Volume 1, numéro 1

Les six modes d'être de l'hypertexte
La métamorphose du texte et la mutation de l'écrit
 

Alice Van der Klei

Pour commencer mes chroniques dans Cyberscrits, il me semble opportun de tenter de cerner la notion d'hypertexte. Commencçons par son étymologie. D'abord, il y a le préfixe Hyper- du grec : «au-dessus, au delà». Le Petit Robert nous informe qu'il exprime l'exagération, l'excès, le plus haut degré. Alors un texte «hyper» serait un texte excessif, un Méga ou un Super-Texte. Notons aussi que le mot «texte» dérive du mot latin «texere» qui signifie «tisser». L'hypertexte serait donc un réseau étendu, un ample système conceptuel, une «grande toile» de signifiants et de signifiés.

Mais la notion d'hypertexte est devenue inséparable d'un nouveau support du texte : l'électronique. De nos jours, en effet, grâce aux outils informatiques et à la télématique, nous avons maintenant la possibilité de créer un immense texte à dimensions variables. En grossissant, le texte se transforme, il mute en un texte à tiroirs où chaque tiroir est un lien qui donne accès à un autre document de l'immense bibliothèque qui est en train de se développer sur Internet. Nous voyons une superposition de fenêtres à l'écran, créant un emboîtement de différents textes. En travaillant, le lecteur ouvre et referme les livres. Il s'entoure petit à petit de piles de livres et d'articles. Si ses étagères de livres deviennent des fichiers, le feuilletage se fait alors par pointage, par cliquage. C'est cette lecture, qui va de texte en texte, que l'on considère comme étant une lecture hypertextuelle. L'hypertexte fonctionne dans ce milieu où l'on sautille de fichier en fichier où la lecture n'est plus linéaire, c'est-à-dire qu'elle ne se limite plus de la première à la dernière page d'un texte. Le cliquage peut donner naissance à un nouveau texte se créant grâce à l'imagination du lecteur et des sites de fictions existants. Comme par exemple le site Solliloque où l'on peut sélectionner des phrases afin de créer un texte.

À travers un hypertexte nous avons la possibilité de lire des textes, des articles, des histoires en relation avec d'autres documents tels que des images, des animations, du son. Nous savions déj, bien avant l'avènement de l'informatique ou d'Internet, nous servir de l'hypertexte : par exemple quand durant la lecture on rencontre un mot inconnu, on pose son livre pour ouvrir un dictionnaire. Maintenant le médium informatique hypertextuel donne la possibilité de cliquer sur une fenêtre pour consulter un dictionnaire. Ce lien direct entre le texte et le dictionnaire est un lien hypertextuel.

Ce sont ces possibilités technologiques et la mise en valeur de leur potentiel par le déploiement fulgurant d'Internet qui ont amené Pierre Lévy, un des grands spécialistes de langue française de l'hypertexte, à se pencher sur ce nouveau phénomène et à tenter d'en dégager la spécificité. C'est ainsi qu'il en propose une définition : «[l'hypertexte est] une structure indéfiniment récursive du sens. Une connexion de mots et de phrases dont les significations se répondent et se font écho par-delà la linéarité du discours». Par l'hypertexte, nous pouvons faire des références croisées. Avoir directement accès à l'article ou le livre de la note en bas de page. Il n'y a pas seulement l'avantage de la rapidité mais aussi celui d'un nouveau dynamisme et d'une nouvelle mobilité du texte qui change de forme selon l'entrée que l'on en fait. Il peut tout autant se multiplier que se recouper et se recoller. Un texte est toujours déjà un hypertexte, un réseau d'associations. Il y a tissage de textes qui ne sont plus isolés donnant la possibilité d'une interaction entre le lecteur et la littérature.

Lévy, dans son livre "Les Technologies de l'intelligence, l'avenir de la pensée à l'ère informatique", dégage six six principes qui selon lui caractérisent un réseau hypertextuel (pp.29-31). Je vais surtout illustrer mon propos en prenant pour exemple la présence sur Internet d'un des grands philosophes de la pensée occidentale moderne : René Descartes

 

1. Principe de métamorphose

Le texte en réseau est sans cesse en construction et se modifie continuellement; la toile d'Internet ne fait que s'agrandir, en voulant devenir une source d'informations complète. On voudrait y rassembler le plus de textes possible ce qui fait que les banques de données se transforment à mesure que des textes s'y ajoutent. Ainsi le navigateur du réseau francophone en plus de voir les changements continuels du réseau va de plus en plus pouvoir trouver des textes qui seront liés entre eux. Si l'on ne trouve aujourd'hui que quelques textes de René Descartes sur Internet, cela ne veut pas dire que l'on ne trouvera pas sa bibliographie complète en plus de la littérature secondaire dans quelque temps. Il suffira que quelqu'un se donne la peine d'ajouter des textes à cet immense réseau qu'est Internet pour le voir se modifier.

