Propos recueillis en décembre 1991
Qu'est-ce que l'écosophie ?
E. V. : Ernst Haeckel définissait l'écologie comme « la science
des rapports des organismes avec le monde extérieur et de leurs
conditions d'existence ». Qu'appelles-tu « écosophie » '
F. G. : Le terme d'écologie est éclectique. Il englobe des réalités
très hétérogènes, ce qui fait d'ailleurs sa richesse. D'abord,
c'est une science, la science des écosystèmes de toute nature.
Elle n'a pas des contours bien délimités car elle prend en compte
aussi bien des écosystèmes sociaux, urbains, familiaux que ceux
de la biosphère.
À côté de ça, l'écologie est devenue un phénomène d'opinion, recouvrant
des sensibilités très diverses : de celles conservatrices, voire
réactionnaires, prônant un retour à des valeurs ancestrales, à
celles qui tentent la recomposition d'une polarité progressiste
se substituant à l'ancienne polarité droite-gauche.
J'ai tenté une jonction conceptuelle entre toutes ces dimensions.
Est ainsi née l'idée d'« écosophie » articulant les trois écologies
: environnementale, sociale et mentale. De plus, dans mon propre
système de modélisation, j'essaye d'avancer la notion d'un objet
écosophique qui irait plus loin que l'objet écosystémique. Je
conçois l'objet écosophique comme articulé selon quatre dimensions
: celles de flux, de machine, de valeur et de territoire existentiel.
' Celle de flux est évidente ; puisque justement dans les écosystèmes
il y a toujours articulation de flux les uns par rapport aux autres,
notamment de flux hétérogènes.
' Celle de machine est là pour donner une dimension de rétroaction
cybernétique, d'autopoïétique, c'est-à-dire d'auto-affirmation
ontologique, sans tomber dans le mythe animiste ou vitaliste,
comme par exemple celui de l'hypothèse Gaïa de J. Lovelock et
L. Margulis ; car il s'agit bien de faire la jonction entre les
machines des écosystèmes de flux matériels et des écosystèmes
de flux sémiotiques. J'essaye donc d'élargir la notion d'autopoïèse,
sans la réserver comme Varéla au seul système vivant et je considère
qu'il y a des proto-autopoïèses dans tous les autres systèmes
: ethonologiques, sociaux, etc.
' Cet objet écosophique est non seulement autopoïétique, mais
aussi porteur de valeurs, de registres et de perspectives de valorisation.
Il est important pour repenser la problématique de la valeur,
y compris la valeur économique et pour articuler la valeur capitalistique,
la valeur d'échange au sens marxiste, avec les autres systèmes
de valorisation sécrétés par les systèmes autopoïétiques : systèmes
sociaux, groupes, individus, sensibilités individuelles, artistiques,
religieuses ; pour les articuler entre eux, sans que la valeur
économique les surplombe, et les écrase tous.
' La quatrième dimension est celle de la finitude existentielle
qui justement caractérise le plus l'objet écosophique : ce que
j'appelle aussi « territoires existentiels » et qui n'est pas
une entité éternelle, mais est fondée dans des coordonnées de
détermination extrinsèques, indépendantes. Dans son système de
valeurs, l'objet écosophique a une naissance et une fin ; il est
en rapport avec une altérité machinique, un phylum machiniste.
En effet, n'importe quel système a à la fois un antécédent et
un avenir systémique. Sans portée universelle, il est lié dans
des processus d'historicité. Cette finitude présente aussi une
dimension d'aliénation, d'« incarnation » et en même temps d'enrichissement
processuel ; car grâce à elle il y a toujours la possibilité d'une
recharge à partir du chaos et de refondation d'une complexité.
Parce qu'il y a la coupure de l'individuation écosystémique comme
finitude, il y a justement possibilité que les systèmes s'enchaînent
les uns par rapport aux autres et développent un grand phylum
évolutif.
