Volume 1, numéro 1

Mais où sont les hypertextes d'antan ?
De la technologie du texte au texte technologisé
 

Michel Lacroix

Tout texte est une mise en forme du temps, une «double» expérience temporelle : celle du texte lui-même en tant que récit, suite d'événements, et celle de la lecture du texte. En effet, en même temps qu'il tisse mot à mot l'histoire de ses personnages, le texte mobilise, ordonne, captive la vie du lecteur. C'est pourquoi l'on «éprouve» physiquement toute lecture, que l'on en ressorte avec l'ennuyeux sentiment de temps perdu ou l'éblouissant bonheur d'avoir vécu d'autres vies.

Ces expériences de lecture, certains ne les savourent qu'éternellement pareilles -- ce qui suscite une littérature de série, les Bob Morane et les Danielle Steel --, alors que d'autres les souhaitent variées, toujours différentes, toujours nouvelles -- d'où le culte de l'avant-garde et de la modernité. Une bonne part du succès de l'hypertexte en général repose sur cet «effet de nouveau», une bonne part de ses difficultés aussi : pensons aux moues dédaigneuses de la littérature instituée, i.e. imprimée, à son égard.

Mon intention n'est pas ici d'arbitrer le débat qui a cours entre «littérature» et «hypertexte», -- fort intéressant au demeurant, pour peu que l'on s'affranchisse des préjugés qui collent inévitablement à ces deux termes -- mais de me pencher sur un aspect plutôt paradoxal de l'hypertexte. La contradiction est la suivante : si, en tant qu'«invention», l'hypertexte nous projette dans le futur, vers le jamais-vu, le pas-encore-pensé, en revanche il nous permet d'explorer différemment le passé, nous amène à le réinterpréter à travers son prisme. Pour le dire autrement, après et seulement après l'hypertexte peut-on découvrir que certains textes étaient, d'une certaine manière, des hypertextes d'avant l'hypertexte. (Note 1)

Mais, me dira le lecteur curieux, quels sont donc ces prédécesseurs de l'hypertexte ? Vouloir les nommer tous serait aussi fastidieux que vain. Je ne chercherai donc pas ici à dresser la liste complète des lointains parents de l'hypertexte, mais à mieux cerner la nature même de ces liens de parenté, afin d'en arriver à faire voir quelques-unes des caractéristiques essentielles de «l'hypertextualité». Pour ce faire, j'entreprends ce mois-ci une série de chroniques où j'étudierai un à un quatre «hypertextes d'antan» Marelles de Julio Cortazar, la Torah ou Bible juive, Un coup de dés de Stéphane Mallarmé, ainsi qu'April March, le «roman régressif ramifié» d'Herbert Quain, dont l'examen servira d'introduction à ma série d'études.

April March : de la bifurcation à l'hypertextualité

À la différence des trois autres oeuvres, April March n'a jamais été écrite, seulement pensée, Herbert Quain étant l'un de ces nombreux écrivains imaginaires qui peuplent les nouvelles de Borges. (Note 2) Ce roman virtuel possède néanmoins de nettes caractéristiques hypertextuelles, parmi lesquelles, au premier plan, la ramification. En effet, de même que le premier chapitre est suivi d'un groupe de trois seconds chapitres possibles, chacun de ces trois chapitres se subdivisent en trois troisièmes chapitres potentiels. Aussi l'essentiel de ce texte fictif, au sens littéral, en est la structure, dont Borges donne lui-même, dans sa nouvelle, le schéma suivant :


Au premier coup d'oeil, pour qui a navigué quelque peu sur les mers cybers, la nature hypertextuelle du roman de Quain est évidente dans son arborescence, dans le fait que le lecteur se voit offrir par l'auteur le choix du parcours. Là où, dans un texte «traditionnel» le lecteur doit obligatoirement suivre de page en page et de chapitre en chapitre la trajectoire unique de l'histoire, dans April March comme dans les hypertextes, le lecteur se trouve placé devant une multitude de chemins potentiels (indiqués par les liens). Pour rester en terrain borgésien, l'on pourrait dire que l'hypertexte est un « jardin aux sentiers qui bifurquent ».

On touche là à une des particularités les plus significatives de l'hypertexte, car ces changements d'ordre narratif modifient en profondeur les pratiques de lecture. Lire un hypertexte est donc une expérience révolutionnaire en ce que, comme le signale George Landow, «l'hypertexte crée un lecteur actif et qui, parfois, va même jusqu'à s'immiscer dans le texte même». (Note 3)

Pour comprendre l'hypertexte, il est primordial de comprendre la signification de ce nouveau rapport au texte, de ce nouveau type de lecture, et tel a été le but de cette chronique. Toutefois, il importe aussi d'aller au-delà afin de se demander s'il n'y a pas plusieurs degrés dans le niveau d'activité du lecteur, plus d'un genre d'hypertexte, plusieurs dimensions au phénomène de l'hypertextualité, etc, et c'est pourquoi je reviendrai sur ce sujet dans mes prochaines chroniques.

À suivre à la trace : le passé de l'hypertexte

Par ailleurs, s'il est indubitable que l'hypertexte présuppose un lecteur actif, il serait faux de croire qu'il n'y a jamais eu de lecteur actif avant son apparition. Quelle condescendance envers les lecteurs des siècles passés ! Quelle ignorance de l'histoire de la littérature ! Bien au contraire, un courant central de la littérature moderne a mené à un rôle et une activité toujours plus importants du lecteur, vers une oeuvre de plus en plus «ouverte». Tout au plus peut-on dire que l'hypertexte en tant que genre institutionnalise une pratique connue antérieurement mais présente dans des oeuvres éparses : les hypertextes d'avant le mot.


Note 1: Ce paradoxe de l'invention à rebours, Jorge-Luis Borgès l'a démonté avec une ironique et minutieuse érudition dans «Les Précurseurs de Kafka», un des textes des Otras Inquisiciones (publié en français sous le titre d'Enquêtes). L'auteur l'y érige même en un des principes directeurs de l'histoire de la littérature: «Le fait est, écrit Borgès, que chaque écrivain crée ses prédécesseurs». De même que chaque nouvelle forme, que chaque nouveau genre ou que chaque nouvelle école, ajouterais-je. (Retour au texte)

Note 2: Outre Quain, héros de l'«Examen de l'oeuvre d'Herbert Quain», le plus connu de ces auteurs allégoriques est sans doute Pierre Ménard, «auteur du Quichotte». On retrouve ces deux textes dans le recueil superbement intitulé Fictions (Paris, Gallimard, 1983). (Retour au texte)

Note 3 : Hypertext: The Convergence of Contemporary Literary Theory and Technology, Baltimore and London, John Hopkins UP, 1992, p.71. (Retour au texte)