Le droit à la philosophie du point de vue cosmopolitique (l'exemple d'une institution internationale).
Jacques Derrida
L'auteur entreprend de repenser le droit à la philosophie dans sa
dimension internationale. La réflexion qu'il engage s'appuie sur une
lecture de <<Idée (en vue) d'une histoire universelle au point de
vue cosmopolite>> qui fait ressortir les implications de ce texte de Kant
pour certaines institutions fondées après la seconde guerre
mondiale. En examinant ces implications, l'auteur aborde la
problématique de l'eurocentrisme, l'histoire de l'émergence de la
modernité, et le rôle de l'UNESCO dans la réflexion sur la
philosophie contemporaine.
RÉSUMÉ
ABSTRACT
This essay engages in a rethinking of the right to philosophy in its
international dimension. It grounds its reflections in a reading of Kant's
"Idea of a Universal History from a Cosmopolitical Point of View," considering
the essay in terms of its implications for institutions founded after World War
II. In examining these implications, it discusses issues of Eurocentrism, the
founding history of modernity, and the role of UNESCO in posing the question of
contemporary philosophy.
La problématique qui forme la charte de notre rencontre internationale
nous impose de prendre en considération, au moins à titre
d'exemple, deux types de rapport:
l. Le rapport interinstitutionnel entre les universités ou les
instituts de recherche d'une part, les institutions internationales de la
culture (gouvernementales ou non gouvernementales) d'autre part;
2. Le rapport interdisciplinaire exceptionnel entre la philosophie et
les humanités, <<philosophie>> nommant ici à la fois
une discipline qui fait partie des humanités et celle qui prétend
penser, élaborer, critiquer, l'axiomatique des humanités, et
singulièrement le problème de leur humanisme
présumé. C'est ce qui m'autorise à vous soumettre ici,
remaniée pour notre colloque, une partie d'un discours inédit
adressé récemment sur ces sujets à l'Unesco.
De la philosophie -- la dette et le devoir.
Je commencerai par la question <<où ?>>.
Non pas directement par la question <<où sommes-nous?>> ou
<<où en sommes-nous?>>, mais <<où la question
du droit à la philosophie a-t-elle lieu?>>, ce qui se traduit
aussitôt par <<où doit-elle avoir lieu?>>.
Où trouve-t-elle aujourd'hui son lieu le plus approprié?
La forme même de cette question au sujet d'une question, à savoir
<<où?, en quel lieu une question peut-elle avoir lieu?>>,
suppose qu'entre la question et le lieu, entre la question de la question et la
question du lieu, il y ait une sorte de contrat implicite, une affinité
supposée; comme si une question devait toujours être
préalablement autorisée par un lieu, d'avance
légitimée par un espace déterminé qui lui donne
à la fois droit et sens, la rendant ainsi possible et du même coup
nécessaire, à la fois légitime et inévitable.
/pp. 5-6/ Selon l'idiome français -- et déjà l'usage de
cet idiome, l'autorité de fait de cet idiome, nous rappelle à la
question du cosmopolitique et nous enjoindrait à lui seul de poser cette
question -- on dirait qu'il y a des lieux où il y a lieu de poser
cette question, c'est-à-dire que cette question y est en droit non
seulement possible et autorisée, mais nécessaire, voire
prescrite. En de tels lieux, telle question, celle par exemple du droit
à la philosophie du point de vue cosmopolitique, peut et doit avoir
lieu.
Par exemple, l'Unesco serait ainsi le lieu privilégié,
peut-être au fond -- je le dis sans convention et nullement par politesse
pour nos hôtes -- le seul lieu possible pour déployer vraiment la
question qui nous rassemble aujourd'hui et dont l'autorité porte en
quelque sorte dans sa forme même le sceau de cette institution, recevant
d'elle en principe et sa réponse et sa responsabilité; comme si,
pour le dire d'un mot, l'Unesco, et par privilège son département
de philosophie, était l'émanation singulière de
quelque chose comme la philosophie, comme <<un droit à la
philosophie du point de vue cosmopolitique>>, une émanation
singulière pour être circulaire, comme si une source et
l'émanation est toujours d'une source, remontait à la source.
L'Unesco est peut-être née de la position d'un droit à la
philosophie du point de vue cosmopolitique et il lui revient en propre de
répondre de ce droit en répondant à cette question.
L'Unesco porte à la fois la réponse et la responsabilité
de cette question.
Pourquoi? Pourquoi l'Unesco, dans sa destination propre, dans la mission
qu'elle s'est assignée, est-elle l'institution qui, par excellence,
aujourd'hui, a vocation à poser cette question, à lui faire droit
à son tour, à l'élaborer et à tirer les
enseignements pratiques d'une telle élaboration?
