Vers les sociétés de contrôle

Nous avons vu que les sociétés disciplinaires se caractérisaient par un quadrillage serré de l'espace, qui permettait une répartition rationnelle des individus et supposait une conception d'une temporalité spatialisable. Cependant, à mesure que se développent les nouveaux moyens de communication, que se tissent des réseaux capables d'assurer des connexions pratiquement instantanées entre divers points de l'espace, les structures économiques et sociales semblent inverser le rapport entre l'espace et le temps. Ce n'est plus désormais la localisation qui prime, mais au contraire la vitesse, et l'espace semble se replier sur le temps.

Une nouvelle conception de leurs rapports complexes doit donc être mise en place, ce qui suppose une petite digression, un détour par la conception deleuzienne des espaces lisses et striés (21). Deleuze définit des différences, qui ne sont pas des oppositions, entre les espaces relevant du "lisse", comme l'espace nomade ou celui de la machine de guerre, et les espaces relevant du "strié", comme l'espace sédentaire ou celui de la machine d'État. Si ces distinctions ne sont pas des oppositions radicales, c'est parce que ces espaces sont en mélange constant, débordant les une sur les autres, et les modalités de passage entre les deux sont diverses et complexes. Deleuze donne quelques modèles d'intelligibilité de ces deux concepts, comme par exemple la comparaison entre la trame du tissu et celle du feutre (22). Le tissu est strié et limité dans sa largeur, sa structure se compose d'une chaîne verticale fixe et d'une trame mobile horizontale, et possède un envers et un endroit. Le feutre est au contraire l'image d'un espace lisse. Il est formé de micro-écailles de fibres qui s'enchevêtrent, dans une intrication non homogène, désordonnées, et il ne dispose ni de centre, ni d'envers, ni d'endroit (23).

Mais c'est le modèle maritime (24) qui nous semble permettre la meilleure compréhension des rapports entre les deux. Le strié est en fait comme le point de vue du marin sur l'espace maritime : pour lui, l'ensemble des mers est cartographié, il sait où il se trouve, il est capable d'établir sa "position". Il évolue donc dans un espace dimensionnel, constitué par des points, des cartes et des trajets, c'est-à-dire un ensemble d'intervalles fermés qu'il a à parcourir. Dès lors, le trajet du marin va de point en point, de position en position, et les lignes de son voyage sont subordonnées aux différents points qu'il doit parcourir. Le strié ferme donc une surface, qui est alors "répartie" en fonction d'intervalles, tous déterminés a priori. Dans le lisse, au contraire, les points de passage ne sont pas fixés a priori, mais découverts a posteriori, à mesure que s'effectue le trajet. L'espace lisse est celui des découvreurs. On pourrait prendre pour exemple les voyages qui ont permis la découverte de l'Amérique : le premier voyage de Colomb était un voyage dans le lisse, dans un espace encore à cartographier, inconnu, alors que ceux de ses successeurs étaient des parcours du strié, puisqu'ils allaient d'un point de départ européen à un point d'arrivée dans le "Nouveau Monde", leur trajet étant ainsi fixé à l'avance. Le lisse est donc un espace directionnel, composé d'espaces ouverts qui sont des vecteurs ou des intensités. Il n'y a pas là de fermeture de surface mais plutôt une "distribution" sur un espace ouvert, le long des différents trajets. C'est là le parcours qui pose les points de passage, et non l'inverse.

Si l'on se place dans le domaine du strié, on se rend compte que l'homogénéisation de l'espace croît avec la précision de l'entrecroisement entre les points fixes et mobiles. Dès lors, l'homogène apparaît comme la forme-limite du striage. Il y a pourtant d'incessants passages entre le strié et le lisse, comme par exemple la déclinaison, le plus petit écart possible, qui est une variation directionnelle, et le tourbillon, qui est un rapprochement simultané de tous les points de l'espace, débordant ainsi le striage. Le lisse est dès lors du côté de la meute errante, des catastrophes et des épidémies, c'est ce que Deleuze appelle une "machine de guerre" (25).

En appliquant maintenant ces analyses conceptuelles aux disciplines, il apparaît que le domaine des purs rapports de forces se trouve dans l'espace lisse, alors que le diagramme panoptique, qui établit un ordonnancement précis, se trouve dans l'espace strié. Le problème fondamental posé aux disciplines et les débordement du striage par les rapports de forces, comme on peut le constater dans l'évolution du capitalisme actuel. Les premières phases du capitalisme ont conduit à un striage de l'espace, qui s'est rapidement trouvé en opposition avec les flux du capital en circulation. En effet, le capitalisme sous sa forme actuelle se reconstitue toujours à partir d'un espace lisse, conduisant les structures des "appareils d'État" à se voir toujours débordées par le Marché.

