DE LA DISCIPLINE AU CONTRÔLE |
De la discipline
La notion de "discipline" est étroitement liée à celle de "pouvoir", mais ce dernier concept prend chez Foucault une dimension particulière : le pouvoir n'est ni l'État, ni une quelconque institution. Il est avant tout multiple et relationnel.
Par pouvoir, il me semble qu'il faut comprendre d'abord la multiplicité des rapports de force qui sont immanents au domaine où ils s'exercent, et sont constitutifs de leur organisation. (2)
Il n'y a pas d'instance suprême du pouvoir, pas de point nodal autour duquel il se sédimenterait, laissant par là même l'ensemble des autres rapports à l'extérieur de lui-même ; la société ne saurait être conçue comme une matière sur laquelle s'exerce un pouvoir. Il y a du pouvoir, au sens où l'on trouve des formes de pouvoir locales et hétérogènes, des multitudes de rapports de pouvoir, qui se lient, se juxtaposent, se hiérarchisent, faisant de la société "un archipel de pouvoirs différents" (3). Contrairement à ce que l'on pense trop souvent, le pouvoir n'est pas une instance d'interdiction, de prohibition, mais au contraire un ensemble de rapports de forces qui se range sous la catégorie de la relation. C'est parce que le pouvoir est du côté du multiple, du rapport, que les sociétés disciplinaires ont succédé aux sociétés de souveraineté, les deux représentant des procédures possibles du pouvoir. Ces dernières étaient caractérisées par le prélèvement et l'imposition, qui entraînaient des conséquences néfastes pour la circulation des biens. Les mutations économiques, l'accroissement de l'appareil de production, l'apparition de stocks exposés à la dépravation, ont rendu nécessaire une nouvelle forme de contrôle des populations. C'est ainsi qu'est née, en marge de la loi, la discipline, une technique de gestion destinée, non pas à réprimer les exactions des individus mais à orienter leur comportement (4). C'est là la première caractéristique de la discipline : elle ne porte pas sur des faits mais sur des virtualités, elle est destinée à encadrer l'individu, à orienter ses potentialités d'action.
Pour ce faire, il a fallu d'une part répartir les individus dans l'espace, d'autre part gérer leurs actions dans le temps. Cette technique suppose une nouvelle économie de la visibilité, dont la forme architecturale est le célèbre Panopticon de Bentham (5) : il se présente comme un édifice circulaire, composé d'un anneaux de cellules ayant une tour en son centre. Toutes les cellules disposent d'une ouverture, orientée vers la tour, ce qui offre une visibilité totale de l'activité de leurs occupants. Le "lieu" du pouvoir est donc logé dans la tour centrale de l'édifice, se donnant à tous en spectacle. Il est à la fois visible et invérifiable, dans la mesure où la tour est munie de volets, qui en masquent l'intérieur. Le pouvoir est une sorte de présence absente, une virtualité, puisqu'on ne peut jamais savoir si l'on est effectivement surveillé à tel ou tel moment, mais il est cependant doté d'effets réels. En tant que forme, le panoptisme est applicable à tous les domaines, il est une fonction visant à "imposer une tâche ou une conduite à une multiplicité d'individus" (6). Ce schéma répond à une exigence du capitalisme, du moins tel qu'il se présentait dans sa forme première : pour que le rendement soit maximal, il est nécessaire de constituer un espace homogène, intégralement tourné vers la production. Il faut donc que le pouvoir puisse se diffuser, qu'il s'insère dans les zones les plus ténues de la société, qu'il assure la meilleure coordination possible entre tous les agents. Pour ce faire, il ne peut être une simple force d'interdiction, car cela créerait des zones de résistance, de blocages, et de ce fait entraverait la production.
Le but va donc être de mettre en place ce que Foucault appelle une "anatomo-politique", qui s'occupe directement des corps, afin de transformer par la discipline les individus en un ensemble de "corps dociles". La discipline a donc une fonction "normalisatrice", c'est-à-dire qu'elle tend, d'une part, à homogénéiser un ensemble, un espace et un temps, et, d'autre part, à individualiser, à marquer des distances, des écarts entre les individus, à régler leur interconnexion. La discipline n'est donc pas une fonction négative, une instance de sanctionnement, mais au contraire une force positive d'incitation, d'orientation (7).
Le premier problème que doit affronter la discipline est donc celui du placement. Il s'agit d'ordonner les individus dans l'espace, pour que chacun se trouve "à sa place", avec une fonction précise. Le pouvoir disciplinaire travaille les répartitions d'individus dans le détail, ne gère plus seulement des groupes mais s'intéresse directement aux positions spatiales des corps, les considérant comme autant de pièces d'un mécanisme qu'il s'agit de faire fonctionner de manière optimale. Pour que cette homogénéisation soit possible, un rapport nouveau à l'espace et à la position doit être élaboré. Il faut tout d'abord organiser un espace de la multitude, un territoire, au sein duquel les individus doivent prendre place. Pour cela, il est nécessaire de fixer les populations, d'éviter les "nomades", et donc d'instaurer des structures d'enfermement de tous types : pour éviter les pillages, les soldats seront consignés dans des casernes, les vagabonds iront dans les prisons, les élèves dans des internats. On met en place ce que Foucault appelle des "hétérotopies" (8), des lieux hétérogènes aux autres, mais qui sont partiellement "ouverts" sur l'extérieur, puisqu'on peut y entrer et en sortir, sous si l'on remplit certaines conditions. Ces hétérotopies segmentent donc des flux, en laissant passer certains et en bloquant d'autres, effectuant une sélection et une orientation des courants en fonction des besoins du secteur social. Dans nos sociétés, nous trouvons des "hétérotopies de déviation", comme les prisons, les asiles, les hospices, où vont être placés les individus déviants par rapport à la norme, mais les casernes et les écoles (9) en sont aussi, dans la mesure où elles évitent que naisse la possibilité même de déviation. On a donc une segmentarisation de la société disciplinaire par les biais de ces espaces hétérogènes de clôture. Le fait qu'ils soient en partie ouverts permet d'aller de l'un à l'autre, comme par exemple le passage de l'école à la caserne, puis à l'usine. Cependant, l'homogénéisation doit s'accompagner d'une gestion plus ténue encore, qui se charge de gérer l'espace interne des hétérotopies, et c'est là le rôle du "quadrillage", qui se manifeste de deux manières.