Mon sous-titre fait une allusion transparente au titre célèbre
d'un important petit texte de Kant, l'Idee zu einer allgemeinen Geschichte
in weltbürgerlicher Absicht (l784), Idée (en vue) d'une histoire
universelle au point de vue cosmopolitique. Comme nous le savons, ce texte
bref et difficile appartient à l'ensemble des écrits de Kant dont
on peut dire qu'ils annoncent, c'est-à-dire à la fois
prédisent, préfigurent et prescrivent une certain nombre /pp.
6-7/ d'institutions internationales qui n'ont vu le jour qu'en ce
siècle, pour la plupart après la Seconde Guerre mondiale. Ces
institutions, comme l'idée du droit international qu'elles tentent de
mettre en oeuvre, ce sont déjà des philosophèmes; ce sont
des actes et des archives philosophiques, des productions et des produits
philosophiques, non seulement parce que les concepts qui les légitiment
ont une histoire philosophique assignable et donc une histoire philosophique
qui se trouve inscrite dans la charte ou la constitution de l'Unesco, mais
parce que, du même coup, et par là même, de telles
institutions impliquent le partage d'une culture et d'un langage philosophique,
engageant dès lors à rendre possible, d'abord par
l'éducation, l'accès à ce langage et à cette
culture. Tous les États qui adhèrent aux chartes de ces
institutions internationales s'engagent, en principe, philosophiquement,
à reconnaître et à mettre en oeuvre de façon
effective quelque chose comme de la philosophie et une certaine philosophie du
droit, des droits de l'homme, de l'histoire universelle, etc. La signature de
ces chartes est un acte philosophique qui engage philosophiquement
auprès de la philosophie. Dès lors, qu'ils le disent ou non, le
sachent ou non, se conduisent ou non en conséquence, ces États et
ces peuples, par leur adhésion à ces chartes ou par leur
participation à ces institutions, contractent un engagement
philosophique, et donc au moins un engagement à assurer la culture ou
l'éducation philosophique indispensable à l'intelligence et
à la mise en oeuvre de ces engagements auprès d'institutions
internationales qui, je le répète, sont philosophiques par
essence (ce que, soit dit au passage, certains peuvent interpréter comme
une ouverture infinie, d'autres comme une limite à l'universalité
même, si l'on considère par exemple qu'un certain concept de la
philosophie et même du cosmopolitisme philosophique, voire du droit
international, est chose trop européenne -- mais c'est là un
problème qui réapparaîtra sans doute au cours des
discussions)
Quels sont les enjeux concrets de cette situation aujourd'hui? Pourquoi les
grandes questions de l'enseignement et de la recherche philosophique, pourquoi
l'impératif du droit à la philosophie doivent-ils se
déployer plus que jamais dans leur dimension internationale? Pourquoi
les responsabilités à prendre ne sont-elles plus, moins que
jamais aujourd'hui et moins que jamais demain, /pp. 7-8/ au XXIième
siècle, simplement nationales? Que signifie ici "national",
"international", "cosmopolitique", "universel" pour la philosophie, la
recherche philosophique, l'éducation ou la formation philosophique,
voire pour une question ou une pratique philosophique qui ne se lieraient pas
essentiellement à la recherche ou à l'éducation?
Un philosophe est toujours quelqu'un pour qui la philosophie n'est pas
donnée, quelqu'un qui par essence doit s'interroger sur l'essence et la
destination de la philosophie. Il faut rappeler ce fait même s'il
paraît trivial ou trop évident; car c'est là une situation
et un devoir plus singuliers qu'il ne semble, et cela peut conduire à
des conséquences pratiques redoutables. L'existence de lieux tels que
l'Unesco, c'est-à-dire d'institutions internationales qui non seulement
impliquent une philosophie, voire la philosophie dans le discours et je dirais
même la langue de leur Charte, mais qui ont jugé nécessaire
de se doter d'un département spécialisé de philosophie (ce
qui ne va pas de soi et rappelle tout le débat ouvert depuis Le
Conflit des Facultés de Kant: pourquoi une institution
essentiellement philosophique aurait-elle besoin d'un département de
philosophie? Schelling pensait, contre Kant, que l'université
n'étant qu'une grande institution philosophique, philosophique de part
en part, la philosophie devant y être partout, il n'y avait pas lieu de
l'enfermer dans un département); l'existence donc d'un lieu proprement
philosophique comme l'Unesco, le fait que le mode d'être de l'Unesco est
un mode d'être a priori philosophique, cela constitue, me
semble-t-il, une sorte d'axiomatique, un système de valeurs, de normes,
de principes régulateurs en vertu desquels, certes, nous sommes ici,
mais qui prescrivent aussi à tout philosophe de s'interroger
concrètement sur une telle situation, et de ne pas la tenir comme un
fait acquis, évident et sans conséquence grave.
