GILLES DELEUZE
THEORIE DES MULTIPLICITES CHEZ BERGSON
... Je voulais vous proposer une recherche sur l'histoire d'un
mot, et encore une histoire très partielle, très localisée. Le
mot, c'est celui de multiplicité. Il y a un emploi très courant
de multiplicité : par exemple, je dis : une multiplicité de nombres,
une multiplicité d'actes, une multiplicité d'états de conscience,
une multiplicité d'ébranlements. Ici, multiplicité est employé
comme un adjectif à peine substantivé. Et il est certain que Bergson
s'exprime souvent ainsi. Mais d'autres fois, le mot multiplicité
est employé au sens fort, comme un véritable substantif, ainsi,
dès le deuxième chapitre des "Données Immédiates", le nombre est
une multiplicité, ce qui ne veut pas dire du tout la même chose
qu'une multiplicité de nombres.
Pourquoi sentons-nous que cet emploi de multiplicité, comme substantif,
est à la fois insolite et important ? (Le concept de la multiplicité
: DI, page 169). C'est que, tant que nous employons l'adjectif
multiple, nous ne faisons que penser un prédicat que nous mettons
nécessairement en relation d'opposition et de complémentarité
avec le prédicat UN : l'un et le multiple, la chose est une ou
multiple, et même elle est une et multiple. Au contraire, quand
nous employons le substantif multiplicité, nous indiquons déjà
par là que nous avons dépassé l'opposition des prédicats un-multiple,
que nous sommes déjà installés sur un tout autre terrain, et sur
ce terrain nous sommes nécessairement amenés à distinguer des
types de multiplicités. En d'autres termes, la notion même de
multiplicité prise comme substantif implique un déplacement de
toute la pensée : à l'opposition dialectique de l'un et du multiple,
on substitue la différence typologique entre des multiplicités.
Et c'est bien ce que fait Bergson : il ne cessera dans toute son
oeuvre de dénoncer la dialectique comme une pensée abstraite,
comme un faux mouvement qui va d'un opposé à l'autre, de l'un
au multiple et du même à l'un, mais qui ainsi laisse toujours
échapper l'essence de la chose, c'est à dire le combien, le poson
(?). C'est pourquoi il refusera dans l'Energis Créatrice, chapitre
3, la question : "l'élan vital" est-il un ou multiple? Car l'élan
vital est comme la durée, il n'est ni un ni multiple, il est un
type de multiplicité. Bien plus : les prédicats un et multiple
dépendent eux-mêmes de la notion de multiplicité, et ne conviennent
précisément qu'avec l'autre type de multiplicité, c'est à dire
avec la multiplicité qui se distingue de celle de la durée ou
de l'élen vital : "Unité et multiplicité abstraites sont comme
des déterminations de l'espace ou des catégories de l'entendement"
(713).
Il y a donc bien deux types de multiplicité : l'une est appelée
multiplicité de juxtaposition, multiplicité numérique, multiplicité
distincte, multiplicité actuelle, multiplicité matérielle, et
elle a pour prédicats, nous le verrons : l'un et le multiple à
la fois.
L'autre : multiplicité de pénétration, multiplicité qualitative,
multiplicité confuse, multiplicité virtuelle, multiplicité organisée,
et elle refuse aussi bien le prédicat de l'un que celui du même.
Evidemment il est facile de reconnaître sous cette distinction
des deux multiplicités la distinction de l'espace et de la durée;
mais ce qui est important, c'est que, dans le deuxième chapitre
des Données Immédiates, le thème espace-durée, n'est introduit
qu'en fonction du thème préalable et plus profond des deux multiplicités
: "il y a deux espèces bien différentes de multiplicité", la multiplicité
numérique qui implique l'espace comme une de ses conditions, et
la multiplicité qualitative qui implique la durée comme une de
ses conditions.
Note : Les multiplicités numériques ont deux dimensions : espace
et temps; les autres : durée et extension pré-spatiale.
Or, Bergson commence par une étude des multiplicités numériques.
Et son étude, je crois, comprend un principe très original : non
pas qu'il y ait une multiplicité de nombres, mais chaque nombre
est une multiplicité, même l'unité est une multiplicité. Et de
cela découle trois thèses, que je résume seulement :
I/ La réduction du nombre à des notions exclusivement cardinales
: le nombre comme collection d'unités, et la définition ordinale
du nombre d'une collection est purement extrinsèque ou nominale,
le dénombrement n'ayant d'autre but que de trouver le nom du nombre
déjà pensé.
