Brève histoire de l'émergence du Krautrock Julian Cope
John et Yoko et les émeutes de Paris. En 1967, la République fédérale d'Allemagne s'adonnait aux joies du rock. Les Rattles avaient même offert à l'Allemagne de l'Ouest son premier tube international, &laqno; The Witch », mais les groupes n'avaient encore rien de particulier. Il leur avait fallu un certain temps pour s'y mettre, mais les Allemands ont toujours été comme ça. Les historiens romains eux-mêmes furent amenés à faire remarquer que, alors que les tribus germaniques s'étaient montrées les plus rebelles à la christianisation, les peuplades établies au nord du Rhin passèrent un mauvais moment quand les Germains tout fraîchement christianisés donnèrent libre cours à leur enthousiasme de convertis. Et les Allemands de l'Ouest qui s'étaient mis tout récemment au rock était convertis pour de bon. En bref, en 1967, l'Allemagne de l'Ouest parut se transformer en une province de culture anglo-saxonne. Le psychédélisme était arrivé avec six mois de retard mais s'installa définitivement. Comme les Stooges à Detroit, si provinciaux qu'en 1969 ils portaient encore une coupe de cheveux depuis longtemps passée de mode, les groupes d'Allemagne de l'Ouest mettaient du temps à adopter une mode, mais encore plus à l'abandonner. Les introductions qui étaient à la mode en 1967 dans les tubes pop de Grande-Bretagne étaient toujours en vigueur en 1974 dans les hymnes Krautrock d'Allemagne de l'Ouest, parfaitement assimilées au style du groupe. L'imagerie du op art, du pop art et des jeux de lumière psychédéliques, qui avait caractérisé les pochettes de disque des années 1967-1968, en vinrent à dominer la totalité de l'underground ouest-allemand des années 70. Dans le monde entier se produisirent des événements qui amplifièrent cette évolution musicale. Quand Yoko Ono eut une liaison avec John Lennon, les populations de Grande-Bretagne et des États-Unis s'unirent pour un froncement de sourcils désapprobateur. Ce ne fut pas du tout le cas en Allemagne de l'Ouest. La communauté artistique branchée savait tout de Yoko Ono. On la voyait beaucoup et elle s'avérait être une artiste excellente et passionnante. Et surtout, en choisissant John Lennon, elle accorda sur-le-champ sa haute approbation artistique à la musique pour jeunes que produisaient les Beatles. Pour de nombreux artistes ouest-allemands, c'était là une raison suffisante pour monter un groupe de rock 'n' roll. Encore en 1968, les émeutes à Paris virent des étudiants lancer des cocktails Molotov sur la police et les situationnistes diffuser le slogan &laqno; Économisez du pétrole, brûlez des voitures », pendant que les Russes envoyaient des chars dans la Tchécoslovaquie d'Alexander Dubcek, renforçant l'idéal de liberté chez tout jeune hippy ouest-allemand quelque peu hésitant. À Berlin des émeutes similaires se déroulèrent avec en toile de fond la nouvelle musique hallucinatoire de Tangerine Dream, le nouveau groupe acid free-form du vétéran des routes Edgar Froese, et de Psy Free, un tout nouveau trio sans basse dirigé par le batteur Klaus Schulze. La musique était bondissante et vous emportait dans un trip effréné. Schulze et le guitariste de Psy Free, Alex Conti, s'opposaient avec véhémence à tout capitalisme, jouant gratuitement pendant des heures, nuit après nuit. Des festivals pop ouest-allemands apparurent dans le sillage de Monterey et le premier grand événement fut l'Essener Sonntag Festival en 1968, qui présenta deux des groupes qui ont le plus inspiré l'underground allemand, les Mothers of Invention de Frank Zappa et les Fugs d'Ed Sanders. L'un des groupes allemands invités à jouer à ce festival était une communauté