Avant de tirer quelques conséquences préliminaires et moins
abstraites de ces premiers axiomes, permettez-moi de rappeler que le texte de
Kant, s'il annonce et prescrit un "État cosmopolitique universel"
(État, Zustand, au sens de l'état des choses, de la
situation, de la constitution réelle, non de l'État avec un grand
É), si Kant en définit du moins l'espoir (Hoffnung),
l'espoir qu'après /pp. 8-9/ maintes révolutions et
transformations, "finalement" (endlich) ce cosmopolitisme deviendra un
fait; si Kant fonde cet espoir (qui reste un espoir) sur le dessein
"suprême de la nature" (was die Natur zur höchsten Absicht
hat), cet espoir est tout sauf l'expression d'un optimisme confiant et
surtout d'un universalisme abstrait. En soulignant brièvement quelques
limites qui donnent sa forme même et sa forme à la fois la
plus positive, la plus moderne, la plus riche d'enseignement mais aussi la plus
problématique au discours kantien, en insistant plutôt sur les
difficultés, je voudrais introduire aux exposés et
à la discussion qui vont suivre; y introduire et non, bien
évidement, les anticiper, les précéder, encore moins les
prévoir ou les programmer.
Quelles sont ces difficultés ? Que préfigurent-elles des
tâches et des problèmes de notre temps? Mais aussi que ne
préfigurent-elles pas? Et qu'est-ce qui dans notre temps pourrait, voire
devrait déborder un discours comme celui de Kant?
L'idée (au sens kantien) qui nous rassemble ici dans la conscience que
la définition d'une tâche philosophique et d'un droit à la
philosophie doit être posée dans sa dimension cosmopolitique, donc
inter-nationale ou inter-étatique (et c'est déjà une
question grave de savoir si le cosmopolitique trace un trait d'union entre les
cités, les poleis du monde comme nations, comme peuples ou comme
États), cette idée suppose -- Kant le dit lui-même -- une
approche philosophique de l'histoire universelle inséparable d'une sorte
de plan de la nature visant à une unification politique totale,
parfaite, de l'espèce humaine (die vollkommene bürgerliche
Vereinigung in der Menschengattung). Quiconque douterait d'une telle
unification, et surtout d'un plan de la nature, n'aurait aucune raison de
souscrire ne serait-ce qu'à la mise en commun d'une problématique
philosophique, d'une problématique prétendument universelle ou
universalisable de la philosophie. Pour qui douterait de ce plan de la nature,
tout le projet d'écrire une histoire universelle -- partant
philosophique -- et de créer tout aussi bien des institutions
régies par un droit international -- donc philosophique -- ne serait
qu'un roman. "Roman" est le mot de Kant. Celui-ci est si conscient du risque,
qu'à plusieurs reprises il juge nécessaire /pp.9-10/ de
s'expliquer avec cette hypothèse ou cette accusation et pour cela de
réaffirmer que cette idée philosophique, si extravagante qu'elle
paraisse, n'est ni une fiction ni une histoire romanesque -- et que la
philosophie, dans le corps en formation de son institution, n'est surtout pas
de la littérature, ni plus généralement une fiction, en
tous cas une fiction de l'imaginaire. Mais le danger de la littérature,
du devenir-littérature de la philosophie, est si pressant, et si
présent à Kant, que celui-ci à plusieurs reprises le nomme
et le récuse. Mais pour ce faire, il lui faut à la fois invoquer
le fil conducteur d'un dessein de la nature (le fil conducteur, c'est à
dire, un instrument commode de la représentation (Darstellung),
ce qui n'est pas le moyen le plus sûr d'échapper au roman) et,
d'autre part, prendre comme fil conducteur le plus sûr pour suivre ce
dessein de la nature l'histoire des nations européennes, d'abord dans
son commencement grec, puis romain, par opposition aux nations dites barbares.
Ce qui fait que ce texte d'esprit cosmopolitique, selon une loi qu'on pourrait
vérifier bien au-delà de Kant, est le texte le plus fortement
eurocentré qui soit, non seulement dans son axiomatique philosophique,
mais aussi bien dans sa référence rétrospective à
l'histoire gréco-romaine que dans sa référence prospective
à l'hégémonie future de l'Europe qui, dit-il,
"vraisemblablement donnera un jour des lois à toutes les autres".