E. V. : Tu parles de l'objet écosophique comme d'un « système
de modélisation »' Vises-tu des objets concrets ou un système
de description '
F. G. : Pour moi la distinction ne s'impose pas : tous les objets
sont objets de modélisation. Le concept dans son caractère créatif,
d'agglomération de composantes hétérogènes et en même temps d'unités
autopoïétiques, c'est l'objet.
L'objet écosystémique est un objet de métamodélisation en ce sens
qu'il a prétention d'englober les différentes modélisations qui
nous sont proposées : de type marxiste, de type animiste, de type
esthétique. On peut ainsi voir comment s'articulent les systèmes
de valeurs, plutôt que de les opposer de façon manichéiste les
uns aux autres.
J.-Y. S. : Quelles conséquences tirer, pour le mouvement écologiste,
de ce type d'analyse '
F. G. : Qu'il n'y a pas d'opposition dans mon esprit entre les
écologies : politique, environnementale et mentale. Toute appréhension
d'un problème environnemental postule le développement d'univers
de valeurs et donc d'un engagement éthico-politique. Elle appelle
aussi l'incarnation d'un système de modélisation, pour soutenir
ces univers de valeurs, c'est-à-dire des pratiques sociales, de
terrain, des pratiques analytiques quand il s'agit de production
de subjectivité.
E. V. : Il ne s'agit donc pas de systèmes de valeur totalisants'
F. G. : C'est vrai ! En effet le grand danger serait de substituer
au mythe des classes ouvrières porteuses de l'avenir des valeurs,
celui d'une défense de l'environnement, d'une sauvegarde de la
biosphère qui peut tout autant prendre un caractère totalement
totalisant, totalitaire. Il vaut mieux concevoir des processus
d'affirmation de valeurs qui respectent leur hétérogénéité et
leur singularité. Je refuse les jugements transcendants.
Deux exemples' Au sein des écologistes, la mouvance de gauche,
rejette ceux qu'on appelle les « Khmers verts ». Mais ceux-ci
représentent quelque chose d'absolument authentique dans la subjectivité
écologiste et dans les rapports de force. C'est aussi parce qu'ils
existent que 15 à 20 % de l'électorat se disent prêts à voter
écologiste. Ayons un rapport dissensuel avec eux, polémiquons,
mais respectons-les, sinon on tombe dans une guérilla idéologique
sans fin.
Même chose avec le lepénisme : comprenons pourquoi des masses
importantes de la population, notamment ouvrière, basculent dans
cette idéologie. Regardons-la de l'intérieur sans chosifier les
valeurs en disant : c'est réac, fasciste, d'extrême droite, etc.
Sinon on perd toute possibilité d'articulation pragmatique pour
influencer, pour « rhizomatiser » cette composante.
E. V. : Qu'entends-tu par rapport d'axiomatisation pragmatique
' Pour les « Khmers verts » dans le champ idéologique, on évoque
Maurras, Pétain, on les étiquette'
F. G. : C'est ainsi qu'on les réifie, qu'on veut les rendre fous.
Pour moi il ne s'agit pas d'entrer en polémique par exemple avec
un malade délirant. Il peut avoir notamment des crises psychotiques
s'accompagnant parfois de délires racistes, de haine de la différence,
de l'étrangeté. Il faut chercher à comprendre comment cet agencement
subjectif aboutit à une modélisation de la réalité complètement
différente de la mienne et entrer dans des rapports de production
sémiotique pour qu'il y ait un sortie évolutive, processuelle
à ce type d'impasse. Sortons des politiques consensuelles, acceptons
l'altérité de l'autre, sa différence ; à partir de ce mouvement
éthique de reprise de l'autre peut advenir quelque chose.
E. V. : Quelle traduction donner à une visée écosophique dans
le cas d'éventuelles responsabilités gouvernementales des écologistes
'
F. G. : La question concerne aussi les responsabilités locales,
régionales.