politico-musicale appelée Amon Düül. Quelques heures avant le spectacle, on annonça que leur brève période de paix était terminée, et effectivement deux groupes différents se produisirent cette nuit-là, connus ensuite pour toujours sous les noms d'Amon Düül I et Amon Düül II. Les groupes fonctionnaient tous désormais comme des coopératives, et les managers qui ne jouaient pas y étaient illégaux. La nouvelle scène se développa parmi des gens d'âges très différents. Un jour, Holger Czukay parlait à l'un de ses élèves de son ancien professeur, Karlheinz Stockhausen. Le jeune étudiant, un violoniste et guitariste du nom de Michael Karoli, n'était pas du tout impressionné. Il joua à son professeur le morceau des Beatles &laqno; I am the Walrus », et Holger Czukay fut stupéfait de constater que le rock 'n' roll était allé aussi loin. Il téléphona à son ami Irmin Schmidt, un autre élève de Stockhausen, et lui suggéra de former un groupe avec Michael Karoli, leur cadet de dix ans. Cette étrange combinaison de Stockhausen avec la musique psychédélique serait bientôt appelée Can. Et le spectacle ne faisait que commencer
Stockhausen rencontre les Jefferson Airplane. Karlheinz Stockhausen se trouve au centre de toute l'histoire du Krautrock. Et une uvre imposante, les Hymnen, parus en 1966, est le pivot de tout ce mouvement inconscient. Du fait que Stockhausen soit aussi le plus important compositeur vivant et qu'il ait inspiré tant de mouvements et de musiciens différents, on néglige aisément ce fait. Cependant la parution des Hymnen eut une répercussion sur toute l'Allemagne de l'Ouest, et qui ne fut pas moindre sur l'esprit des jeunes artistes. Cette uvre était un énorme morceau de 113 minutes, sous-titré &laqno; Hymnes pour sons électroniques et concrets ». Hymnen se divisait en quatre longues faces de LP, intitulées Région I, Région II, Région III et Région IV. Mais pourquoi cette uvre fut-elle si importante pour les Allemands ? En bref, parce qu'il prenait &laqno; Deutschland, Deutschland über Alles » et le tordait dans tous les sens, le jouait au travers de gadgets électroniques, le déformait horriblement et en fin de compte le traitait plutôt mal. Le public allemand était totalement déchaîné : la gauche ne voyait pas du tout ce qu'il y avait de drôle et l'accusait de flatter les plus bas instincts des Allemands, pendant que la droite le haïssait pour avoir avili ce qui faisait leur joie et leur fierté, et pour les avoir exposés aux rires de toute l'Europe. Stockhausen venait juste de rentrer d'un séjour de six mois à l'Université de Californie où il avait donné des conférences sur la musique expérimentale. Parmi l'auditoire de ces séminaires se trouvaient Jerry Garcia et Phil Lesh des Grateful Dead, Grace Slick de Jefferson Airplane, et bien d'autres musiciens psychédéliques. Bien loin de mépriser cette nouvelle musique, Stockhausen avait assisté à un concert des Jefferson Airplane au Filmore West, et l'on rapporte qu'il affirma : &laqno; cette musique me fait vraiment flipper ». Ainsi, alors que les jeunes artistes allemands adoraient Stockhausen pour avoir embrassé leur propre culture rock 'n' roll, ils l'adoraient doublement pour ce qu'ils reconnaissaient comme le début d'une libération de tous les symboles de l'Allemagne. En réduisant &laqno; Deutschland, Deutschland über Alles » à sa plus courte longueur possible, Stockhausen l'avait codifié. Il avait peu ou prou le même effet que la cloche du marchand de glace sur un ou une Britannique une sorte de réponse est déclenchée selon qu'ils veulent une glace ou non. Stockhausen avait inconsciemment diffusé un symbole d'oppression, et ainsi permis aux gens de se le réapproprier1.
