Sur la musique
(Cours de Vincennes, 8 mars 1977)
Gilles Deleuze
On avait parlé la dernière fois d'un livre de Dominique Fernandez.
Il dit des choses très importantes pour nous, sur la musique.
Je fais donc un recul en arrière. Il est très bizarre, car d'habitude
il fait des choses orientées sur des critiques littéraires à base
de psychanalyse, et puis en même temps il aime la musique, et
voilà que ça le tire de ses soucis analytiques. Il lance une formule
qui parcourt tout ce livre intitulé La Rose des Tudor (Dominique
Fernandez, La Rose des Tudor, Julliard, 1976). Tout le thème du
livre c'est ceci: la musique meurt vers 1830. Elle meurt très
particulièrement, et tragiquement, comme toutes les bonnes choses,
elle meurt avec Bellini et Rossini. Elle meurt tragiquement parce
que Bellini mourra dans des circonstances très mal connues, ou
bien d'une maladie inconnue à l'époque, ou bien d'une sombre histoire,
et Rossini, c'est l'arrêt brusque. Ce musicien de génie, en plein
succès, décide d'arrêter. Il avait toujours eu deux amours: la
musique et la cuisine, il ne fait plus que de la cuisine. C'était
un grand cuisinier, et il tourne fou. Je connais beaucoup de gens
qui arrêtent les choses à tel moment; c'est un type d'énoncé assez
courant: «Pour moi, ceci se termine à telle époque.» La philosophie
n'a pas cessé de mourir: elle meurt avec Descartes, elle meurt
avec Kant, elle meurt avec Hegel, chacun a son choix' Du moment
qu'elle est morte, ça va. Et puis je connais des gens qui arrêtent
la musique aux chants grégoriens. Très bien.
Fernandez lance un énoncé du type: la musique s'arrête à Bellini
et Rossini. Qu'est-ce qui rend possible un tel énoncé' Cela ne
peut vouloir dire qu'une chose: quelque chose, même si vous ne
le savez plus je ne tente pas de lui donner raison car je pense
qu'il n'a pas raison , quelque chose qui appartenait essentiellement
à la musique n'existera plus après Rossini et Bellini, les deux
derniers musiciens. Qui c'est qui entraîne, même indirectement,
la disparition de Rossini et de Bellini, quelle est la nouvelle
musique autour de 1830' C'est l'arrivée de Verdi et de Wagner.
Ça veut dire que Wagner et Verdi ont rendu la musique impossible,
Fernandez va jusqu'à dire que ce sont des fascistes, ce n'est
pas la première fois qu'on le dit pour Wagner. Qu'est-ce qu'ils
ont supprimé, d'après Fernandez, qui était tellement essentiel
à la musique' Il nous dit à peu près ceci: il dit qu'il y a eu
quelque chose d'inséparable de la musique. Je le coupe pour préciser
quelque chose: on peut considérer comme corrélatif dans une activité
quelconque, dans une production quelconque, comme deux plans ou
deux dimensions du plan; une de ces dimensions nous pouvons l'appeler
expression, et l'autre dimension nous pouvons l'appeler contenu.
Pourquoi ces termes expression et contenu' Parce que expression,
rien que comme mot, ça a l'avantage de ne pas être confondu avec
«forme», et contenu ça a l'avantage de ne pas être confondu avec
«sujet», thème ou objet. Pourquoi est-ce que expression ne va
pas être confondu avec forme' Parce qu'il y a une forme d'expression,
mais il y a aussi une forme de contenu. Le contenu n'est pas informel.
Or qu'est-ce que c'est' Je pourrais ajouter à tout ce qu'on a
dit précédemment que ce qu'on a appelé le plan de consistance
comporte non pas deux blocs, mais une dimension sous laquelle
il est plan d'expression et une dimension sous laquelle il est
plan de contenu. Si je considère le plan de consistance sonore
nommé musique, je peux me demander quelle est l'expression et
quel est le contenu proprement musical une fois dit que le contenu,
ce n'est pas ce dont parle la musique, ou ce que chante une voix.
Or, Fernandez nous dit que, à son avis, la musique a toujours
été traversée par un contenu qui lui était très intime, et qu'il
était le débordement ou le dépassement de la différence des sexes.
Alors, comme il n'oublie pas sa formation analytique, bien qu'il
ne soit pas analyste, il dit que la musique, c'est toujours et
essentiellement une restauration de l'androgyne. Prêter ce contenu-là
à la musique implique que je puisse montrer que ce contenu-là
est bien musical, et essentiellement musical, en vertu de la forme
d'expression nommée musique. Or, il est bien connu que la musique
est d'abord vocale. On sait à quel point les instruments ont fait
longtemps l'objet d'une espèce de surveillance, notamment dans
la codification musicale et dans l'action de l'Église sur la codification
musicale: l'instrument est très longtemps tenu en dehors, maintenu;
il ne faut pas qu'il déborde la voix. Quand est-ce qu'une voix
devient musicale' Je dirais, du point de vue de l'expression,
que la voix musicale c'est essentiellement une voix déterritorialisée.
Ça veut dire quoi' Je pense qu'il y a des choses qui ne sont pas
encore musique et qui, pourtant, sont très proches de la musique.
Il y a des types de chant qui ne sont pas encore musique, par
exemple Guattari tient énormément à l'importance d'une notion
qu'il faudrait développer, celle de ritournelle. La ritournelle
peut peut-être être quelque chose de fondamental dans l'acte de
naissance de la musique. La petite ritournelle. Elle sera reprise,
ensuite, dans la musique. Le chant non encore musical: tra la
la. L'enfant qui a peur' Peut-être que le lieu d'origine de la
petite ritournelle, c'est ce qu'on appelait, l'année dernière,
le trou noir. L'enfant dans un trou noir, tra la la, pour se rassurer.
Je dis que la voix chantonnante est une voix territorialisée:
elle marque du territoire. C'est pour ça que si la musique, ensuite,
reprend la ritournelle, un des exemples les plus typiques de la
reprise de la ritournelle, c'est Mozart. Berg utilise très souvent
ce procédé. Qu'est-ce que c'est le thème le plus profondément
musical, et pourquoi c'est le plus profondément musical' Un enfant
meurt, et pas d'une mort tragique, la mort heureuse. Concerto
à la mémoire d'un ange. L'enfant et la mort, c'est partout. Pourquoi'
Pourquoi la musique est-elle pénétrée par, à la fois, cette prolifération
et cette abolition, cette ligne qui est à la fois une ligne de
prolifération et d'abolition sonore'
Si la ritournelle c'est la voix qui chante déjà, la voix territorialisée,
ne serait-ce que dans un trou noir, la musique, elle, commence
avec la déterritorialisation de la voix. La voix est machinée.
La notation musicale entre dans un agencement machinique, elle
forme elle-même un agencement, elle forme en elle-même un agencement,
tandis que dans la ritournelle, la voix est encore territorialisée
parce qu'elle s'agence avec autre chose. Mais lorsque la voix
à l'état pur est extrai-te et produit un agencement proprement
vocal, elle surgit comme voix sonore déterritorialisée.
Ça implique quoi, cette voix déterritorialisée' J'essaie de dire
avec mes mots à moi, ce que dit Fernandez quand il dit que le
problème de la voix en musique, c'est de dépasser la différence
des sexes. Je dis que les sexes, avec leurs sonorités vocales
particulières, c'est une territorialisation de la voix: oh, ça
c'est une voix de femme, ah, ça c'est une voix d'homme. Déterritorialisation
de la voix: il y a un moment essentiel que l'on voit bien avec
la notation musicale. À l'origine européenne, la notation musicale
porte essentiellement sur la voix. Quelqu'un de très important,
enfin une des choses les plus importantes là-dedans, c'est le
double rôle, et des papes pour les pays latins, par exemple Grégoire,
et Henri VIII, et les Tudor, dans la notation musicale. C'est
Henri VIII qui réclame que, à chaque syllabe corresponde une note.
