, de la vie collective, en l'occurrence celles de la communauté primitive, fondée sur des solidarités organiques fortes et une intense participation de chacun à la totalité sociale. Au début des années soixante, un autre Lamartine, il s'agit de McLuhan, soutenait ainsi, parmi d'autres idées-forces qui n'étaient pas toujours des idées fortes, - je le cite, - que l'ordinateur [...] promet une Pentecôte technologique, un état de compréhension et d'unité universelles (3) et prophétisait du même coup le retour de l'homme de l'âge électronique à un mode d'existence tribale vécue à l'échelle planétaire. C'est, vous l'aurez reconnue, le mythe du village global, aujourd'hui recyclé par la plupart des discours d'escorte, version euphorique, qui accompagnent l'expansion du réseau des réseaux. Dans l'autre version, tout se renverse : au lieu du village global s'impose un espace social à la fois émietté et inégalitaire, où se dessineraient par projection les contours sinistres d'une sorte de Métropolis mondiale, soumise à de puissants dispositifs de télé-surveillance et assurant la domination insidieuse d'une élite technocratique sur un peuple d'automates vissés à leurs écrans et assujettis à leurs claviers. Sans doute, de part et d'autre, dans le condensé abrupt que j'opère, y a-t-il caricature - là où, dans la réalité des discours, il y a place pour tout un dégradé de nuances, de précautions et de détours. Les discours apologétiques touchant à Internet allégueront par exemple les perspectives pratiques d'une amélioration du travail et de l'accès aux connaissances, d'une formation continue et d'une décentralisation démocratique du savoir ou encore d'une participation à cette intelligence collective que Pierre Lévy aperçoit dans le creuset du "cyberespace". Les discours catastrophistes souligneront quant à eux l'accentuation déjà en cours des inégalités, notamment dans l'accès aux ressources et aux compétences techniques, la dissolution prévisible de la cohérence sociale, la montée d'un individualisme autistique ou encore l'illusion dangereuse d'une démocratie directe, cette contradiction dans les termes. Opposition radicale, apparemment insurmontable. Et pourtant, à mieux y regarder, ces deux types de discours sacrifient au même déterminisme, supposant à une technologie la capacité d'agir directement sur les pratiques sociales. Renverser la perspective pour soutenir par exemple, comme le fait Pierre Lévy ce mois-ci dans Le Monde diplomatique à propos du "cyberespace", que la technique propose et le citoyen dispose et que raisonner en termes d'impact revient à se condamner à subir (4) contribue d'autant moins à sortir de l'illusion qu'on ne fait rien d'autre, en l'espèce, que substituer au déterminisme technologique, allant du média aux utilisateurs, un déterminisme à visage humain, allant des utilisateurs au média. Ce qui revient, du même coup, à éclipser là aussi le fait que l'efficace sociale d'une nouvelle technologie dépend dans une plus large proportion des discours portant sur elle et des instances autorisées qui en construisent le système de représentation, que de la libre décision des usagers ou de quelque pouvoir symbolique détenu en soi par le support. C'est là où une technologie se transforme en idéologie - et donc en force socialement orientée -, soit dans l'ordre même des discours qui l'encadrent, qu'il convient donc, me semble-t-il, de situer, s'agissant en particulier d'Internet, une bonne part de l'investigation critique appelée par le réseau. Cette investigation devrait porter, parmi d'autres points, aussi bien sur les lieux de pouvoir d'où procèdent ces discours, sur les intérêts notamment économiques et géo-politiques que ceux-ci traduisent, que sur les métaphores qui en gardent les traces et qui, à entrer dans le langage commun et dans les représentations collectives, y véhiculent les valeurs qui s'y attachent : " autoroutes de l'information ", banques de données, serveurs, et bien d'autres dont le répertoire reste à établir. Très rapidement, pour conclure en fin ouverte, un exemple illustrant un tel déplacement de point de vue, se portant du dispositif lui-même et de ses usages vers les discours qui les informent et qui assurent, avec leur propagation sociale, leur légitimation. Lié au grand mythe du village global, l'une des illusions les plus fortes dont les discours sur Internet constituent aujourd'hui le foyer central touche à la possibilité - en passe, croit-on, d'être réalisée, - d'un monde totalement synchrone et interconnectable. Or, et à un premier niveau d'analyse, il est banal de constater qu'à l'échelle mondiale l'inégale distribution des ressources et des compétences techniques nécessaires à cette intégration planétaire est en train de s'accentuer - et cela vaut y compris, plus près de nous, dans nos sociétés dites avancées où la paupérisation, la marginalisation et l'analphabétisme connaissent un inquiétant retour en force. La communauté euphorique des Internautes, ces nomades immobiles, ne doit pas faire écran à la communauté autrement plus nombreuse des clochards technologiques, grosse de tous ceux qui ne disposent et ne disposeront, pour s'intégrer au " village planétaire " et communier avec sa contemporanéité globale, ni des moyens, ni des compétences, ni de la croyance socialement construite en l'utilité pratique de se doter de ces compétences. À l'exclusion économique risque pour ceux-là, ici ou ailleurs, à court terme, de s'ajouter la mise hors circuit, hors Histoire : hors des réseaux interconnectés qui constitueront demain matin le principal habitat de l'homme moderne. Un regard moins superficiel ferait voir, par ailleurs, que la notion d'un temps synchrone et homogène, tel qu'il s'impose aujourd'hui, ne renvoie ni à une réalité en soi ni surtout à une forme neutre, mais bien plutôt à une valeur et à un être-au-monde propres à l'homme industriel - valeur et façon d'être-au-monde que l'utopie du " village global " contribue à imposer en cadre obligé, parce que seul légitime, de toute perception du monde, aux dépens d'autres formes de perception, d'autres temporalités et d'autres rapports au temps. Autant dire, à la lueur brève d'un tel exemple et avant de céder la parole aux conférenciers, qu'il y a nécessité d'adopter vis-à-vis des discours sur Internet, avant de se plonger dans le dispositif qu'ils enrobent, une position de recul, de défiance, de mise en doute méthodique. Cela afin que ce nouvel outil de communication ne soit pas seulement parlé par les porte-paroles de la technoculture, médiateurs d'intérêts entre autres économiques, mais aussi par ces empêcheurs de penser et de naviguer en rond que sont les sociologues, les philosophes, les anthropologues ou encore les pédagogues. Les autoroutes de l'information " ont aussi leurs bas-côtés, qu'il convient d'explorer. Tel est l'un des enjeux de la conférence qui nous réunit à présent. |
Pascal DURAND
(1) - Alphonse de LAMARTINE, Lettre au directeur de la Revue Européenne, 1851, citée par Marshall McLUHAN, Joyce, Mallarmé et la Presse, article recueilli dans Pour ou contre McLuhan (G. E Stearn, ed.), Paris, Seuil, 1969, p. 106. retour (1)
(2) -LAMARTINE, Gutenberg, Paris, Michel Lévy, 1964, pp. 237-238. retour (2)
(3) -Marshall McLUHAN, Pour comprendre les médias, Paris, Seuil, coll. "Points", 1977, p. 102. retour (3)
(4) -Pierre LEVY, "Cyberespace et démocratie. Pour l'intelligence collective", dans Le Monde diplomatique, numéro 499, octobre 1995, p. 25.