Le quadrillage interne a pour but la fonctionnalité. On organise pour ce faire des cellules, sur le modèle panoptique, et on cherche une homogénéisation de l'espace par le biais du rang et de la série. Le rôle de ce quadrillage est de distribuer les individus selon des espaces complexes, qui sont architecturaux, fonctionnels ou hiérarchiques (10). Ainsi, le quadrillage permet d'une part la fixation, et assure d'autre part la circulation. Il a donc un double objectif, qui est d'abord la segmentarisation cellulaire, puis la gestion des écarts entre les segments, c'est-à-dire qu'il s'occupe de les combiner entre eux pour la meilleure fonctionnalité possible. La discipline est normalisatrice au sens où elle s'occupe de segmentariser, aux niveau des individus et de leur territoire associé, mais aussi de sérier les segments, les articuler, assurer que chaque fin de série s'agence à une autre série. Il est donc nécessaire d'instaurer des écarts qui ne soient pas des coupures.
Mais la gestion se retrouve à un autre niveau, plus large, qui s'étend comme un réseau intermédiaire entre les grands segments, visant à organiser cette fois, non plus l'intérieur des hétérotopies, mais leurs rapports extérieurs, leurs relations entre elles. C'est là le rôle de la police qui est un pouvoir de contrôle perpétuel et discipline les espace non disciplinaires. Elle est donc "discipline interstitielle et méta-discipline" (11).
La société disciplinaire se caractérise donc par une segmentarisation à niveau variable. Le réseau qu'elle élabore n'est pas un ensemble de surveillances distinctes mais au contraire un échelonnage de degrés d'une même technique de contrôle. De ce fait, la segmentarisation de l'espace ne crée pas de rupture mais au contraire homogénéise en quadrillant, en faisant entrer la discipline dans les plus petits détails, dans les espaces les plus fins.
Cette organisation de l'espace est prolongée par une gestion du temps. Avec "l'emploi du temps", la temporalité est segmentée et prend la ligne pour modèle, tandis que l'espace était pensé par rapport à la surface, à la cellule. L'espace et le temps sont donc tous deux conceptualisés selon un schéma géométrique. Il y a là encore une découpe très ténue, et la cellularisation de plus en plus fine va de pair avec une gestion de plus en plus précise de la temporalité, au sein de laquelle prime la minute. L'acte lui-même est décomposé en éléments : la position des corps est étudiée, ainsi que la durée de chaque moment séparable de l'effectuation. Ce que l'on a appelé le "taylorisme" était la systématisation de cette gestion au niveau économique. Plus on décompose le temps et les mouvements, plus on déploie l'intériorité même du corps humain, considéré comme une machine en fonctionnement. Comme dans le mécanisme cartésien, on trouve le désir de rendre le corps visible et lisible. L'anatomo-politique porte sur des corps lisibles, que l'on peut démonter et remonter, et qui s'étalent devant les yeux. On rêve donc d'explication de l'acte humain, au sens propre, c'est-à-dire d'un déploiement du geste dans sa visibilité totale, et le corps est segmenté en petites unités aisément analysables. Le temps se replie sur l'espace, il est pensé par rapport à sa spatialisation possible. Il faut noter ici que le problème directeur de toute cette organisation est un problème de vitesse d'enchaînement des positions, dans la mesure où l'on cherche à établir des synergies, des connexions efficaces, permettant l'accroissement de la productivité. La société est dès lors pensée selon un modèle mécaniste, et l'individu lui-même devient une machine ou une pièce, selon l'angle sous lequel on le regarde.
Cependant, si l'on analyse les machines et leur fonctionnement à partir de la segmentarisation, on note qu'elles sont avant tout des instances de rupture et de sectionnement, elles laissent passer des flux qu'elles coupent (12). Mais là se trouve justement la faiblesse du modèle strictement disciplinaire, car la vitesse se trouve toujours du côté du flux, et chaque segment, chaque section traversée, conduit à un ralentissement de l'activité. De plus, cette organisation stricte entraîne un risque d'hypertélie (13), c'est-à-dire d'adaptation exagérée par rapport à un milieu fixe et, dès lors, tout changement de milieu, toute modification dans les techniques de production entraîne la ruine de l'ensemble de la structure, qui ne peut s'adapter et se trouve ralentie ou même totalement inefficace. Tel est, par exemple, le problème des structures bureaucratiques qui, respectant une segmentarisation hiérarchique stricte, ne peuvent suivre les changements de vitesse se produisant au niveau décisionnel. Dans le système de communication moderne, la descente des décisions et leur validation par tous les niveaux de la hiérarchie entraînent des ralentissements de l'action de la structure, qui est toujours en retard par rapport à la décision. De cette hypertélie est née la crise actuelle des sociétés disciplinaires, qui se trouvent désormais en décalage par rapport au milieu réel au sein duquel elles doivent trouver leur place.
Référence: http://perso.club-internet.fr/eldidou/philosophie/discipline/fou.htm