Comme cette question difficile et aigue du modèle européen,
voire continental, de la philosophie ne manquera pas pour notre
problématique -- je suppose, en vérité je l'espère
--, de ressurgir dans le débat qui nous attend, je voudrais
évoquer quelques lignes de Kant. Elles manifestent que le seul moyen
d'opposer la raison philosophique au roman ou à la fiction extravagante,
c'est de se fier à l'histoire européenne de la raison et d'abord
à l'histoire gréco-romaine de l'histoire. Dans la Septième
Proposition, Kant rappelle que la nature aura naturellement et paradoxalement
utilisé l'insociabilité naturelle des hommes (et Kant est
pessimiste en cela qu'il croit à cette insociabilité naturelle de
l'homme et à l'état de guerre naturelle ou originaire entre les
hommes) pour les pousser à contracter des liens artificiels et
institutionnels et à entrer dans une Société des
Nations:
/pp. 10-11/
La Nature a donc utilisé une fois de plus l'insociabilité
(Ungeselligkeit, Unvertragsamkeit) des hommes et même
l'insociabilité entre grandes sociétés et corps politiques
auxquels se prête cette sorte de créatures, comme un moyen pour
forger au sein de leur inévitable antagonisme un état de calme et
de sécurité. Ainsi, par le moyen des guerres, des
préparatifs excessifs et incessants en vue des guerres et de la
misère qui s'ensuit intérieurement pour chaque État,
même en temps de paix, la nature, dans des tentatives d'abord
imparfaites, puis finalement, après bien des ruines, bien des naufrages,
après même un épuisement intérieur radical de leurs
forces, pousse les États à faire ce que la raison aurait aussi
bien pu leur apprendre sans qu'il leur en coûta d'aussi tristes
épreuves, c'est à dire à sortir de l'état
anarchique de sauvagerie, pour entrer dans une Société des
Nations. Là, chacun, y compris le plus petit État, pourrait
attendre la garantie de sa sécurité et ses droits non pas de sa
propre puissance ou de la propre appréciation de son droit, mais
uniquement de cette grande Société des Nations (des peuples:
Völkerbunde) (Foedus Amphyctionum), c'est-à-dire
d'une force unie et d'une décision prise en vertu des lois
fondées sur l'accord des volontés. Si romanesque (plus
précisément, si exaltée, enthousiaste,
schwärmerisch) que puisse paraître cette idée, et bien
qu'elle ait été rendue ridicule chez un Abbé de
Saint-Pierre ou un Rousseau (peut-être parce qu'ils en croyaient la
réalisation toute proche), telle est pourtant bien l'issue
inévitable de la misère où les hommes se plongent les uns
les autres, et qui doit forcer les États à adopter la
résolution,...etc".
La logique de cette téléologie, c'est que nous devons être
reconnaissants à la nature -- et Kant le dit littéralement -- de
nous avoir créés aussi naturellement, originairement aussi
insociables et peu philosophes pour nous pousser par la culture, l'art et
l'artifice (Kunst), et la raison, à faire épanouir les
germes de la nature.
Ce qui ressemble à une histoire romanesque et n'en est pas une, ce qui
n'est en vérité que l'historicité même de /pp.
11-12/ l'histoire, c'est cette ruse de la nature. La nature use du
détour de la violence et de l'insociabilité primitives, donc
naturelles, pour servir la raison et donc pour mettre en oeuvre la philosophie
à travers la société des nations. Or, et c'est là
que nous trouverions une provocation paradoxale aux débats
d'aujourd'hui, dans cette ruse téléologique de la nature,
l'Europe gréco-romaine, la philosophie et l'histoire occidentale,
j'oserais même dire continentale, jouent un rôle moteur, capital,
exemplaire, comme si la nature, dans sa ruse rationnelle, avait chargé
l'Europe de cette mission spéciale: non seulement de fonder l'histoire
comme telle, et d'abord comme science, non seulement de fonder la philosophie
comme telle, et d'abord comme science, mais aussi de fonder une histoire
philosophique rationelle (non romanesque) et de <<donner un jour des
lois>> à tous les autres continents. Kant reconnaît, une
deuxième fois dans la Neuvième Proposition, que la tentative
philosophique pour traiter l'histoire universelle en fonction d'un dessein
caché de la nature et en vue d'une unification politique totale de
l'humanité ressemble à un Roman (et là il nomme le roman
par son nom, Roman); mais pour contredire cette hypothèse
romanesque et penser l'histoire humaine, au-delà du roman, comme un
système et non comme un agrégat sans plan et sans programme, sans
providence, il se réfère à ce qu'il appelle le fil
conducteur (Leitfaden) de l'histoire grecque (grieschische
Geschichte), <<la seule, dit-il, qui nous transmette toutes les
autres histoires qui lui sont antérieures ou contemporaines, ou qui du
moins nous apporte des documents à ce sujet>>. Autrement dit,
l'historicité ou l'historiographicité grecque serait le signe,
l'indice et donc le fil conducteur permettant de penser qu'une histoire est
possible qui rassemblerait tout ce qui touche à l'universalité du
genre humain. Cette histoire grecque (à la fois au sens de
Geschichte et de Historie, d'histoire au sens de
l'événement et du récit, de la relation documentée,
de la science historique), on peut en suivre l'influence, dit Kant, sur la
formation et le déclin du corps politique du peuple romain en tant qu'il
a "absorbé" la polis grecque, puis a esquissé la
cosmopolis en influençant ou colonisant les Barbares qui ont
à leur tour détruit Rome . À quoi Kant ajoute:
joignons-y en même temps épisodiquement (episodisch)
l'histoire politique des autres peuples, telle que la /pp. 12-13/
connaissance en est peu à peu parvenue à nous par
l'intermédiaire précisément de ces nations
éclairées. On verra alors apparaître un progrès
régulier du perfectionnement de la constitution politique dans notre
continent (in unserem Welttheile) qui vraisemblablement donnera un jour
des lois à tous les autres (der wahrscheinlicher Weise allen anderen
dereinst Gesetze geben wird).