Ce n'est pas simplement, comme on dit, pour que le texte chanté
soit bien compris, c'est un procédé de déterritorialisation de
la voix qui est formidable, c'est un procédé clé. Si, à chaque
syllabe, vous faites correspondre une notation musicale, vous
avez un procédé de déterritorialisation de la voix. Mais vous
sentez qu'on n'arrive pas encore à faire le lien avec cette histoire
où je dis: du point de vue de l'expression, et en tant que forme
d'expression, je définis d'abord la musique comme musique vocale,
et la musique vocale comme déterritorialisation de la voix, et
en même temps, du point de vue du contenu comme forme de contenu;
du point de vue de la forme de contenu, je définis la musique,
du moins la musique vocale, à la manière de Fernandez, non pas
comme le retour à l'androgyne primitif, mais comme le dépassement
de la différence des sexes. Pourquoi est-ce que la voix déterritorialisée,
du point de vue de l'expression, c'est la même chose que le dépassement
de la différence des sexes du point de vue du contenu' Cette voix
déterritorialisée, du point de vue de l'expression, donc agencée,
ayant trouvé un agencement spécifique, agencée sur elle-même,
machinée sur elle-même, va être la voix de l'enfant. Qu'est-ce
que ça veut dire' Ou bien quoi' C'est vrai que dans toute la musique,
jusqu'à un certain moment, comme le dit Fernandez, la musique
est traversée par une espèce de subversion des sexes. C'est évident
avec Monteverdi. Et que ce soit la musique latine de type italienne-espagnole,
ou la musique anglaise, et là, on a comme les deux pôles occidentaux,
quelles sont les voix déterminantes de la musique vocale' Les
voix déterminantes de la musique vocale c'est le soprano, l'alto
et ce que les Anglais appellent contre-ténor, ou haute-contre.
Le ténor c'est celui qui tient la ligne, et puis il y a les lignes
supérieures alto, soprano. Or ces voix sont des voix d'enfants,
ou ces voix sont faites pour des enfants. Parmi les pages les
plus gaies de Fernandez, il y a son indignation à savoir que les
femmes soient devenues soprano. Là, il est furieux, c'est terrible
ça. Ça n'a pu se faire que quand la musique était morte, le soprano
non pas naturel, mais le soprano de l'agencement musical, c'est
l'enfant.
Les trois voix très caractéristiques, la voix de l'enfant: dans
la musique italienne, ça c'est commun aux deux pôles; dans la
musique italienne, il y a le castrat, c'est-à-dire le chanteur
castré, et dans la musique anglaise qui, très bizarrement, n'avait
pas de castrat (le castrat, c'est quelque chose de latin), il
y avait le contre-ténor. Et le castrat et le contre-ténor, par
rapport au soprano enfantin, c'est comme deux solutions différentes
pour un même problème.
Le contre-ténor anglais, il y en a encore, alors qu'il n'y a plus
de castrat, et là, Fernandez dit que c'est la civilisation, la
faute du capitalisme, tellement il n'est pas content. Avec Verdi
et avec Wagner (N.d.É: Sur Wagner, Deleuze se réfère implicitement
à Boulez), le capitalisme s'approprie la musique. Avec le contre-ténor
anglais, c'est quelle voix déterritorialisée' Il s'agit de chanter
au-dessus de sa voix. La voix du contre-ténor est souvent appelée
une voix de tête. Il s'agit de chanter au-delà de sa voix, et
c'est vraiment une opération de déterritorialisation, et Deller
dit que c'est la seule manière de chanter à haute voix. C'est
une voix qui ne passe pas par les poumons. C'est un beau cas de
déterritorialisation de la voix, parce que la territorialité de
la voix, c'est le sexe, voix d'homme, voix de femme; mais je peux
aussi bien dire que c'est l'endroit où tu parles, la petite ritournelle;
je peux dire aussi que c'est de là où elle est émise, le système
diaphragme-poumon. Or la voix du contre-ténor se définit par ceci
comme si elle partait de la tête, Deller insiste sur le fait qu'il
faut que ça passe par les sinus, c'est une voix des sinus; l'histoire
de Deller est très belle; à seize ans, comme dans toutes les maîtrises,
on lui dit de se calmer, de laisser reposer sa voix pendant deux
ans, et il en ressort pur contre-ténor. C'est curieux, pour ceux
qui ont entendu Deller, l'impression que ça donne, à la fois d'être
artificielle et travaillée, et d'être en même temps une espèce
de matière brute musicale, d'être le plus artificiel et le plus
naturel à l'issue de cet artifice. Donc la voix part de la tête,
traverse les sinus, sans jamais prendre appui sur le diaphragme.
C'est comme ça que vous reconnaissez un contre-ténor. En gros,
vous le reconnaissez, bien qu'il n'aime pas cette expression,
à cette voix de tête. La voix du castrat est très différente:
c'est une voix elle aussi complètement déterritorialisée, c'est
une voix de la base des poumons, et même à la limite, du ventre.
Fernandez les définit très bien. Purcell, le grand musicien enfant,
a aussi une histoire splendide: étant enfant, il a une voix de
soprano, puis après, il devient à la fois avec possibilités de
basse et de contre-ténor. C'était une merveille quand Purcell
chantait.
Deux fois, dans son livre, Fernandez essaie de préciser la différence
entre la solution castrat et la solution contre-ténor, la solution
anglaise: «Ce serait le lieu d'analyser la différence fondamentale
qui oppose l'art de chanter en Angleterre à l'art de chanter en
Espagne. Les hautes-contre ont la voix située dans la tête, d'où
cette impression de pureté céleste presque irréelle, non pas dépourvue
de sensualité mais d'une sensualité qui brûle à mesure les convoitises
qu'elle allume. Les sopranos et altos ont la voix située beaucoup
plus bas dans la poitrine, on croirait presque dans le ventre,
près du sexe en tout cas. On suppose que les castrats obtenaient
un effet aussi irrésistible sur leurs auditeurs parce que leurs
voix n'étaient pas seulement une des plus belles, mais en même
temps chargées d'un intense pouvoir érotique. Toute la sève qui
n'avait pas d'autre issue dans leur corps imprégnait l'air qu'ils
chassaient de leur bouche, avec pour résultat de transformer cette
chose, d'habitude aérienne et impalpable, en une matière pulpeuse,
moelleuse entre toutes. (Rires.) Alors que les contre-ténors anglais
ignorent qu'ils ont un sexe, ou qu'ils pourraient en avoir un,
les castrats italiens font de leur chant un acte charnel et complet
d'expulsion, symbolique de l'acte sexuel dont leur voix trahit
la douloureuse et voluptueuse impatience. Les sons qui sortent
de leur gorge possèdent une consistance ouille ouille , ces
garçons font l'amour au moyen de leur voix.»
Il faut en retenir que ces deux procédés de déterritorialisation
de la voix, la voix de tête du contre-ténor, tête-sinus-bouche,
sans s'appuyer sur le diaphragme, et la voix de la base des poumons
et du ventre du castrat, à quoi ça nous sert' Là, on voit bien
en quoi l'agencement musical de la voix, le processus musical
de déterritorialisation de la voix ne fait qu'un, en effet, avec
une espèce de dépassement de la différence des sexes. Dans notre
langage, nous dirions que la musique est inséparable d'un devenir
femme et d'un devenir enfant. Le devenir femme fondamental dans
la musique, qui n'est pas du tout' Pourquoi la musique s'occupe-t-elle
tellement de l'enfant' Ma réponse serait que bien au-delà de ces
thèmes, de ces motifs, de ces sujets, de ces référents, la musique
est pénétrée dans son contenu et ce qui définit le contenu proprement
musical, c'est un devenir femme, un devenir enfant, un devenir
moléculaire, etc., etc.