2/ L'espace comme condition du nombre, fut-ce un espace idéal,
le temps qui intervient dans la série ordinale n'intervenant que
secondairement, et comme temps spatialisé, c'est à dire comme
espace de succession.
3/ La dursibilité de l'unité; car un nombre n'est une unité que
par la colligation cardinale, c'est à dire par l'acte simple de
l'intelligence qui considère la collection comme un tout; mais
non seulement la colligation porte sur une pluralité d'unités,
mais chacune de ces unités n'est une que par l'acte simple qui
la saisit, et au contraire, est multiple en elle-même par ses
subdivisions sur lesquelles la colligation porte. C'est bien en
ce sens que tout nombre est une multiplicité distincte. Et il
en sort deux conséquences essentielles : à la fois que l'un et
le multiple appartiennent aux multiplicités numériques, et aussi
le discontinu et le continu. L'un ou le discontinu qualifient
l'acte indivisible par lequel on conçoit un nombre, puis un autre,
le multiple ou le continu qualifiant au contraire la matière "colligée"
(infiniment dursible) par cet acte.
Voilà donc comment se définissent les multiplicités numériques,
et d'une certaine manière ce sont elles qui engendrent l'espace
: Données Immédiates, page 62.
Or, il y a quelque chose de très curieux. Les Données Immédiates
paraissent en 1889. En 1891 paraît la ph. de l'A******** de Husserl.
Husserl y propose aussi une théorie du nombre : il y affirme explicitement
le caractère exclusivement cardinal du nombre, la colligation
comme synthèse du nombre et le caractère divisible de l'unité.
S'il diffère de Bergson, c'est seulement sur le rapport de la
colligation avec l'espace, Husserl pensant que la colligation
est indépendante de l'intuition spatiale; mais même cette différence
est sérieusement atténuée si l'on considère la notion d'espace
idéal chez Bergson, l'espace n'étant nullement une propriété des
choses, mais un schème d'action, c'est à dire une synthèse intellectuelle
originale et irréductible (cf. MM345). Alors, il y a un étonnant
parallélisme. Bien plus, à son tour, Husserl considère le nombre
comme un type de multiplicité.
Bien plus, ce type de multiplicité qu'est le nombre, Husserl l'oppose
à un autre type : lorsque j'entre dans une pièce et que je vois
qu'il y a "beaucoup de monde", lorsque je regarde le ciel et que
je vois "beaucoup d'étoiles, ou beaucoup d'arbres dans la forêt",
ou une ligne de colonnes dans un temple. Là, en effet, il n'y
a pas multiplicité numérique : c'est dans son surgissement même
qu'un agrégat sensoriel présente une marque qui le fait reconnaître
comme une multiplicité, et comme une multiplicité d'un tout autre
type que la multiplicité numérique, sans aucune colligation explicite
: c'est une multiplicité "impliquée", une multiplicité qualitative.
Husserl parle de "caractères quasi-qualitatifs", ou d'une multiplicité
organisée, ou de "facteurs figuraux".
C'est une propriété du Tout, qui n'est nullement, comme on dit
trop facilement, indépendant de ses éléments, mais qui a, avec
ses éléments, des rapports complexes tout à fait différents de
ceux d'une collection numérique avec les siens. Et Husserl ne
manque pas de citer l'exemple de la mélodie. Il est bien évident
que Husserl, ici, rejoint des travaux de son contemporain Ehrenfels
qui, en 1890, parlait des qualités-Gestalten, distinctes des qualités
propres aux éléments, d'un autre ordre qu'elles, et surtout explicitement
les travaux de Stumpf qui, en 1885, invoquait la notion de Verschmelzung
pour désigner une sorte de synthèse passive (non-intellectuelle),
appréhension de qualités d'un ordre supérieur à celui des éléments.
Voilà donc ce qu'est la multiplicité non-numérique. Or ça semble
très loin de Bergson. Et pourtant pas du tout : les coups d'horloge,
dans le chapitre II des Données Immédiates, peuvent entrer dans
une multiplicité numérique, mais lorsque je suis distrait, qu'est-ce
qui se passe ? Ils se fondent dans une multiplicité non-numérique
qualitative. Multiplicité de fusion, d'interpénétration. Il est
vrai que chez Bergson il s'agit d'une fusion; pas du tout chez
Husserl, ni Stumpf, qui remarquent que plus les éléments, les
notes d'une mélodie sont clairement aperçues.