L'axe téléologique de ce discours est devenu la tradition
de la modernité européenne. On le retrouve intact, invariable
à travers des variations aussi graves que celles qui peuvent distinguer
Hegel, Husserl, Heidegger, Valéry. On le retrouve aussi à
l'état pratique, et parfois à travers la
dénégation, dans nombre de discours politico-institutionnels,
européens ou mondiaux. Or ce discours eurocentrique nous pousse à
nous demander -- et je le dirai d'un mot très schématique pour ne
pas garder la parole trop longtemps -- si aujourd'hui notre réflexion
sur l'extension sans limite et la réaffirmation d'un droit à la
philosophie ne doit pas à la fois prendre en compte et
dé-limiter l'assignation de la philosophie à son origine ou
à sa mémoire gréco-européenne. Non pas se contenter
de réaffirmer une certaine histoire, une certaine mémoire des
origines ou de l'histoire occidentale (méditerranéenne ou
centre-européenne, gréco-romaine-arabe ou germanique) de la
philosophie, ne pas se contenter non plus de s'opposer ou d'opposer la
dénégation à cette mémoire et à ces langues,
mais d'essayer de déplacer le schéma fondamental de cette
problématique en se portant au-dela de la vieille, fatigante,
usée, usante opposition entre l'eurocentrisme et l'anti-eurocentrisme.
L'une des conditions pour y parvenir -- et on n'y parviendra pas d'un coup, ce
sera l'effet d'un long et lent labeur historique en cours --, c'est la prise de
conscience active du fait que la philosophie n'est pas plus
déterminée par un programme, un langage ou une langue originaires
dont il suffirait de retrouver la mémoire pour en déceler la
destination, pas plus assignée à son origine ou par son origine
donc, qu'elle n'est simplement, spontanément, abstraitement
cosmopolitique ou universelle. Ce que nous avons vécu et ce que nous
visons de plus en plus, ce sont des modes d'appropriation et de transformation
du philosophique, dans des langues et des cultures non-européennes, qui
ne reviennent ni au mode /pp. 13-14/ classique de l'appropriation qui consiste
à faire sien ce qui est à l'autre (ici à
intérioriser la mémoire occidentale de la philosophie et à
l'assimiler dans sa propre langue) ni à l'invention de nouveaux modes de
pensée qui, étrangers à toute appropriation, n'auraient
plus aucun rapport à ce qu'on croit reconnaître sous le nom de
philosophie.
Ce qui arrive aujourd'hui, et je crois depuis longtemps, ce sont des
formations philosophiques qui ne se laissent pas enfermer dans cette
dialectique au fond culturelle, coloniale ou néo-coloniale, de
l'appropriation et de l'aliénation. Il y a d'autres voies pour la
philosophie que celles de l'appropriation comme expropriation (perdre sa
mémoire en assimilant la mémoire de l'autre, l'une s'opposant
à l'autre, comme si une ex-appropriation n'était pas
possible, ou la seule chance possible). Non seulement il y a d'autres voies
pour la philosophie, mais la philosophie, s'il y en a, c'est l'autre voie. Et
cela a toujours été l'autre voie: la philosophie n'a jamais
été le déploiement responsable d'une unique assignation
originaire liée à la langue unique ou au lieu d'un seul peuple.
La philosophie n'a pas une seule mémoire. Sous son nom grec et dans sa
mémoire européenne, elle a toujours été batarde,
hybride, greffée, multilinéaire, polyglotte et il nous faut
ajuster notre pratique de l'histoire de la philosophie, de l'histoire et de la
philosophie, à cette réalité qui fut aussi une chance et
qui reste plus que jamais une chance. Ce que je dis ici de la philosophie peut
se dire aussi bien, et pour les mêmes raisons, du droit et de la
démocratie.