Un nouvel espace lisse est produit où le capital atteint à sa vitesse "absolue" fondée sur des composantes machiniques, et non plus sur la composante humaine du travail. Les multinationales fabriquent une sorte d'espace lisse déterritorialisé où les points d'occupation comme les pôles d'échange deviennent très indépendants des voies classiques de striage. Le nouveau, c'est toujours les nouvelles formes de rotation. (26)

Les composantes machiniques du capital, passant par la mutation technologique produite grâce à l'apparition des machines informatiques, permettent une transmission des données à grande vitesse et en constante accélération. Le capitalisme a cessé de se fonder sur l'usine, et passe maintenant par l'entreprise. La lenteur des disciplines vient de ce qu'elle cherchent à "former" des individus en corrigeant leurs virtualités déviantes, afin de les normaliser. Mais toutes ces opérations supposent un échelonnage dans le temps et donc une limitation de la vitesse. Or, dans le Marché, l'entreprise doit être strictement adaptable : elle n'a plus de territoire fixe, comme on le voit avec les multinationales, et doit être capable de gérer de retérritorialisations successives rapides. L'entreprise "glisse" en quelque sorte sur les fluctuations du Marché.

Les disciplines segmentent, et mettent l'individu en face d'un recommencement perpétuel, de l'école à la caserne et de la caserne à l'usine. Mais, dans une société de contrôle, on "n'en finit jamais avec rien" (27), comme on le voit dans le cadre de la formation continue, qui va se généralisant à tous les domaines. La transition des sociétés disciplinaires vers les sociétés de contrôle est donc le passage de lieux relativement clos à des milieux ouverts, du géométrique (statique) au vectoriel (dynamique), et cette évolution se traduit par une importance accrue des systèmes bancaires : la banque devient peu à peu le modèle d'intelligibilité du système économique international.

En effet, le domaine bancaire n'est pas assigné à un territoire, tout d'abord parce que la banque ne s'occupe pas de la production, mais est simplement une entreprise au travers de laquelle transitent les capitaux. La banque est du côté du flux, et son rôle n'est pas de fixer le capital, de la laisser reposer, mais au contraire d'en assurer la circulation la plus rapide, le profit augmentant avec la multiplication des échanges. Or, le capitalisme actuel est essentiellement une économie de la banque, et c'est elle qui, par la fixation de taux d'intérêts ou le soutien de certaines monnaies, définit les cadres économiques au sein desquels les entreprises auront à se déployer. La banque n'a pas à se préoccuper d'un espace associé dont elle dépendrait, ce qui explique la possibilité de voir se développer des zones bancaires dans des États géographiquement insignifiants, comme par exemple Singapour, des États ne regroupant que des services et dont le secteur industriel est inexistant. Ce n'est plus le territoire associé de l'entreprise qui la définit, mais au contraire ce que l'on pourrait appeler, avec Deleuze, son âme :

Dans une société de contrôle, l'entreprise a remplacé l'usine, et l'entreprise est une âme, un gaz. [Š] On nous apprend que les entreprises ont une âme, ce qui est bien la nouvelle la plus terrifiante du monde (28).