Ce devenir enfant, c'est quoi' Il ne s'agit pas pour la musique
de chanter ou de faire chanter la voix comme un enfant chante;
au besoin l'enfant est complètement artificialisé. Il faudrait
presque distinguer l'enfant molaire qui chante, non musicalement,
l'enfant de la petite ritournelle, et l'enfant moléculaire, agencé
par la musique, et même quand c'est un enfant qui chante dans
une maîtrise anglaise, il faut une opération d'artifice musical,
par laquelle l'enfant molaire cesse d'être un enfant molaire pour
devenir moléculaire, enfant moléculaire; donc, l'enfant a un devenir
musicalement enfant. Ce qui signifie que l'enfant que la musique
devient, ou que la musique fait devenir, est lui-même un enfant
déterritorialisé comme contenu, de même que la voix comme expression
est une voix déterritorialisée. Il ne s'agit pas d'imiter l'enfant
qui chante, il s'agit de produire un enfant sonore, c'est-à-dire
déterritorialiser l'enfant en même temps que l'on déterritorialise
la voix. Par là se fait la jonction entre la forme de contenu
musical devenir femme, devenir enfant, devenir moléculaire, et
la forme d'expression musicale déterritorialise la voix, entre
autres par la notion musicale, par le jeu de la mélodie et de
l'harmonie, par le jeu de la polyphonie, et à la limite, par l'accompagnement
instrumental. Mais à ce niveau, la musique reste essentiellement
vocale, puisque comme forme d'expression, elle se définit par
la déterritorialisation de la voix, par rapport à laquelle les
instruments ne jouent qu'un rôle d'aide, comme d'accompagnement,
de concomitant, et parallèlement, se fait ce devenir enfant, ce
devenir femme; et comme on le disait la dernière fois, c'est l'enfant
lui-même qui a à devenir enfant. Il ne suffit pas d'être enfant
pour devenir enfant, il faut passer par toute la maîtrise du collège
ou de la cathédrale anglaise, ou bien pis encore, pour devenir
enfant, il faut passer par l'opération italienne du castrat.
Bellini et Rossini, c'est les derniers à agencer musicalement
la voix sous la forme de ces devenirs-là. Le devenir enfant et
le devenir femme. Au début du XIXe siècle, ce qui disparaît, c'est
la coutume des castrats, d'une part c'est exprès que je ne dis
pas la castration, si je disais la castration, toute la psychanalyse
reviendrait à toute allure, le castrat c'est un agencement machinique
qui ne manque de rien. Le castrat est dans un devenir femme qu'aucune
femme n'a, il est dans un devenir enfant qu'aucun enfant n'a.
Par là même, il est dans le processus de la déterritorialisation.
Devenir enfant, c'est nécessairement, non pas devenir un enfant
tel qu'est l'enfant, mais devenir un enfant en tant qu'enfant
déterritorialisé, et ça se fait par un moyen d'expression qui
est nécessairement lui-même une expression déterritorialisée:
la déterritorialisation de la voix.
Fernandez fait un éloge mesuré, mais très remarquable de Bowie.
Il dit que c'est une voix de fausset. Mais ce n'est pas par hasard
que la pop music ça a été les Anglais. Les Beatles: il devrait
y avoir des voix qui ne sont pas loin du tout, ce n'est pas un
contre-ténor, mais il y en a un qui devait avoir un registre qui
approchait le contre-ténor. C'est très curieux que les Français
aient refusé les castrats. Pour les Anglais, on comprend, c'est
des puritains.
Lorsque Gluck fait jouer je ne sais plus quel opéra, en France,
il doit réécrire entièrement le rôle principal pour le faire chanter
par un ténor. C'est dramatique, ça. Nous, on a toujours été du
côté de la ritournelle. Donc, Fernandez fait cette espèce de compliment
à la pop music. Mais vous voyez bien où il veut en venir quand
il dit que la musique se termine avec Bellini et avec Rossini,
ce qui revient à dire, encore une fois: mort à Wagner, mort à
Verdi. Là, ça devient moins bon. Tout ce que je voudrais retenir
du livre de Fernandez, c'est: oui, la musique est inséparable
d'un devenir enfant, d'un devenir femme, d'un devenir moléculaire,
c'est même ça sa forme de contenu, en même temps que sa forme
d'expression c'est la déterritorialisation de la voix, et la déterritorialisation
de la voix passe par les deux extrêmes de la voix déterritorialisée
du castrat et de la voix déterritorialisée du contre-ténor. Là,
ça forme un petit bloc'
Il s'agit de machiner la voix, machine sonore vocale, qui implique
une déterritorialisation de la voix, du point de vue de l'expression,
ayant pour corrélat, du point de vue du contenu, le devenir enfant
et le devenir femme, etc. En effet, à première vue, avec Verdi
et Wagner, on revient à une espèce de grande reterritorialisation
molaire dans notre langage, à savoir: quel que soit le caractère
sublime de leurs voix, le chanteur wagnérien sera homme avec une
voix d'homme, la chanteuse wagnérienne sera femme avec une voix
de femme. C'est le retour à la différence des sexes. Ils mettent
à mort le devenir de la musique. Vous voyez pourquoi Fernandez
met ça sur le dos du capitalisme, il dit que le capitalisme ne
peut pas supporter la différence des sexes, il y a la division
du travail, en d'autres termes la voix au lieu d'être machinée
dans l'agencement musical, déterritorialisation de la voix-devenir
enfant, elle repasse par cette espèce de moulinette: la machine
binaire, la voix de la femme qui répond à la voix de l'homme,
et la voix de l'homme qui répond à la voix de la femme. Tristan
et Yseut. Dans le vieil opéra, vous savez que des personnages
comme César étaient chantés par des castrats.
Le castrat n'était pas du tout utilisé pour des minauderies ou
pour des exercices de style, le tout-puissant, le César, l'Alexandre
est censé dépasser la différence des sexes au point qu'il y a
un devenir femme du guerrier. Achille était chanté par un castrat.
Il y a en effet un devenir femme d'Achille.
On devrait s'interdire de parler de ce qu'on n'aime pas. Il devrait
y avoir une interdiction absolue. On écrit toujours pour, en rapport
à ce qu'on aime. Une littérature qui n'est pas une littérature
d'amour, c'est vraiment de la merde. Fernandez est très discret,
il parle très peu de Verdi et de Wagner, mais je crois qu'il se
passe autre chose: la musique devient symphonique. Au besoin,
elle ne cesse pas d'être vocale, mais c'est vrai qu'elle devient
symphonique.
Une des pages mauvaises de Fernandez, c'est quand il dit que c'est
le développement instrumental qui force les voix à redevenir voix
d'homme et voix de femme, à repasser par cette espèce de machine
binaire; en effet, dans un ensemble symphonique, le contre-ténor
est foutu. Il a l'air de dire que la musique instrumentale ou
symphonique fait trop de bruit, trop de bruit pour que ces devenirs
très subtils soient encore perceptibles. On peut imaginer que
c'est tout à fait autre chose. Qu'est-ce qui s'est passé dans
cette espèce de destitution de la voix' Qu'est-ce qui se passe
lorsque la machine musicale cesse d'être primordialement vocale,
l'instrument n'étant plus qu'un accompagnement de la voix, pour
devenir instrumentale et symphonique. Je crois que c'est vraiment
la machine musicale, ou l'agencement, qui change. Il ne s'agit
plus d'agencer la voix, il s'agit de traiter la voix il me semble
que c'est une très grande révolution musicale , il s'agit de
traiter la voix comme un élément parmi d'autres, ayant sa spécificité,
un élément parmi d'autres dans la machine instrumentale. Ce n'est
plus la flûte ou le violon qui sont là pour rendre possible ou
pour accompagner le processus de déterritorialisation de la voix,
c'est la voix elle-même qui devient un instrument, ni plus ni
moins qu'un violon. La voix est mise sur le même pied que l'instrument,
si bien qu'elle n'a plus le secret de l'agencement musical. C'est
donc tout l'agencement qui bascule. Je dirais que c'est une véritable
mutation. Il ne s'agit plus de trouver ou d'inventer une machine
de la voix, il s'agit d'élever la voix à l'état d'élément d'une
machine symphonique. C'est complètement différent. Ce n'est pas
étonnant que Fernandez ait raison, d'un point de vue très limité:
avec Verdi et Wagner, se fait une reterritorialisation de la voix
et ça durera avec Berg (Lulu). Mais c'est bien forcé, parce que
c'est plus en tant que voix que la voix est élément musical. Si
bien que, si on la considère en tant que voix, elle retombe à
son état de détermination pseudo-naturelle, voix d'homme ou voix
de femme, elle retombe dans la machine binaire puisque ce n'est
plus en tant que voix qu'elle est élément de la machine musicale.