Il s'agit de concevoir des pratiques d'intervention sociale, y
compris politiques, gouvernementales, qui soient cohérentes avec
des pratiques sociales de terrain, avec des pratiques dissensuelles,
culturelles, analytiques, individuelles et de groupe, et esthétiques
et de développer une politique et des moyens, des dispositifs,
qui permettent ce caractère dissensuel. Je pense qu'il faut complètement
dépasser l'essentiel de nos positions traditionnelles entre mouvements,
partis ou associations et trouver une nouvelle forme permettant
de superposer, d'établir un rapport polyphonique entre les différents
objectifs pragmatiques. Je ne suis pas hostile à une armature
politique, y compris avec des leaders médiatiques et des ministres,
pourquoi pas ! s'il y a non seulement des phénomènes de contrôle
par la « base », mais aussi des phénomènes de subjectivation tels
que ça prenne une position toute relative ; donc que les individus
délégués, ou se vouant à ce type de corvée politique, soient acceptés
pour ce que l'objectif vaut, c'est-à-dire important, mais pas
fondamental. Qu'ils soient des leaders politiques, mais qu'ils
ne deviennent pas des leaders affectifs, des leaders imaginaires.
Ceci veut concrètement dire que dans le mouvement écologiste il
apparaît tout aussi important, équivalent et légitime de s'occuper
de groupes de quartier, de vie, etc. que de « magouiller » dans
des rapports de force politiques et organisationnels. Il y a là
toute une écologie sociale du mouvement lui-même qui doit trouver
sa régulation.
E. V. : À part dans le domaine de l'environnement, le mouvement
écologiste en France semble être avant tout un mouvement d'opinion,
un mouvement de subjectivité, beaucoup plus que de pratiques sociales.
F. G. : Premièrement, le phénomène français est exceptionnel.
Il n'y a pas dans les autres pays pareille audience du mouvement
écologiste ; on dit 15-20 %, mais en réalité, il y a une masse
d'opinions favorables plus considérable.
On pourrait dire exactement la même chose du mouvement lepéniste,
mais qui brasse un mouvement d'opinions encore beaucoup plus large.
C'est une situation précaire. Les écologistes ne doivent pas s'illusionner.
Ça peut retomber comme un soufflé.
Deuxièmement, c'est justement à la condition qu'il y ait invention
d'une autre façon de militer, de faire de la politique, d'articuler
la préoccupation la plus immédiate, la plus quotidienne aussi
bien au niveau de l'environnement qu'au niveau de la vie sociale,
de ce qui se passe dans le quartier, dans les hôpitaux, etc. qu'il
pourra y avoir consolidation de cette opinion. Sinon ça sera une
fois de plus la déception, et l'opinion se tournera vers je ne
sais quoi, peut-être vers rien du tout ou une passivité génératrice
de choses très négatives.
J.-Y. S. : Que dire alors '
F. G. : Dire le problème ! Il y a un problème de redéfinition
des pratiques sociales, de réinvention des modes de concertation,
des modes d'organisation, des rapports avec les médias, etc. Et
ça devient politique : savoir qu'est-ce qu'on veut faire ' Est-ce
que justement on veut changer radicalement les systèmes de valorisation
' Auquel cas il faut les prendre dans leur globalité, dans leur
ensemble. Si on prétend changer seulement sectoriellement, constituer
une petite force d'appoint, un petit lobby de pression sur l'environnement,
alors moi je pense que c'est perdu d'avance ; parce que ça marchera
très bien : l'industrie ne demande pas mieux que d'utiliser le
mouvement écologiste comme elle a utilisé le mouvement syndical
pour sa propre structuration du champ social. Ça serait très vite
digéré par l'industrie, par l'État, par les forces dominantes.
Il faut un autre niveau d'exigence. Je propose ce terme d'écosophie
pour montrer l'amplitude de la problématique des valeurs
LA PASSION DES MACHINES
J.-Y. S. : D'où vient ton intérêt pour les machines '
F. G. : C'est une passion d'enfance et de toujours, une passion
animiste. En effet, la description des phénomènes biologiques,
sociaux, économiques, etc., en termes de structures me paraît
insuffisante. Au-delà même des conceptions systémiques, j'ai voulu
forger une entité conceptuelle qui réponde non seulement aux rapports
d'autorégulation de la structure du système, mais rende compte
aussi de ceux qu'il développe avec l'extérieur. Car la machine
est toujours en dialogue avec une altérité : dans son environnement
technologique, humain, mais également par ses liens philogénétiques
avec les machines l'ayant précédée et celles à venir. Apparaît
là une nouvelle forme d'altérité : celle située dans le temps.