Pour comprendre ce que peut bien signifier cette "âme", il faut se pencher sur les méthodes de recrutement, qui nous paraissent traduire le changement qui s'est opéré dans les sociétés. La société disciplinaire se caractérisait par sa pratique de l'examen qui assurait à la fois la perpétuation des hiérarchies et la normalisation des individus (29). Cependant, dans le moment de transition qui est le nôtre, nous voyons se développer, à côtés des pratiques d'examen qui sont des résidus disciplinaires, ce que l'on a appelé l'entretien. Ce changement dans les termes exprime une mutation sociale caractéristique : l'entretient ne vise pas à normaliser, mais au contraire à débusquer ce que l'on appelle "l'esprit d'entreprise". Au cours de l'examen, on cherchait à voir si l'individu était capable de se conformer aux exigences de hiérarchisation et de normalisation, alors que c'est exactement l'inverse que tente de déceler l'entretient : il est destiné à déterminer si tel individu, face à l'imprévisible, est capable ou non de réagir de manière optimale sans consulter sa hiérarchie, mais selon l'esprit de l'entreprise à laquelle il appartient. En effet, le parcours des ordonnancements hiérarchiques demande un laps de temps qui n'est pas compatible avec l'accélération perpétuelle des nouveaux échanges économiques, du Marché. Souvent, le cadre de l'entreprise doit être capable de réagir dans l'instant à des modifications des flux financiers qui se produisent selon une vitesse absolue, et son acte ne doit pas être contraire avec la "politique" de l'entreprise. Alors que l'homme des disciplines était discontinu, réglé et ordonné pour former une chaîne d'efficacité avec l'ensemble des autres individus, "montés" en série, l'homme du contrôle est un pur électron inséré dans le flux, tout à la fois individualisé au maximum et respectueux d'une hiérarchie qui ne lui est plus extérieure, mais qu'il a totalement assimilé grâce à l'esprit d'entreprise, cette âme capitaliste. Les ouvriers devaient s'intégrer dans l'usine, les employés ont l'entreprise intégrée en eux. Dans l'espace strié qui correspondait aux disciplines, les points étaient assignés et l'individu devait veiller à les parcourir selon un certain ordre. Au niveau des sociétés de contrôle, nous nous trouvons dans une conception que l'on pourrait dire "semi-lisse" de l'espace : l'individu n'est pas localisé actuellement, à chaque instant, mais localisable si le besoin s'en fait sentir. C'est, par exemple, la possibilité offerte par les cartes de crédits (issues elles aussi du système bancaire) qui enregistrent à la fois les lieux et les heures des opérations réalisées et les archivent. De l'individu effectivement discipliné, nous sommes passé à l'individu potentiellement contrôlable.

Nous sommes donc passés du segmentaire au continu. Foucault reconnaissait que le disciplinaire, par sa rigidité, était insupportable, dans la mesure où toutes les structures sociales se repliaient sur le modèle instauré par la prison. Notre société a gardé des disciplines, comme des résidus d'un autre âge, mais la crise qu'elles subissent marquent leur fin prochaine. Ainsi, l'armée s'organise différemment, ne pense plus la guerre comme une occupation de territoire ou une destruction massive, mais comme une frappe précise destinée à déstabiliser l'ennemi ; elle passe d'une conception des corps d'armée, pensés selon le modèle des séries, à des groupuscules formant des commandos, capables de mener des actions ponctuelles, même s'ils se trouvent isolés des chaînes de commandement. Dans le même ordre d'idée, l'école et l'université ne visent plus à normaliser mais au contraire à conduire vers des débouchés ; l'individu n'est plus formé à la sortie des différentes écoles, il doit encore faire ses preuves, se former continuellement face aux changements incessants.

Alors que les disciplines posaient des points d'actualité entre lesquels devaient courir les virtualités, quitte à corriger les trajectoires, le contrôle pose une ligne de virtualité sans forme, amorphe, qui fixe elle-même se points d'actualité. Nous avons vu que la banque représentait par sa structure une des avancées principale dans ce domaine (30). Elle évolue sur le Marché, et l'État ne peut plus l'intégrer dans la structure actuelle de son appareil, qui est encore disciplinaire ; de ce fait, ce que l'on appelle les "banques centrales" ont de plus en plus tendance à se séparer du pouvoir de l'État et à revendiquer leur autonomie. Ce changement est manifeste dans la gestion des monnaies nationales : les différents cours sont contrôlables, les étalons de référence ont disparu et ce sont les purs rapports entre les monnaies, la parité et la non parité fixant leur interdépendance, qui définissent leur valeur, en fonction des évolutions de ce que l'on nomme, avec clairvoyance, le "serpent monétaire".

La vieille taupe monétaire est l'animal des milieux d'enfermement, mais le serpent est celui des sociétés de contrôle. [Š] Les anneaux d'un serpent sont encore plus compliqués que les trous d'une taupinière. (31)

Les modèles qui nous sont aujourd'hui proposés ne sont ni pires ni meilleurs que ceux apparus avec la révolution industrielle ; ils sont simplement plus complexes, issus de rapports de forces différents. Restent désormais à élaborer, au sein de ces nouveaux réseaux de pouvoir, de nouvelles formes de résistance.

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Référence: http://perso.club-internet.fr/eldidou/philosophie/discipline/fou.htm