Dès lors, en tant que voix, elle retombe effectivement dans la
différence des sexes, mais ce n'est plus par là qu'elle est musicale.
Le gain formidable de cette musique instrumentale symphonique,
c'est que, au lieu de procéder par une simple machination sonore
de la voix, elle procède à une machination sonore généralisée
qui ne traite plus la voix que comme un instrument à l'égal des
autres.
Si bien, encore une fois, que lorsque vous considérez ces voix
en tant que voix, elles retombent dans la détermination naturelle
ou territoriale homme-femme, mais en même temps, ce n'est pas
par là qu'elles sont musicales, elles sont musicales dans un tout
autre point de vue: dans leur rapport avec l'instrument dont elles
sont l'égal, dans l'ensemble de la machination, où, à la limite,
il n'y aura plus aucune différence de nature entre le son de la
flûte, le timbre de la voix. On sera passé à un nouveau type d'agencement.
Je dirais presque que la forme d'expression musicale a changé:
au lieu de machination de la voix, vous avez machination symphonique,
machination instrumentale dont la voix n'est qu'un élément égal
aux autres. Mais du coup la forme de contenu change aussi, et
vous allez avoir un changement dans les devenirs. La forme de
contenu reste le devenir, mais vous allez avoir comme une impossibilité
de rattraper à l'état pur ce qui faisait l'essentiel de la musique
vocale, à savoir le devenir femme et le devenir enfant, vous allez
avoir une ouverture sur d'autres devenirs. Les devenirs de la
musique précédente s'arrêtaient au devenir femme et au devenir
enfant, c'étaient principalement des devenirs qui s'arrêtaient
presque à une frontière qui était le devenir animal, et avant
tout, le devenir oiseau. Le thème du devenir apparaît constamment,
soit produire musicalement un oiseau déterritorialisé. La déterritorialisation
de l'oiseau, à la lettre, c'est lorsqu'il est arraché à son milieu;
la musique ne reproduit pas le chant de l'oiseau, elle produit
un chant d'oiseau déterritorialisé, comme l'oiseau de Mozart dont
je prends tout le temps l'exemple.
Or, la nouvelle musique instrumentale ou symphonique, peut-être
qu'elle n'a plus la maîtrise des devenirs enfant et des devenirs
femme. Ce n'est plus comme avant. Mais une ouverture sur d'autres
devenirs, comme s'il y avait une espèce de déchaînement des devenirs
animaux, des devenirs animaux proprement sonores, proprement musicaux.
Des devenirs puissances élémentaires, des devenirs élémentaires.
Wagner. Le thème même de la mélodie continue qui est comme la
forme d'expression à laquelle correspond comme forme de contenu
une espèce de déchaînement des éléments; des espèces de devenirs
sonores élémentaires. Enfin, une ouverture sur quelque chose qui,
à mon avis, n'existe pas du tout dans la musique vocale, mais
qui peut être repris dans cette nouvelle musique par la voix,
dans le nouvel agencement: des devenirs moléculaires, des devenirs
moléculaires inouïs. Je pense aux chanteuses dans Schönberg. C'est
déjà ça avec Debussy. Et dans toute la musique moderne. Berio.
Dans Visages, on voit très bien qu'on ne traite du visage qu'en
le défaisant. Il y a tout le domaine de la musique électronique
où vous avez cette ouverture vers les devenirs moléculaires qui
ne sont permis que par la révolution Verdi, Wagner. Donc, je dirais
que la forme musicale d'expression change et que, du coup, la
forme de contenu s'ouvre sur des devenirs d'un autre type, d'un
autre genre. Au niveau d'une définition très générale de la machine
musicale ou du plan de consistance sonore, qu'est-ce que ce serait
le plan de consistance sonore' Je dirais que, du point de vue
de l'expression, vous avez toujours une forme d'expression qui
consiste en une machination, machination portant soit directement
sur la voix, soit machination symphonique intégrant la voix à
l'instrument, et du côté du contenu, sur ce même plan de consistance
sonore, vous avez toujours des devenirs proprement musicaux qui
ne consistent jamais en imitation, en reproduction, et qui sont
tous les devenirs qu'on a vus avec leurs changements, et vous
avez le thème comme de la forme et de la forme de contenu: les
deux sont pris dans un mouvement de déterritorialisation.
Je me demande si pour le cinéma il ne s'agit pas de la même chose'
Quelqu'un avait travaillé là-dessus l'année dernière. Sur le cinéma
parlant: là aussi c'est un problème de voix. Est-ce qu'on ne pourrait
pas dire qu'au début du parlant la voix n'est pas tellement individualisée'
Elle ne sert pas tellement de facteur d'individuation. Exemple:
la comédie américaine. C'est comme si les caractères individuels
de la voix étaient dépassés. Le parlant n'a pris la voix que pour
dépasser les caractères individuels de la voix. Finalement lorsque
le parlant naît, se forme une individualisation par le visage
ou par le type, et la voix en tant que facteur déterminant du
cinéma dit parlant dépasse les déterminations particulières ou
même spécifiques. Ce sera assez tardivement que l'on reconnaîtra
la star à la voix, Dietrich et Greta Garbo. Or, dans la comédie
américaine, il n'y a pas de voix et pourtant il y a un usage du
parlant qui est quelque chose de fantastique, mais la voix n'est
pas distribuée d'après des machines binaires ou d'après des machines
d'individuation. Qu'est-ce qu'il y a de bien dans la voix de Bogart'
C'est que sa voix n'est pas du tout individuée; c'est complètement
une voix linéaire. Ce qui a fait le succès de la voix de Bogart,
c'est une voix blanche: c'est le contre-ténor du cinéma. C'est
une voix blanche qui est très bien rythmée, mais qui, à la lettre,
ne passe pas par les poumons. C'est une voix linéaire qui sort
par la bouche.
Quand la musique est vocale, elle ne se sert pas de la voix comme
voix individuée ou comme voix sexuée, homme-femme, elle se sert
de la voix comme forme d'expression d'un devenir, devenir femme,
devenir enfant. De la même manière, le cinéma parlant a commencé
à se servir de la voix comme forme d'expression d'un devenir.
Il faudrait aussi définir le plan fixe: de même qu'il y a un plan
de composition sonore qui ne fait qu'un avec la machine musicale
et tous les devenirs de cette machine et les devenirs de la
machine musicale c'est ce qui parcourt le plan de consistance
sonore , eh bien de même que la machine musicale doit être dit
un plan sonore fixe mais fixe ça veut dire aussi bien la vitesse
absolue que la lenteur ou le repos absolu, ça veut dire l'absolu
du mouvement ou du repos , et les devenirs qui s'inscrivent sur
ce plan, c'est du mouvement relatif, les vitesses et les lenteurs
relatives, eh bien de la même manière le plan fixe cinématographique
peut être dit aussi bien mouvement absolu que repos absolu: c'est
sur lui que s'inscrivent et les formes d'expression cinématographiques
et le rôle de la voix dans le cinéma parlant, et les devenirs
correspondants suivant les mutations des formes d'expression avec
de nouvelles formes de contenu. J'aimerais bien que vous disiez
ce que vous en pensez'
Le jeu fort-da de l'enfant avec sa bobine, ce n'est pas du tout
ce que croit la psychanalyse. Ça n'a rien à voir avec une opposition
différentielle entre des éléments signifiants. C'est tout à fait
autre chose, c'est la petite ritournelle. C'est la petite ritournelle
de territorialité. Le jeu de la bobine ce n'est pas du tout une
machine binaire. Il y a tous les intermédiaires, ce n'est pas
du tout une opposition phonologique, c'est une ritournelle. La
vraie musique commence à partir du moment où on prend la petite
ritournelle et où on déterritorialise, on fait subir à la ritournelle
un processus de déterritorialisation. Mozart n'a pas cessé de
faire ça. Le Concerto à la mémoire d'un ange, c'est ça, un enfant
déterritorialisé. Un enfant meurt et les conditions de la production
de déterritorialisation de l'enfant.