En plus de l'altérité, la machine établit aussi la finitude :
elle naît, se détraque, se casse, meurt. Pour cette raison, on
avait élargi le concept de machine, au-delà des machines techniques,
aux machines biologiques, sociales, urbaines, aux mégamachines,
linguistiques, théoriques et même aux machines désirantes. Ce
concept envisage donc la possibilité pour la machine de s'abolir
elle-même.
E. V. : Dans ton texte sur « l'hétérogénèse machinique » (1),
tu insistes sur cette idée : « la machine dépend toujours d'éléments
externes pour pouvoir exister comme telle ». Quels rapports y
a-t-il entre les éléments de « structuré », de « reproductibilité
» et d'« altérité » '
F. G. : Pour les comprendre, j'introduis, en articulation, le
caractère processuel de la machine. L'essence de la machine ne
provient pas d'une continuité indéfinie, elle est en mutation.
Pour cela doit intervenir un phénomène de rupture, de coupure,
comme pour les individus saisis au sein de leur espèce, et entre
les espèces elles-mêmes dans leurs phylums évolutifs. Il y a vie
et mort des machines technologiques, théoriques, etc. L'existence
d'un collapsus entre la plus grande complexité et son abolition
est possible. Je l'appelle la chaosmose : on peut être dans un
rapport hautement différencié au monde, à l'environnement, etc.,
mais aussi ne pas être, disparaître, se dissoudre dans le chaos.
Cette articulation entre les deux éléments permet l'évolution,
la production créatrice. Comme si s'imposait une replongée dans
le chaos pour réenrichir la complexité ; comme si le chaos était
hanté lui-même virtuellement par la complexité et réciproquement.
E. V. : Tu postules également que « la machine soit préalable
à la technique, au lieu d'en être l'expression ». Tu notes par
ailleurs que pour Leroi-Gourhan, les machines n'existent pas en
dehors de « l'ensemble technique auquel elles appartiennent ».
N'y a-t-il pas opposition entre ces deux idées '
F. G. : Non, car la position de Leroi-Gourhan est un premier palier.
Il articule l'outil, la machine à son environnement social, humain,
corporel, à la gestuelle machinique et aux rapports culturels
qui les supportent. Cette problématique de l'autopoïèse machinique
diffère de la manière dont l'autopoïèse est formulée dans les
milieux biologistes par Varéla et Maturana. Avec la symbiose entre
la machine, l'outil et le champ social et humain et l'apparition
de machines conceptuelles, linguistiques, diagrammatiques en articulation
entre elles, s'opère un décentrement de l'essence du machinisme
de sa partie visible vers sa partie incorporelle. On peut alors
sortir de la logique des objets clairs et distincts dans une strate
donnée avec les paradigmes extrinsèques et préexistants qui les
enveloppent et ceux de description, d'apprentissage, etc., pour
parvenir à d'autres types d'objets, à des machines abstraites,
portant en eux-mêmes leurs propres systèmes de valorisation, autopoïétiques.
Ils permettent de comprendre l'articulation des différentes strates
machiniques, sociales, biologiques, neurologiques, écologiques,
etc.
J.-Y. S. : Nantis de cette définition de l'essence de la machine,
quelle est selon toi la part de l'humain et du non-humain dans
les machines '
F. G. : Je dirais plutôt : quelle est la part du devenir machinique
dans l'humain et le non-humain ' Car le devenir machinique constitue
des formes d'humanité, mais implique aussi d'autres devenirs :
animaux, végétaux, musicaux, mathématiques, etc. Il suppose du
virtuel, de l'adjacence venant d'univers incorporels, de référence
sans être préréférents. Il sort des paradigmes préexistants. Il
entraîne une vitalité, une prolifération, une incarnation existentielle
partielle que j'appelle territoires existentiels. L'intuition
de ce concept de machine vise à échapper à la logique d'objet
discursif, de flux manifeste, pour intégrer des entités non discursives,
incorporelles, contingentes, comme celle de l'existence.