En philosophie comme ailleurs, l'européocentrisme et
l'anti-européocentrisme sont des symptômes de la culture
missionnaire et coloniale. Un concept du cosmopolitisme qui serait encore
déterminé par cette opposition non seulement limiterait
concrètement le développement du droit à la philosophie,
mais ne rendrait même pas compte de ce qui se passe en philosophie. Pour
réfléchir en direction de ce qui se passe et pourrait encore se
passer sous le nom de philosophie (et le nom est à la fois très
grave et sans importance, selon ce qu'on en fait), il nous faut
réfléchir à ce que peuvent être les conditions
concrètes du respect et de l'extension du droit à la
philosophie.
/pp. 14-15/
Je juxtaposerai ici très vite les titres de problèmes qui
sont en vérité systématiquement ou structurellement
coordonnés.
l. Premier titre. Quiconque pense devoir faire respecter, accorder,
étendre le droit à la philosophie d'un point de vue
cosmopolitique devrait prendre en compte ce qu'est, mais aussi ce qu'a toujours
été la concurrence entre plusieurs modèles, styles,
traditions philosophiques liés à des histoires nationales ou
linguistiques, même si jamais ils ne se réduisent à des
effets de nation ou de langue. Pour prendre l'exemple le plus canonique, qui
est loin d'être le seul et qui comporte lui-même de nombreuses
sous-variétés, l'opposition entre la tradition de la philosophie
dite continentale et la philosophie dite analytique ou anglo-saxonne ne se
réduit ni à des limites nationales ni à des données
linguistiques. Ce n'est pas seulement un immense problème et une
énigme pour les philosophes européens ou anglo-américains
qui y sont formés. Une certaine histoire, notamment mais non seulement
une histoire coloniale, a constitué ces deux modèles en
références hégémoniques dans le monde entier. Le
droit à la philosophie passe non seulement par une appropriation de ces
deux modèles concurrents et à la limite de tout modèle par
tout et par toutes (et quand je dis toutes, ce n'est pas pour être
formellement prudent quant à des catégories grammaticales, j'y
reviens dans un instant), le droit de tous et de toutes à la philosophie
passe aussi par la réflexion, le déplacement et la
déconstitution de ces hégémonies, l'accès à
des lieux et à des événements philosophiques qui ne
s'épuisent ni dans ces deux traditions dominantes ni dans ces langues.
Ces enjeux sont déjà intra-européens.
2. Deuxième titre. Le respect et l'extension du droit de tous et
de toutes à la philosophie suppose aussi, je le dis encore trop
vite, l'appropriation mais aussi le débordement des langues qu'on dit,
selon le schéma que je mettais en question tout à l'heure,
fondatrices ou originaires de la philosophie: les langues grecque, latine,
germaniques ou arabe. La philosophie doit se pratiquer, selon des chemins non
simplement anamnésiques, dans des langues qui sont sans rapport de
filiation avec ces racines. Si l'extension le plus souvent
hégémonique de telle ou telle langue, et de façon
quasiment toute puissante de l'anglais, peut servir de véhicule à
la /pp. 15-16/ pénétration universelle du philosophique et de la
communication philosophique, la philosophie exige du même coup, et pour
cela même, qu'on se libère des phénomènes de
dogmatisme et d'autorité que la langue peut produire. Il ne s'agit pas
de soustraire la philosophie à la langue et à ce qui à
jamais la lie à de l'idiome; il ne s'agit pas de promouvoir une
pensée philosophique abstraitement universelle et sans inhérence
au corps de l'idiome, mais au contraire de la mettre en oeuvre de
façon chaque fois originale dans une multiplicité non finie
d'idiomes produisant des événements philosophiques qui ne soient
ni particularistes et intraduisibles ni abstraitement transparents et univoques
dans l'élément d'une universalité abstraite. Avec une
seule langue, c'est toujours une philosophie, une axiomatique du discours et de
la communication philosophiques, qui s'impose sans discussion possible. Je
dirais quelque chose d'analogue, en tout cas relevant de la même logique,
pour la science et la technique. Il va de soi que le développement des
sciences et des techniques (qu'il s'agisse de physique théorique,
d'astrophysique ou de génétique, d'informatique ou de
médecine; que ce soit ou non au service de l'économie ou
même de la stratégie militaire) est, pour le meilleur ou pour le
pire, frayage d'une communication cosmopolitique et à ce titre ouvre les
voies, par le biais de la recherche scientifique mais aussi de
l'épistémologie ou de l'histoire des sciences, à ce qui
dans la philosophie, et depuis toujours, aura été solidaire sur
différents modes du mouvement de la science. L'hypothèse ou le
voeu que je serais tenté de soumettre à la discussion, c'est que
tout en prenant en compte, ou en charge, dans l'esprit d'une nouvelle
ère des Lumières pour ce nouveau millénaire (et à
cet égard je reste kantien), ce progrès des sciences, une
politique du droit à la philosophie pour tous et pour toutes ne soit pas
seulement une politique de la science et de la technique, mais une politique de
la pensée qui ne cède ni au positivisme, ni au scientisme, ni
à l'épistémologisme et retrouve, à la mesure de
nouveaux enjeux, dans son rapport à la science mais aussi aux religions,
au droit et à l'éthique, une expérience qui soit à
la fois de provocation ou de respect réciproque, mais aussi d'autonomie
irréductible. Les problèmes sont à cet égard
toujours traditionnels et toujours nouveaux, qu'il s'agisse d'écologie,
de bio-éthique, d'insémination artificielle, de greffe d'organe,
de droit international, etc. Ils touchent donc tous au concept du /pp. 16-17/
propre, de la propriété, du rapport à soi et à
l'autre dans les valeurs de sujet et d'objet, de subjectivité,
d'identité, de personne, c'est-à-dire de tous les concepts
fondamentaux des chartes qui régissent les relations et les institutions
internationales comme le droit international qui est censé les
régler en principe.