 

2. Principe d'hétérogénéité

L'hypertexte est fait de noeuds et de liens hétérogènes, il est composé d'éléments de natures différentes. Sa diversité se retrouve dans sa composition multimédia faite d'images, de textes et même de sons. Une page consacrée à Descartes peut aussi bien contenir une image que du texte. Même si dans l'exemple de mon propos ici, je ne montre que des images immobiles et du texte de et sur Descartes, il faut être conscient que dans le reseau hypertextuel on retrouve toutes les différentes formes de documentation.

 

3. Principe de multiplicité et d'emboîtement

Chaque texte de l'ensemble hypertextuel est déjà en lui-même tout un réseau d'associations qui font déjà partie d'autres réseaux où chaque noeud s'assemble avec un autre. Dans cet encastrement, tous les réseaux deviennent possibles. Le texte dans Alexandrie de R ené Descartes qui renvoie au lien en Fr ance donne la possibilité de lire "Le Discours de la méthode". Si on s'intéresse un peu plus à cet auteur on a la possibilité de trouver d'autres liens donnant des explications bibliographiques de l'auteur que ce soit un site en Angleterre ou aux Etats-Unis. Ce dernier lien nous communique une autre adresse où l'on retrouve "Le Discours de la méthode" mais cette fois en traduction anglaise. Ainsi plusieurs liens autour de ce texte par le biais de l'outil hypertextuel se mettent à s'emboîter.

 

4. Principe d'extériorité

Il n'y a pas d'unité interne dans l'hypertexte, sa création dépend de l'extérieur du réseau et des noeuds qui vont venir s'ajouter à partir d'autres réseaux. Qu'une bibliothèque comme Alexandrie puisse être dynamique et en mouvement dépend des autres sites qui eux aussi hébergent des textes en français. Le lieu physique du texte de Descartes se trouve en France. C'est un serveur français qui l'héberge mais Alexandrie a eu la possibilité de créer un noeud avec ce texte même s'il n'est pas physiquement hébergé par son serveur. La composition du réseau dépend d'un extérieur indéterminé. La pertinence des liens pour la création d'une documentation autour d'un penseur comme Descartes dépendra de tout ce que l'on pourra trouver dans les différents réseaux. Pour créer un hypertexte, il va falloir savoir aller chercher et faire des liens dans tous les coins possibles de la toile.

 

5. Principe de topologie

Puisque l'on peut aller chercher de la documentation partout sur Internet, l'hypertexte devient un espace où tout est en proximité. Le réseau est l'espace qu'il construit entre des liens interdépendants. Avec l'exemple du texte de Descartes, nous venons de voir comment le réseau hypertextuel circule librement et que toutes les ramifications de cet hypertexte sont l'espace qu'il occupe. En même temps, le texte de Descartes fait lui-même partie de cet ensemble qu'est la littérature française. Le lecteur à la recherche de cet auteur se construit lui-même un espace hypertextuel à mesure qu'il rattache ses liens.

 

6. Principe de mobilité des centres

Le réseau hypertextuel n'a pas de centre ou plutôt il en a plusieurs. Chaque noeud est un centre relié à plusieurs axes. Faisant partie de différents réseaux en même temps, un noeud est un centre continuellement mobile. Puisqu'il n'y a pas de centre, il n'y a pas non plus d'organisation hiérarchique dans l'hypertexte. On ne part pas d'un texte premier pour aller vers d'autres liens dans un ordre spécifique. Toutes les portes d'entrée sont légitimes. On peut aussi bien commencer par chercher un lien d'explication biographique sur un auteur et aller ensuite vers les textes qu'il a écrit en passant par des pages critiques qui lui sont consacrées.

 

Des clarifications à poursuivre

Comme on peut le constater, l'hypertexte, selon Levy, non seulement se distingue radicalement du texte imprimé, mais il recèle le potentiel de lier tous les lecteurs à des réseaux textuels que l'on soupçonne universels. Mais l'hypertexte représente-t-il une rupture si radicale d'avec le texte et les réseaux de savoir et de sens qu'il a édifié au fil des siècles, surtout depuis l'avènement de l'imprimerie ? Ne sommes-nous pas plutôt confrontés à un simple phénomène, purement quantitatif, d'accélération de la communication du texte et à une nouvelle plasticité quasi absolue de ses signes que permettent l'électronique et la télématique ? Et sil'hypertexte n'était que la traduction technologisée de l'intertextualité inhérente à tout texte ? Ce sont toutes ces questions que j'aborderai dans le prochain numéro de Cyberscrits entièrement consacré au double thème texte/hypertexte et intertextualité/hypertextualité.