E. V. : Comment « cette essence machinique » se différencie-t-elle
du Grund heideggerien et du signifiant lacanien '
F. G. : Ces catégories-là supposent et supportent un certain rapport
de discursivité à une langue fondamentale de l'être ou de signifiants,
de trésors du code. Je me refuse à ce que tout soit déjà comptabilisé
dans un « grand autre » ou un grund, dans un rapport à l'être
trop marqué, notamment par les positions philosophiques grecques.
Il y a autant de références de « grand autre » qu'il y a de mutations
des univers de référence. Ainsi la musique polyphonique est une
création sui generis, sans aucun fondement, sans aucun grund,
quelles que soient les filiations auxquelles on la rapporte :
naissance de la pensée mathématique ou philosophique. Je ne vois
pas de préalable à cette créativité absolue, pas de chaînes signifiantes
ou de primat de l'être. Il y a hétérogenèse, ce qui constitue
un garant de l'activité humaine.
E. V. : Peux-tu expliquer ta formule : « le mouvement de l'histoire
se singularise au carrefour d'univers machiniques hétérogènes
».
F. G. : L'histoire est de toutes façons une narration : épique,
à connotation religieuse, marxiste, machinique, etc. Mais elles
ont de la valeur, car ainsi on fait prendre consistance à la durée.
Mon affirmation n'est pas plus scientifique que d'autres. Mais
la différence avec l'explication par l'universalité des rapports
de production, vis-à-vis des rapports sociaux et culturels, réside
en ce que le primat de l'explication machinique contourne radicalement
toute idée de rapport entre infrastructure et superstructure.
Ainsi, il y a certains tournants historiques dus à une mutation
technologique. Par exemple, l'apparition des armes de fer démasqua
des empires asiatiques existant depuis des millénaires. Pourtant
ce put être tout autant une mutation partant des registres pour
comptabiliser les machines de guerre, d'organiser les militaires,
donc de l'ordre de l'écriture. Ça pourrait être aussi des mutations
juridiques, dans un rapport de production (unité monétaire), dans
la science, dans les transports (découvertes maritimes), etc.
Une causalité obligée ne s'impose donc pas. Il faut au contraire
rechercher comment se contaminent, s'influencent, se causalisent
les différentes mutations machiniques ; comment elles créent des
foyers de subjectivation partielle, une plus-value créatrice,
une affirmation autopoïétique ; comment elles prennent le contrôle.
Par exemple à l'époque des grandes villes-mondes décrites par
Braudel, il y a une entité urbano-capitaliste qui domine, puis
se déporte des grandes villes italiennes à Amsterdam, Londres,
etc. Ce déplacement n'est pas purement économique, mais culturel,
socio-politique, religieux, etc. Mais ça tient. C'est chaque fois
l'histoire à l'état naissant, une cristallisation, une singularité.
E. V. : Le monde machinique et technique, au terminal duquel se
constitue l'humanité d'aujourd'hui, est selon toi « barricadé
par des horizons de constante et de limitation des vitesses du
chaos. Mais ce même monde de contrainte, est doublé, triplé, par
d'autres mondes qui ne demandent qu'à bifurquer et engendrer de
nouveaux champs de possibles. » Quels sont ces autres mondes et
pour quels champs du possible '
F. G. : J'en vois deux parmi d'autres à signaler : le monde de
la philosophie, qui d'une certaine façon forge ses objets absolument
dans un rapport de vitesse infinie, de rupture infinie avec les
catégories mondaines. Il se situe d'emblée dans une créativité
de concepts qui travaillent à l'impuissance de l'infini.