Je voudrais que l'on prenne ce qu'on a fait depuis le début comme
une espèce de résumé d'ensemble recentré sur un type de plan très
particulier: le plan de consistance sonore ou musique, et les
agencements musicaux qui se tracent sur ce plan de consistance.
Question Que pense Nietzsche par rapport à Wagner'
Gilles Deleuze C'est une drôle d'histoire. Il est impossible de le lire simplement
littérairement, bien que ce soit très beau. Nietzsche faisait
lui-même de la musique, tout le monde le sait et tout le monde
est unanime pour dire que cette musique, à part de rares morceaux,
n'est pas très bonne. Cette remarque n'est pas fameuse. Nietzsche
faisait passer toute sa musicalité dans son écriture, c'est ça
Nietzsche musicien. Ce qui est intéressant, c'est de voir que
sa musique ressemble à du Schubert, à du Schumann, et très souvent.
Je lance un appel: allez écouter les mélodies de Nietzsche dans
les discothèques. Qu'est-ce que dit Nietzsche contre Wagner' Il
dit que c'est de la musique aquatique, que ce n'est pas dansant
du tout, que tout ça n'est pas de la musique mais de la morale,
il dit que c'est plein de personnages: Lohengrin, Parsifal, et
que ces personnages sont insupportables. Qu'est-ce qu'il veut
dire presque implicitement' Il y a une certaine manière de concevoir
le plan où vous trouverez toujours des formes en train de se développer,
aussi riche que soit ce développement, et des sujets en train
de se former. Si je reviens à la musique, je dis que Wagner renouvelle
complètement le domaine des formes musicales, si renouvelé qu'il
soit, il reste un certain thème du développement de la forme.
Boulez a été un des premiers à souligner la prolifération de la
forme, c'est par là qu'il fait honneur à Wagner, un mode de développement
continu de la forme, ce qui est nouveau par rapport à avant, mais
si nouveau que soit le mode de développement, il en reste un développement
de la forme sonore. Dès lors, il y a nécessairement le corrélat,
à savoir: le corrélat du développement de la forme sonore, c'est
la formation du sujet. Lohengrin, Parsifal, les personnages wagnériens,
c'est les personnages de l'apprentissage, c'est le fameux thème
allemand de la formation. Il y a encore quelque chose de g'théen
dans Wagner. Le plan d'organisation est défini par les deux coordonnées
de développement de la forme sonore et de formation du sujet musical.
Nietzsche fait partie d'une tout autre conception du plan. Quand
je disais que le plan de consistance ne connaît que deux choses:
il ne connaît plus de formes qui se développent, il ne connaît
plus que des vitesses et des lenteurs, des mouvements et des repos,
il ne connaît plus que des vitesses et des lenteurs entre particules,
entre molécules, il ne connaît plus de formes en train de se développer.
Il ne connaît plus que des rapports différentiels de vitesse entre
éléments. Il ne connaît pas de développement de la forme. J'ajouterais
que corrélativement, il ne connaît plus de formation d'un sujet,
fini l'éducation sentimentale. Wagner, c'est encore d'un bout
à l'autre l'éducation sentimentale. Le héros wagnérien dit: «Apprenez-moi
la peur.» Nietzsche ce n'est pas ça. Il n'y a que des heccéités,
c'est-à-dire des combinaisons d'intensités, des composés intensifs.
Les heccéités ce ne sont pas des personnes, ce ne sont pas des
sujets. Si je pense à Nietzsche, je me dis qu'il est en plein
là-dedans. Qu'est-ce qu'il y a de beau dans Ecce Homo' Je ne force
pas beaucoup en disant que Nietzsche c'est quelqu'un qui passe
son temps à nous dire qu'il n'y a que des vitesses et des lenteurs.
Tous font de grands hommages à G'the, mais ce sont de grands sournois.
Hölderlin et Kleist font des hommages à G'the, mais il n'empêche
que c'est leur haine pure. Nietzsche ne nous dit pas: soyez rapide,
lui n'était pas très rapide. On peut être très rapide en marchant
très lentement, c'est encore une fois une question de rapport
différentiel entre vitesses et lenteurs, on peut être très rapide
sans bouger, on peut faire des voyages sur place d'une rapidité
folle, être revenu avant d'être parti.
Ecce Homo, c'est formidable, c'est un des plus beaux livres du
monde. La manière dont Nietzsche parle des saisons, des climats,
de la diététique. Ça revient tout le temps à nous dire: je ne
suis pas une personne, ne me traitez pas comme une personne, je
ne suis pas un sujet, n'essayez pas de me former c'est ça qu'il
dit à Wagner , il dit que c'est de la musique pour Bismarck.
Il ne veut pas d'éducation sentimentale. Ce qui l'intéresse, c'est
les héccéités et les compositions d'intensités, et il se vit comme
un ensemble d'heccéités.
' Cette disparition d'un apprentissage ou d'une éducation au profit
d'un étalement des heccéités. Je crois que Nietzsche fait ça dans
ses écritures. Quand il dit que la musique de Bizet c'est bien
mieux que Wagner, il veut dire que dans la musique de Bizet, il
y a quelque chose qui pointe et qui sera bien mieux réussi par
Ravel ensuite, et ce quelque chose, c'est la libération des vitesses
et des lenteurs musicales, c'est-à-dire ce qu'on appelait à la
suite de Boulez la découverte d'un temps non pulsé, par opposition
au temps pulsé du développement de la forme et de la formation
du sujet. Un temps flottant, une ligne flottante.
Richard Pinhas C'est quand même inquiétant cette préférence, à un moment, de
Nietzsche pour Bizet différence qui disparaît complètement avec
les textes d'Ecce Homo, où il retourne complètement Wagner, en
disant que finalement: «C'est lui que j'aime» , pendant un moment;
durant sa grande fâcherie, il y a une espèce de reproche qu'il
impute à Wagner, et il va affirmer Bizet comme le créateur positif
de l'époque. Il y a un problème de la ligne mélodique: Wagner
est supposé foutre en l'air la ligne mélodique, et ce qu'il aime
chez Bizet, c'est la prédominance de la ligne mélodique, dans
le même temps, il va traiter Wagner de rhéteur et d'homme de théâtre,
c'est ses termes et ce sont les termes précis qui peuvent définir
la subjectivité et la création de sujet. Mais je ne trouve pas
ça très clair de faire de Bizet comme une pointe dépassant Wagner,
ce n'est pas évident. Il y a une ambiguïté, dans Nietzsche, au
niveau des problèmes de la ligne mélodique, et à certains égards,
avec toute l'admiration et tout l'amour que j'ai pour lui, il
y a peut-être une position en retrait par rapport aux critères
d'innovation qui se trouvent chez Wagner. Ça reste à vérifier.