Compte tenu de ce qui lie la science à la technique, à
l'économie, aux intérêts politico-économiques ou
politico-militaires, l'autonomie de la philosophie à l'égard de
la science est aussi essentielle à la pratique d'un droit à la
philosophie que l'autonomie à l'égard des religions est
essentielle pour quiconque veut que l'accès à la philosophie ne
soit interdit à aucun et à aucune. Je fais ici allusion à
ce qui, dans chaque aire culturelle, linguistique, nationale, religieuse, peut
limiter le droit à la philosophie pour des raisons sociales, politiques
ou religieuses, en raison de l'appartenance à une classe, à un
âge, à un sexe, ou tout cela à la fois. Ici, je prendrai le
risque d'affirmer que, au-delà de ce qui lierait la philosophie à
sa mémoire gréco-européenne, ou à des langues
européennes, au-delà même de ce qui la lierait à un
modèle occidental déjà constitué de ce qu'on
appelle en grec la démocratie, il me paraît impossible de
dissocier le motif du droit à la philosophie du point de vue
cosmopolitique du motif d'une démocratie à venir. Sans lier le
concept de démocratie à ses données passées et
encore moins aux faits qu'on a classés sous ce nom, et qui tous gardent
en eux la trace des hégémonies que j'ai évoquées
plus ou moins directement, je ne crois pas que le droit à la
philosophie, (tel qu'une institution internationale comme celle-ci se doit de
le faire respecter et d'en étendre l'effectivité), soit
dissociable d'un mouvement de démocratisation effective. Vous imaginez
bien que ce que je dis là est tout sauf un voeu abstrait et une
concession conventionnelle à quelque consensus démocratique. Les
enjeux n'ont jamais été aussi graves dans le monde aujourdh'hui,
et des enjeux nouveaux appelent une nouvelle réflexion philosophique sur
ce que démocratie -- et j'insiste, la démocratie à venir
-- peut vouloir dire et être. Ne voulant pas trop m'étendre dans
cette introduction, je me réserve d'en dire plus long à ce sujet
dans la discussion.
/pp. 17-18/
3. Troisième titre. Bien que la philosophie ne se résume
pas à ses moments institutionnels ou pédagogiques, il va de soi
que toutes les différences de tradition, de style, de langue, de
nationalité philosophique sont traduites ou incarnées dans des
modèles institutionnels ou pédagogiques, parfois même
produites par ces structures (l'école, le lycée,
l'université, les institutions de recherche). C'est là le lieu de
débats, de concurrences, de guerre ou de communication dont nous
parlerons tout à l'heure, mais je voudrais, pour conclure à ce
sujet, me tourner une dernière fois vers Kant pour situer ce qui
aujourd'hui peut constituer la limite ou la crise la plus commune à
toutes les sociétés, occidentales ou non, qui souhaiteraient
mettre en oeuvre un droit à la philosophie. C'est que, par delà
les motifs politiques ou religieux, par delà les motifs parfois
d'apparence philosophique qui peuvent pousser à limiter le droit
à la philosophie, voire à interdire la philosophie (à
telle classe sociale, aux femmes, aux adolescents avant un certain âge,
etc.; aux spécialistes de telle ou telle discipline ou aux membres de
tel ou tel groupe), au-delà même de tous les motifs de
discrimination à cet égard, la philosophie souffre partout, en
Europe et ailleurs, dans son enseignement et dans sa recherche, d'une limite
qui, pour ne pas prendre toujours la forme explicite de l'interdiction ou de la
censure, y revient néanmoins, tout simplement en raison de la limitation
des moyens mis en oeuvre pour soutenir l'enseignement et la recherche
philosophiques. Cette limitation est motivée, je ne dis pas
justifiée, aussi bien dans des sociétés de type
capitaliste libérale-socialiste ou social-démocrate, sans parler
de régimes autoritaires ou totalitaires, par des équilibres
budgétaires accordant la priorité aux recherches et aux
formations à la recherche dite, souvent à juste titre, utile,
rentable, urgente, à la science dite finalisée, aux
impératifs techno-économiques, voire scientifico-militaires. Il
ne s'agit pas du tout pour moi de contester indistinctement tous ces
impératifs. Mais plus ces impératifs s'imposent -- parfois pour
les meilleures raisons du monde, parfois en vue de développements sans
lesquels le développement de la philosophie elle-même n'aurait
aucune chance dans le monde --, plus le droit à la philosophie devient
urgent, irréductible, ainsi que l'appel à la philosophie pour
précisément penser et discerner, évaluer, critiquer les
philosophies. Car ce sont aussi des philosophies qui, au nom d'un positivisme
/pp. 18-19/ techno-économico-militaire tendent à réduire,
selon des modalités diverses, le champ et les chances d'une philosophie
ouverte et sans limite, dans son enseignement et dans sa recherche, comme dans
l'effectivité de ses échanges internationaux.