Et puis il y a le registre du monde esthétique qui, par contre,
à partir d'une matière sensible, reproduit, restitue de la philosophie,
des champs de découverte infinie. Il y a là tout un détour par
le travail de la matière.
E. V. : Quels champs du possible alors '
F. G. : De la création ! C'est un peu cette utopie d'une jonction
possible entre les facteurs de créativité de la science, de la
philosophie, des arts et puis des champs sociaux, économiques,
écologiques encore stratifiés, territorialisés, d'autant plus
enfermés sur eux-mêmes qu'ils se sentent menacés par ces facteurs
de déterritorialisation machinique. On peut accepter cette opposition
dualiste comme irrésistible et définir le destin de l'humanité
comme des déchirures, des pulsions contradictoires sur des territoires
de référence ou comme l'abandon à la dromotique (comme dirait
Paul Virilio).
Pour moi, l'idée de mécanosphère suppose qu'il n'est pas impossible
que naissent des dispositifs permettant d'expérimenter cette jonction
; sans faire de la science, de l'art ou de la philosophie avec
le social, mais en produisant des systèmes de valorisation multiples,
hétérogènes, donnant le goût de la singularité, de la finitude,
de l'être-là. En dehors, évidemment, des mythes rédempteurs, des
fonctions politiques de représentations aliénantes ! Il faut sortir
de ce caractère de généralité abusive caractérisant la sphère
médiatique, poursuivant les signes de valeurs de progrès qui finalement
ne renvoient sur rien et n'accrochent pas le désir au champ social.
Il y aurait là tout un décentrement ouvrant une pratique que j'ai
appelé écosophique, une discipline qui aurait à voir avec la politique,
l'écologie, l'art, la science, etc., et qui serait quand même
une pratique spécifique, une sorte de sagesse non contemplative.
Quels espaces de valorisation '
E. V. : Peux-tu développer cette phrase relevée dans ton livre
Les Trois Écologies : « Il est de moins en moins légitime que
les rétributions financières et de prestige des activités humaines
socialement reconnues ne soient régulées que par un marché fondé
sur le profit. » On parle pourtant d'universalité du marché.
F. G. : L'idéologie néo-libérale justifie la souveraineté du marché
par la liberté d'échange. Elle postule l'existence d'un marché
abstrait surcodant et régulant l'ensemble des sphères économiques.
C'est un leurre tout-puissant. Le « marché » n'existe pas. Par
contre existent toutes sortes de marchés. Exemples : celui de
l'armement tenu par les puissances étatiques, les marchés régionaux,
locaux, mais aussi les marchés parallèles de la drogue, de la
mafia, ou encore le marché de l'art. À un niveau micro-sociologique
existent les marchés domestiques, ceux du troc dans les pays sous-développés'
Ce sont les formations de pouvoir qui les posent et les donnent
comme champ d'équivaloirs, de valeur, et le jeu entre les marchés
devient un jeu entre ces marchés de pouvoir. Certains sont minorés,
d'autres surestimés. Il n'y a donc pas de catégorie unique, transcendante,
de marché mondial. Il y a des systèmes de valorisation posés comme
territoires existentiels d'un certain nombre de formations, d'agencements
de pouvoir. Ainsi en rapport avec le marché des pétrodollars,
les USA ont monté une action ponctuelle, géopolitique, un coup
de force, avec la guerre du Golfe.
E. V. : Qui peut attribuer une valeur non marchande ' L'État '
En affirmant que pour chaque activité humaine, il y a un segment
de valorisation, tu avances un présupposé anthropolique fort'
F. G. : En dehors de l'État, tous les marchés du désir se posent
en vecteurs de valorisation. Ainsi la musique rock est une machine
de désir d'une part et un marché capitalistique d'autre part.