Ce qui me paraissait extrêmement intéressant dans le développement
qu'a fait Gilles, c'est qu'il marque très rapidement des lignes
de coupures. Ce sont des lignes de transition ou plutôt de grands
plans de variations qui affectent le devenir de la musique en
général, et à un moment il se posait une question, à savoir: comment
se fait-il qu'on n'ait pas pu continuer à garder des voix de haute-contre
ou des voix de castrat, ça disparaît. La réponse est toute trouvée:
à un certain moment du devenir de la musique, c'est-à-dire à partir
du moment où un plan de composition musicale ou un plan de consistance
musicale se trouve comme ouvert ou orienté vers une nouvelle méthode
de production ou de création sonore, méthode, c'est aussi bien
au niveau de l'écriture que des matériaux ou des agencements utilisés,
c'est absolument plus nécessaire. Je prends un exemple concret:
qu'est-ce que ça voudrait dire, aujourd'hui, à quoi ça servirait,
quelle serait l'utilité d'un virtuose tel qu'on les formait dans
le passé, pour jouer la musique des compositeurs contemporains'
Ça n'a plus aucune raison d'être. Ce qui est réclamé au niveau
de l'exécution n'existe plus au niveau de l'écriture. Autant la
virtuosité était un élément de composition nécessaire il y a encore
un siècle, autant aujourd'hui, c'est un élément qui a complètement
disparu. Donc, on assiste en même temps qu'à la création de nouvelles
formes, de nouveaux agencements, de nouveaux développements, de
nouveaux matériaux, tout arrive à la fois, on assiste au rejet,
même pas au rejet par exclusion, mais peut-être au rejet par lassitude
ou par épuisement de certaines composantes antiques telles que
la virtuosité dans ce cas-là. À la limite, on pourrait dire qu'il
n'y a plus rien à faire de la virtuosité.
Gilles Deleuze Est-ce qu'on peut dire, ou est-ce que ça te trahit, que la virtuosité,
c'était une technique de déterritorialisation proprement liée,
non pas à l'ensemble des devenirs musicaux, mais dans la musique,
liée au devenir femme et au devenir enfant. Ce qui a toujours
appartenu à la musique, à travers toute son histoire, c'est des
formes de devenir animal très particulières.
Claire Parnet On peut supposer que les devenirs les plus déterritorialisés
sont toujours opérés par la voix. Berio.
Gilles Deleuze Le cas Berio est très étonnant. Ça reviendrait à dire que le
virtuose disparaît lorsque Richard invoque l'évolution machinique
de la musique, et que, dès lors, le problème du devenir musical
est beaucoup plus un problème de devenir moléculaire. On voit
très bien que, au niveau de la musique électronique, ou de la
musique de synthétiseur, le personnage du virtuose est, d'une
certaine manière, dépossédé; ça n'empêche pas que dans une musique
aussi moderne, celle de Berio, qui utilise tous ces procédés,
il y a maintien des virtuoses et maintien d'une virtuosité vocale.
Richard Pinhas Ça m'apparaît sous la forme d'une persistance d'un code, un code
archaïque; ça rentre comme un élément dans la composition innovatrice
de Berio. Il fait subir quand même un drôle de traitement à cette
voix.
Gilles Deleuze Je te donnerais raison parce que Berio insère toutes sortes de
ritournelles dans ce qu'il fait. J'avais défini la ritournelle,
par différence avec la musique, comme la voix ou l'instrument
déterritorialisés. La ritournelle c'est la territorialisation
sonore par opposition à la musique en tant que musique qui est
le processus, le procès de déterritorialisation. Or, de même qu'il
y a des devenirs femme, des devenirs enfant, des devenirs animaux,
il y a des devenirs peuples: c'est l'importance, dans la musique,
de tous les thèmes folkloriques. Le petit air folklorique, c'est
de l'ordre de la ritournelle. Le petit air de telle région. Qu'un
musicien prenne, à la lettre pique, et bien plus, transforme et
l'expression et le contenu, parfois laisse subsister une phrase
intégralement, les degrés de transformation sont très variables,
or, chez Berio, intervient une utilisation du folklore des chants
populaires de tous les pays, au besoin il les inscrit dans une
langue multiple, et à ce niveau, en effet, il y a une espèce de
virtuosité vocale. Je tiens à la petite ritournelle de l'enfant
ou de la femme, et à cette machine de déterritorialisation qui
va reprendre tout ça pour faire subir un traitement spécial de
la voix ou de l'instrument, du chant populaire, au point que Verdi
est branché sur la révolution italienne. Ça explique les branchements.
Verdi devient le génie de l'Italie naissante.
Richard Pinhas D'après ce que tu as dit, je dégagerais quatre
périodes fondamentales, il n'y a pas de coupures à proprement
parler, mais il y a des variations et des transformations, des
translations qui amènent à de nouveaux plans de composition musicaux.
La première, non pas dans le temps, mais en référence à ce qu'on
a dit, s'arrête à Rossini; la seconde s'arrête avec l'avènement
de Debussy et de Ravel; la troisième, comme par hasard, tombe
à peu près avec les effets de la Seconde Guerre Mondiale; la quatrième,
ce serait les formes musicales qu'on retrouve aujourd'hui, aussi
bien avec la pop music commerciale-populaire, et aussi bien au
niveau des travaux réputés d'avant-garde. Musique réputée contemporaine.
On trouve, pour les première et seconde périodes, des connexions
extrêmement étroites, au niveau des figures de contenu, avec des
devenir animaux et des devenir enfants et devenir femmes, dans
le premier cas surtout, un devenir enfant et un devenir femme,
dans le deuxième cas les mêmes, avec en plus une dimension de
reformation propre aux exemples qu'on pourrait trouver dans Wagner,
et à partir de Debussy et de Ravel on a, d'une part effectivement,
des devenirs moléculaires et un certain rapport à des devenirs
qu'il faudrait définir, en rapport avec des matériaux «terrestres».
Lorsque Ravel intitule un morceau La Mer, il y a, d'une part,
des devenirs moléculaires, d'autre part, un certain rapport aux
éléments. Ensuite, il y a la musique actuelle qui, pour moi, est
principalement moléculaire, abstraite. Aussi bien dans les deux
premières catégories, ou séries, il est légitime, on ne peut pas
faire autrement que de passer par une analyse se référant à des
figures de contenu et des figures d'expression et là, mettons
que ma demande, depuis quelques semaines, a été pleinement satisfaite
, autant j'ai l'impression que, à partir de Ravel et de Debussy,
la figure de contenu cède à quelque chose qui, bien sûr, pourrait
également prendre le nom de figure de contenu, mais qui serait
beaucoup plus proche d'un certain type d'agencement singulier,
qui viendrait remplacer ces figures de contenu, tout du moins
au niveau d'une analyse, et que la figure d'expression se dédouble
en une figure d'expression proprement dite, et en lignes d'effectuations
qui seraient aussi bien des effectuations matérielles, des effectuations
d'écritures, des effectuations d'exécutions, que des compositions
d'affects à trouver. Ce n'est pas exclusif, ça n'infirme pas les
figures de contenu et les figures d'expression, ça ne fait que
les développer. Il me semble que dans la musique d'aujourd'hui,
principalement les compositeurs anglais et les américains, on
n'a pratiquement plus de contenu possible; à la place, on pourrait
affirmer une espèce de généralisation des devenirs moléculaires.
Gilles Deleuze Mais le devenir, c'est un contenu comme un autre, le contenu
moléculaire.
Richard Pinhas Oui, mais à partir du moment où il est général, il ne nous sert
pas beaucoup, au niveau d'une analyse, comme élément d'approche.