Voilà pourquoi, malgré quelque réserve que j'aie cru
nécessaire de marquer à l'égard du concept kantien
(à la fois trop naturaliste et trop
téléologico-européen) de la cosmopolis, je citerai
Kant pour conclure. Je citerai ce qu'il appelle, exemplairement, un exemple.
Son court traité sur l'Idée d'une histoire universelle d'un
point de vue cosmopolitique est évidemmemt aussi, et il ne pouvait
en être autrement, un traité de l'éducation. Et dans sa
Huitième Proposition, après avoir annoncé et salué
l'ère des Lumières et la liberté universelle de religion,
Kant écrit ce qui suit, et qui reste toujours à méditer
aujourd'hui, presque sans transposition. Si j'avais à donner un titre
à ce passage, ce serait peut-être <<De la philosophie -- la
dette et le devoir>>:
...Ces Lumières, et avec elles encore un certain attachement que
l'homme éclairé témoigne inévitablement pour le
bien dont il a la parfaite intelligence, doivent peu à peu
accéder jusqu'aux trônes et avoir à leur tour une influence
sur les principes de gouvernement. Prenons un exemple: si nos gouvernements
actuels ne trouvent plus d'argent pour subventionner les établissements
d'éducation publique, et d'une manière générale
pour tout ce qui représente au monde les vraies valeurs (das
Weltbeste), parce que tout est déjà dépensé
par avance pour la guerre à venir, il y va pourtant de leur
véritable intérêt de ne pas entraver du moins les efforts,
certes bien faibles et lents, que leurs peuples accomplissent à titre
privé dans ce domaine. Et enfin la guerre ne se borne pas à
être une entreprise aux rouages très subtils, très
incertaine quant au dénouement pour les deux camps; mais encore pour les
fâcheuses conséquences dont se ressent l'État
écrasé sous le poids d'une dette (Schuldenlast )
toujours croissante (celle d'une invention moderne (einer neuen
Erfindung)), et dont l'amortissement devient imprévisible
[amortissement, c'est Tilgung, l'annulation, l'effacement de la /pp.
19-20/ dette, la destruction que Hegel distingue de l'Aufhebung qui
efface en conservant], elle finit par devenir une affaire épineuse; en
même temps l'influence que le seul ébranlement d'un État
fait subir à tous les autres finit par devenir si sensible (tant chacun
d'eux est indissolublement lié aux autres sur notre continent par ses
industries) que ceux-ci sont obligés par la crainte du danger qui les
menace, et hors de toute considération législatrice, de s'offrir
comme arbitres, et ainsi, longtemps à l'avance, de faire tous les
préparatifs pour l'avènement d'un grand organisme politique futur
dont le mode passé ne saurait produire aucun exemple [cette incidence ne
relance pas seulement la grande question de la dette dans ses effets
géo-politiques déterminants aujourd'hui pour l'avenir du monde;
elle ouvre la voie à une lecture moins traditionaliste et
peut-être moins téléologiste de Kant que celle que j'ai
esquissée tout à l'heure]. Bien que cet organisme politique pour
le moment ne soit encore qu'une ébauche très grossière, un
sentiment se fait jour chez tous les membres; la conservation de la
collectivité (Erhaltung des Ganzen) leur importe. Ce qui
donne l'espoir qu'après maintes révolutions et maints
changements, finalement, ce qui est le dessein suprême de la nature, un
État cosmopolitique universel, arrivera un jour à
s'établir: foyer où se développeront toutes les
dispositions originaires du genre humain.
Je voulais par cette citation suggérer que le droit à la
philosophie passe peut-être désormais par une distinction entre
plusieurs régimes de la dette: entre une dette finie et une dette
infinie, entre la dette et le devoir, un certain effacement et une certaine
réaffirmation de la dette -- et parfois un certain effacement au nom de
la réaffirmation.
Jacques Derrida