Il y a aussi un rapport fort entre désir et désirabilité. Il n'y
a pas que le marché de l'État pour attribuer des valeurs non marchandes;
On peut, dans une perspective postmoderniste, accepter les formations
de pouvoirs actuelles et dire que toutes celles qui existent sur
le marché sont nécessaires et inévitables. On peut au contraire
avoir une perspective axiologique et concevoir les formations
de pouvoir soit pour les dissoudre, comme le marché du pouvoir
phallocratique, soit pour créer un marché de pouvoir différent,
par exemple pour l'art, en contrecarrant les marchands de tableaux,
les musées, enfin tout ce qui gère l'art sur le marché mondial'
E. V. : Il existe quand même une hiérarchie des systèmes productifs
et des formations de pouvoir'
F. G. : Oui, il existe une hiérarchie essentiellement capitalistique.
Pourtant on peut imaginer un multicentrage, une disposition rhizomatique
des formations de pouvoir, la régulation s'effectuant en termes
de logique chaotique à travers des attracteurs déterminant des
zones de pouvoir beaucoup plus déterritorialisées que celles de
lobbies.
E. V. : Ne restes-tu pas ainsi dans le paradigme du marché ' Que
pourraient être de nouveaux espaces de valorisation '
F. G. : Il y a de nouveaux agencements de concertation, avec les
dispositifs de communication télématique' De nouvelles entités
subjectives transnationales, transethniques, transculturelles,
etc., apparaissent. A contrario, les marchés de pouvoir étatiques
mondiaux se maintiennent et tout cela ne sera pas balayé le jour
du grand soir'
L'urgence déjà consiste à situer les véritables logiques de marché,
celles de l'État, celles des pouvoirs dans leur fonctionnement
actuel pour sortir du mythe de légitimation absolue d'une utilisation
du droit du capitalisme, sorte de religion néo-libérale aujourd'hui
dominante presque partout.
Ce décentrage axiologique aboutit à montrer qu'il y a d'autres
pratiques possibles ; roll-back du marché capitalistique, espaces
de liberté, espaces de création à inventer et à réaffirmer, y
compris sur le marché actuel'
J.-Y. S. : Ne sous-estimes-tu pas l'aspect de réification par
l'équivalent monétaire '
F. G. : C'est vrai que l'équivalent monétaire joue un rôle d'objet
fascinant. Il pointe la ligne de déterritorialisation la plus
intense. C'est une involution de la subjectivité dans un objet
de désir, obsessif qui dissout les autres modes de valorisation.
C'est une arme de toute-puissance, la plus abstraite.
Les nouvelles formes de valorisation doivent justement quitter
cette « homogenèse » des valeurs capitalistiques et se resingulariser
par un processus que j'appelle « hétérogénétique », qui leur donne
leur niveau ontologique propre.
Pour moi, la valeur, c'est une polarisation au sein d'un champ
de désir, d'un champ de pouvoir, d'un territoire existentiel qui
peut prendre une dimension tout à fait déterritorialisée. C'est
une dimension axiologique qui s'inscrira aussi bien dans le domaine
économique que dans le domaine de la perception ou celui des rapports
aux autres, de la façon de situer.
E. V. : Comment '
F. G. : Il y a des niveaux moléculaires déjà existants, des conquêtes.
Je citerai un seul exemple : le mouvement d'émancipation des femmes
(malgré les menaces, les reculs'). J'évoque en fait une nouvelle
façon de poser des territoires de vie, d'affirmer des résistances
civiles, de défendre des minorités, même si elles peuvent imploser
dans d'autres formes d'abolition. Il s'agit de les réinsérer dans
les rapports de forces, de pouvoirs existants, au lieu de les
figer en pure utopie comme dans les années soixante ; les articuler
avec les forces qui s'affirment au Parlement, dans le syndicalisme,
etc., est donc nécessaire. Sinon ces pratiques moléculaires, ces
luttes de désir retomberaient inexorablement dans la récupération,
la marginalisation, le dérisoire. À l'opposé, une logique de rupture
en noir et blanc impliquant une cohérence axiomatique totale a
montré qu'il n'y a pas de discriminant progressiste automatique.
Mieux articuler sur l'écologie sociale et mentale, donner une
perspective historique à toutes les pratiques sociales spécifiques,
à ces révolutions moléculaires, voilà ce qui reste à faire pour
former de nouveaux espaces de valorisation.