Mais il va de soi que c'en est un, si je veux mettre le point
fort, mettons sur les agencements singuliers, c'est une forme
permettant de développer le terme de figure de contenu, et je
vois que, au niveau de la musique contemporaine, ce qui va se
passer et on peut presque le repérer pays par pays ou courant
de composition par courant de composition , c'est l'affirmation
de temps extrêmement différenciés et élaborés. Exemple: bien sûr,
on va avoir deux catégories générales qui vont être le temps pulsé
et le temps non pulsé, mais au sein de ces catégories, ou parallèlement
à ces catégories, on va s'apercevoir que la musique anglaise et
que la musique de certains Américains, je pense à La Monte Young
et parfois à Steve Reich, c'est une musique qui se réfère ou qui
constitue un temps métallique d'exécution et d'affection, ainsi
que de composition, qu'on va avoir un temps métallique non pulsé,
que d'un autre côté, chez certains Américains comme Philip Glass,
on va avoir un temps métallique pulsé et aussi toutes autres formes
de temps qui appartiendraient également à la même famille, que
du côté des Allemands, on va avoir un temps aussi abstrait que
les autres, mais qui va être de type mécanique avec des inscriptions
rythmiques très précises, en France j'ai dans la tête un groupe
qui s'appelle Magma , on va avoir un temps de la guerre qui reprend
et ce n'est pas du tout une espèce de hiérarchie despotique
des sons, mais qui, dans le contexte où c'est exécuté, va avoir
tout un aspect novateur, et on va trouver tout un tas d'autres
temps: des temps actuels, des temps de l'instant effectués dans
ces sortes de musiques. Par contre, dans la pop music, on va assister
à une espèce de rémanence, une espèce de retour de quelque chose
qui me laisse très perplexe et qui appartient pleinement aux figures
de contenu, quelque chose qui va prendre la place d'un signifié,
mais qui ne sera pas un signifié proprement dit. Le terme qui
conviendrait pour expliquer ça, c'est le terme d'icone abstrait.
Un icône abstrait ce serait quelque chose qui ne représente rien,
mais qui joue et qui fonctionne comme un élément de représentation.
Donc, on va retrouver quelque chose comme ça.
Gilles Deleuze Petite question de détail, Richard. Dans ces voix, dans cette
espèce de machinerie de la voix, dans la musique pop, ce n'est
pas faux ce que dit Fernandez: qu'il y a aussi une voix qui dépasse
la machine binaire des sexes. Ce n'est pas seulement Bowie, c'est
aussi bien les Rolling et les Pink Trucs. Alors, es-tu d'accord
là-dessus'
Richard Pinhas Oui, sauf que déjà référer une voix au problème de la différence
des sexes, c'est un pas tellement odieux à franchir que ça ne
me semble pas vraiment pertinent.
Gilles Deleuze Là, tu déconnes. Tu n'es pas sérieux. Si on dit homme-femme,
ou la machine binaire, c'est une territorialité de la voix, les
milieux, les sexes, les types de ritournelles et les endroits
du corps concernés, les poumons, la gorge, le diaphragme, c'est
tout un mélange. C'est ce que j'appelle la voix territorialisée,
avec comme forme musicale la ritournelle. Je dis que la musique
commence avec les processus de déterritorialisation, alors à mon
avis, les processus de déterritorialisation qui constituent la
musique tu as raison de dire que la musique n'a rien à y voir
puisque la musique ne commence qu'avec les processus de déterritorialisation,
il n'y a de musique que par les processus de déterritorialisation
de la voix , alors le procès de déterritorialisation de la voix
sur le mode technique castrat, haute-contre, les unes et les autres
ne sont pas du tout identiques, les endroits du corps ne sont
pas les mêmes, les milieux ne sont pas les mêmes, il y a donc
des processus de déterritorialisation de la voix qui vont être
partie intégrante de la musique vocale, et puis il y a des processus
de déterritorialisation proprement instrumentaux, qui vont faire
de la voix un instrument instrumental parmi les autres, c'est
une figure tout à fait différente. Je dirais que tous les devenirs
se font d'abord par la voix. Dans cette histoire d'agencement,
j'insiste là-dessus: substituer à la dualité artificielle-naturelle
la différence territorialité-déterritorialisation, parce que,
finalement, il n'y a rien de naturel ou il n'y a rien d'artificiel.
Question Sur les anachronismes (inaudible).
Gilles Deleuze Complètement. Tous les procès de déterritorialisation sont aussi
créateurs de reterritorialisations, plus ou moins artificielles.
Lorsque la musique instrumentale, lorsque l'instrument devient
premier par rapport à la voix, la voix devient par là même un
facteur de reterritorialisation alors qu'avant, elle était essentiellement
prise dans un mouvement de déterritorialisation, qu'elle était
même un agent de déterritorialisation.
Question Bob Dylan, c'est vraiment une déterritorialisation'
Gilles Deleuze Oui, oui. Qu'est-ce que c'est, musicalement, la voix de Dylan'
C'est une espèce de voix blanche. C'est très curieux. Elle est
de plus en plus nasale.
Richard Pinhas Ce que tu disais tout à l'heure sur l'emploi des archaïsmes est
très important parce que, à partir du moment où tu emploies un
élément anachronique et que tu l'inclus dans une perspective d'innovation,
tu arrives à un résultat encore plus puissant, et à un certain
niveau, l'emploi de structures binaires, qu'on a vu démarrer dans
le jazz contemporain avec Miles Davis, c'est l'avènement du néo-binarisme
américain, il reprend un des éléments les plus territorialisés
dans l'usage moderne, à savoir la batterie, c'est ce qui découpe
le temps musical sur une base deux ou trois, selon les normes
conventionnelles, et qu'est-ce qu'il fait avec cet élément le
plus territorialisé' Il invente ou réinvente une prolifération
de temps composés, à ce point que, finalement, il crée à l'aide
de cet événement «ancien», ou très codé, il crée une espèce de
ligne de déterritorialisation quasi absolue, au niveau des structures
rythmiques.
Gilles Deleuze Je crois qu'il y a des phénomènes de rencontre et de convergence.
Steve Reich dit tout ce qu'il doit aux civilisations orientales,
ça n'empêche pas qu'il y est venu à l'issue d'un processus de
convergence qui passait par la musique orientale. Je lis un texte
de Boulez: «Le tempo est dû à un rapport numérique écrit, mais
il est complètement modifié et transmis par une vitesse de déroulement.
Tenant compte de ce phénomène, il était beaucoup plus facile d'avoir
des rapports extrêmement complexes tout en écrivant des rapports
intrinsèquement plus simples, et en ajoutant des modifications
de vitesses sur ces rapports numériques. Si l'on incorpore dans
une structure de rythme assez simple (du point de vue de la forme)
des accumulations de petites notes (il y a déjà ça dans Mozart),
l'accumulation de petites notes qui va permettre de produire des
rapports de vitesses et de lenteurs très complexes en fonction
de rapports formels très simples, on obtient un tempo brisé à
chaque moment. Ainsi il y a une musique qui peut se passer complètement
de pulsation, une musique qui flotte où l'écriture elle-même apporte
pour l'instrumentiste une impossibilité de garder une coïncidence
avec un tempo pulsé. Les petites notes, l'ornementation, la multiplication
des différences de dynamique.» (N.d.É: Pierre Boulez) Il y a des
critiques qui parlent de «blocs» au sujet de ces petites notes
chez Mozart. Il faudrait chercher aussi dans Debussy ces petits
blocs qui viennent, à la lettre, rompre le développement de la
forme, et sur le fond d'une forme relativement simple, ils engendrent
des rapports de vitesses et de lenteurs extrêmement complexes.
C'est bien ce que Richard disait.
Richard Pinhas Mouais, en gros'
Gilles Deleuze En gros, en gros' Oui.
Richard Pinhas Je dis en gros, non pas par rapport à ce que tu dis toi, ni à
l'interprétation que tu fais de Boulez, mais bien par rapport
au texte de Boulez lui-même qui reste toujours ambigu, très souvent
juste, mais ambigu.
Gilles Deleuze Ambigu' Je voudrais que vous disiez vos réactions en rapport
à l'histoire de la voix dans le cinéma parlant. Le parallèle que
je vois' Si on accepte l'idée d'une machine musicale, la machine
musicale c'est ce qui occupe le plan de consistance sonore, que
la machine musicale que l'on définit abstraitement comme la déterritorialisation
sonore, je peux donc dire que ça c'est la machine abstraite de
musique; la machine abstraite, c'est l'ensemble des processus
de déterritorialisation sonore. On peut très bien concevoir des
mutations de la machine telles que ses différentes éléments changent
complètement de rapport. Alors que l'histoire vienne là-dedans,
je peux dire que si je prends des machines concrètes musicales,
là, il y a bien une histoire. Par rapport à ma machine abstraite
définie comme plan de consistance sonore, je dirais que cette
machine abstraite s'actualise nécessairement dans des machines
concrètes. Premier type de machine concrète: la déterritorialisation
porte sur la voix, la voix n'est plus ni voix d'homme ni voix
de femme, la déterritorialisation porte sur la voix avec les sous-machines
suivantes: la machine castrat, la machine contre-ténor, etc.,
tous ces agencements. Donc, je définis là une première machine
concrète qui effectue ma machine abstraite. Puis, je dis que voilà
une autre machine concrète. Accordez-moi que je peux les dater
ces machines concrètes. Je peux dire que tel agencement se réalise
là, avec tel sous-agencement qui se réalise là. La machine castrat
se réalise en Italie à telle époque, et puis ça se termine à telle
époque. C'est un fait. Là-dessus, je considère un autre agencement:
la déterritorialisation sonore continue, mais elle ne porte plus
sur la voix; c'est une déterritorialisation instrumentale ou symphonique
qui élève la voix à l'état de pièce de la machine. Il ne s'agit
plus de machiner la voix, il s'agit de faire de la voix humaine
un élément de la machine. À ce moment là, je dis qu'il y a une
espèce de mutation dans la machine. Alors je suis bien forcé de
réintroduire, sinon une histoire, du moins des dates, exactement
comme des noms propres. Le nom propre, c'est l'indicateur d'un
agencement concret. Tous les noms qui vont me servir à désigner
un agencement concret, je les traite comme un nom propre, y compris
les dates; et d'un agencement concret à un autre agencement concret,
on peut concevoir tous les modes: on peut concevoir le mode par
prolifération, là j'invoquerais la réalité du rhizome. L'histoire
ne jouerait qu'une détermination extrêmement secondaire, je ne
voudrais pas réintroduire un point de vue historique; ce dont
j'ai besoin, c'est de coordonnées concrètes pour les agencements
concrets, coordonnées concrètes du type: noms propres, dates,
lieux, heccéités de toutes sortes pour désigner les agencements
concrets qui, tous, au même degré de perfection, du moins d'après
la perfection, ont toujours la perfection dont ils sont capables,
et tous effectuent la machine abstraite. Encore une fois, j'appelle
uniquement machine abstraite musicale le procès de la déterritorialisation
sonore. Là-dessus, ça n'empêche pas que les procès de la déterritorialisation
sonore sont très différents suivant qu'ils portent d'abord sur
les instruments, suivant qu'ils portent d'abord sur les formes,
etc.
Question (Inaudible.)
Gilles Deleuze Il n'y aurait pas de seuil d'abstraction dans la musique; je
ne suis pas d'accord avec une conception de la musique abstraite.
Comptesse Il faut que la machine vocale se dédouble en une machine
plus profonde que la machine vocale, et qui implique la machine
du silence. S'il n'y avait pas cette machine de silence, Boulez
ne pourrait pas dire qu'il y a dans le silence un processus de
la musique qui est un processus d'abolition, de destruction, et
que dans la musique, on ne cesse de chérir l'objet que l'on veut
détruire. C'est ça la machine du silence.
Richard Pinhas Ce que tu dis est extrêmement grave. Tu reprends les thèmes de
«bruits», qui font du musicien le transporteur de la pulsion de
mort, le grand meneur de la détresse contemporaine, et la grande
figure de la mort, dans le même temps où la répétition devient
uniquement un phénomène dans le cas de «bruits» de stockage.
Donc, d'une part il y a une mésentente et d'autre part il y a
une espèce de pourrissement de tout ce qui s'attache à la musique,
pourrissement qui se concrétise justement dans cette dimension
d'abolition à laquelle tu fais référence. Or, qu'est-ce que c'est
que le silence, y compris la forme la plus achevée théoriquement
du silence, c'est, finalement je prends Cage comme exemple,
Boulez se réfère aussi à Cage , le silence, c'est de l'environnement.
Le silence absolu ça n'existe pas.
Contesse Le silence intensif d'un musicien n'a rien à voir avec l'environnement.
C'est le degré zéro.
Richard Pinhas Ton degré zéro, je veux bien y croire à partir du moment où tu
m'en donneras une définition, je ne vois pas, et personne dans
l'histoire de la musique n'a pu définir ce que c'était que le
silence, à part Cage qui, sous le mot silence, indique un environnement
qui doit laisser passer les bruits ambiants, je ne vois pas à
quoi correspond ce zéro silencieux, ce silence absolu, sinon justement
à une dimension d'abolition qui est de nouveau le terme de mort
collé sur la musique. Le problème des musiciens aujourd'hui, ce
n'est absolument pas un problème de subjectivité, ni un problème
de rapport au silence, c'est un problème d'affectation de la matière
sonore, c'est un problème de vitesses et de lenteurs, c'est un
problème de temps métallique. Jamais ça n'a été la dimension de
la mort, une dimension de représentation ou bien une dimension
de type silence.
Gilles Deleuze Je voudrais dire quelque chose parce que mon c'ur se dilate de
joie. J'ai l'impression que Richard a mis le doigt sur quelque
chose: dans toutes tes interventions, et tu sais qu'elles m'intéressent
beaucoup, je te dis toujours qu'il y a quelque chose que je n'arrive
pas à comprendre: t'es en train toujours de me flanquer une machine
de plus et un agencement de plus. Toutes tes interventions, et
quelle que soit la variété des sujets, c'est pour me dire: t'as
oublié un agencement. Aujourd'hui, tu me dis: t'as oublié la machine
silence, qui n'est ni la ritournelle ni la déterritorialisation
de la voix, et tu m'en colles toujours une de plus. Richard te
dit qu'avec toi qui en rajoutes toujours, au meilleur sens du
mot, est-ce que ce n'est pas pour nous reflanquer quelque chose
qui jouerait le rôle d'instinct de mort' Ou de machine de castration'
J'ai parfois un sentiment un peu semblable. Lorsque tu me dis
tout ça, lorsque tu dis que j'oublie une machine silence, du silence
je n'en ferais surtout pas une machine; pour moi, il va de soi
que le silence est un élément créateur et un des plus créateurs,
faisant partie de la machine musicale; il n'y a absolument pas
de silence hors de la machine musicale. Dans le mouvement de la
déterritorialité on a la ritournelle, avec le bruit et l'environnement,
dans la machine musicale tu as toutes sortes d'éléments dans des
rapports variables, et un des produits de ces procès de déterritorialisation,
c'est le silence. Pour répondre à la question: est-ce qu'on peut,
ou pas, le définir, moi je ne dirais ni comme Richard ni comme
toi, je dirais qu'on peut parfaitement définir le silence, mais
on ne peut le définir qu'à l'intérieur de la machine musicale.
Dans le texte de Boulez, la tendance à l'abolition est pleinement
une composante de la machine musicale et une tendance à l'abolition
d'une autre nature serait complètement différente, n'aurait aucun
rapport avec cette abolition très spéciale qu'est l'abolition
sonore. Donc, pour Boulez, cette abolition-là fait pleinement
partie intégrante de la machine musicale. Avec toi, on ne va plus
du tout tomber sur un agencement ou une machine, on va tomber
sur un instinct de mort ou l'équivalent d'un instinct de mort.
Il me semble que c'est ça que Richard te dis.
Richard Pinhas C'est la chose la plus grave qu'on puisse énoncer au sujet de
la musique.
Gilles Deleuze Il n'y a pas d'instinct de mort, il y a des machines qui prennent
dans leurs composantes un mouvement d'abolition. Si vous extrayez
toutes ces abolitions, composantes de machines différentes, si
vous extrayez une abolition pure pour en faire une machine spéciale,
à ce moment-là, de mon point de vue, tout est foutu.
(Longue discussion sur l'instinct de mort.)