Mama Düül et son orchestre-choucroute Cependant, le rock 'n' roll d'Allemagne de l'Ouest n'était pas du tout du rock 'n' roll. Il s'agissait d'une musique protéiforme qui échappait à toute catégorie, à l'exception de celle qu'employèrent les musiciens allemands Kosmische Musik. On attribue l'invention de ce terme à Edgar Froese, le futur leader de Tangerine Dream, mais en 1969 tous les jeunes musiciens idéalistes d'Allemagne de l'Ouest parlaient de Kosmische Musik avec un grand respect, un grand idéalisme, comme s'ils savaient que là se trouvait leur chemin vers les étoiles. Beethoven, leur héros tragique, avait dit que la musique était bien plus grande que la philosophie, et les communautés et les collectivités de jeunes idéalistes bien comme il faut apparurent dans toute l'Allemagne de l'Ouest, déterminés à se débarrasser de tous les méprisables souvenirs de l'histoire récente de leurs parents déterminés à perdre tous ces sentiments refoulés dans une Grande Ruée vers la Nouvelle Kosmische Musik. Tous les &laqno; vrais » musiciens avaient déserté Amon Düül I pour rejoindre Amon Düül II, un processus qui se poursuivra au cours des ans. Cependant l'hémorragie au sein d'Amon Düül I était telle que le groupe fut bientôt réduit à une masse mâle/femelle qui gratouillait, tambourinait et psalmodiait, à l'instar du Plastic Ono Band au meilleur de sa forme. C'était l'époque des albums de délire communautaire, inspirés en particulier par le disque de 1967 Hapshash & The Coloured Coat, un enregistrement effectué à Londres un an auparavant, qui avait été dirigé par les designers Nigel Weymouth et Michael English, et par le producteur Guy Stevens. Un week-end particulièrement psychédélique, Amon Düül I enregistra (ou sur-enregistra, pour être plus précis) une gigantesque session qui dura si longtemps que trois de leurs disques Psychedelic Underground, Collapsing et le double album Disaster purent en être tirés. Certaines personnes affirment qu'ils avaient complètement abandonné la musique pour ne plus s'intéresser qu'à la politique, en entretenant l'illusion pendant des années grâce à des albums prétendument nouveaux. Les premiers enregistrements d'Amon Düül sont des classiques extraordinaires mais radicalement bruts, comme des Orcs défoncés qui joueraient d'interminables versions du morceau des Mothers of Invention &laqno; The Return of the Son of Monster Magnet » ou du &laqno; L. A. Blues » des Stooges. Mais ils sont plus fortement dosés en vibrations que n'importe quel autre disque de délire psychédélique implacables, exaltants, et pleins d'effets grossiers qui fonctionnent parfaitement. Amon Düül n'a pas duré longtemps, mais il a posé les bases du Krautrock par leur musique, et en particulier par une chanson de Psychedelic Underground. Le titre de cette chanson se traduit par &laqno; Mama Düül et son orchestre-choucroute démarrent ». Avec ce titre, la paresseuse presse rock de Grande-Bretagne tenait enfin quelque chose à quoi s'accrocher. Ha ha, on va l'appeler Krautrock
Les premiers grondements de la Kosmische Musik. L'Allemagne de l'Ouest était à présent encombrée de groupes supposés leaders. Cependant la plupart d'entre eux ne sonnaient pas du tout allemands, essayant servilement de percer. D'autres, comme Embryo, Emergency et Birth Control, s'essayaient à une fusion infructueuse de traits typiquement germaniques avec le rock et le jazz anglo-américains. Pendant ce temps, Amon Düül II, la moitié musicale de la communauté, avait enregistré un stupéfiant freeflowing album intitulé Phallus Dei, pour le label anglais Liberty. C'est à l'âge de 13 ans, au Woolworth de Tamworth, que je me suis trouvé confronté pour la première fois à sa pochette, qui se voulait ouvertement mystérieuse. J'étais avec mon grand-père, un Gallois, à qui je demandai ce que signifiait Phallus Dei. &laqno; Bordel, le répète pas à ta mère, renifla-t-il. Ça veut dire la bite de Dieu ! » Et avec la sortie du morceau homonyme de vingt minutes, les deux branches d'Amon Düül avaient fait la preuve de leur engagement au sein de la nouvelle scène cosmique des communautés politiques. Ce disque était particulièrement radical, aussi bien par un son carillonnant que par l'étourdissante pochette en deux couleurs qui faisait penser à un produit du label texan 13th Floor Elevator's International Artists. Et ça remuait aussi à Cologne. Le groupe Can, inspiré par un mélange de Stockhausen et de psychédélisme, était devenu un quintette qui enregistrait au Schloss Norvenich, le château de leur producteur, Mani Lohe. Tous sauf un étaient trentenaires, et ils formaient une formidable association d'exubérance et de grande expérience. C'était là des gens exceptionnels dotés d'une exceptionnelle vision de la musique. &laqno; Une communauté anarchiste », explique leur organiste, Irmin Schmidt. Bien que les premiers morceaux de Can ressemblent plutôt à des performances artistiques, leur nouveau chanteur, un ancien professeur noir du nom de Malcolm Mooney, les poussa continuellement sur la voie du rock 'n' roll le plus rigoureux et le plus restrictif, &laqno; vers le Velvet Underground », comme le raconta plus tard Holger Czukay. Les spectacles étaient fantastiques, bien que Malcolm Mooney ait eu tendance à être défoncé, à s'évanouir ou à agresser le public. Mais c'est la sortie de leur premier album qui les fit reconnaître de tout le milieu musical. Monster Movie est un inaltérable classique. Il n'y avait pourtant toujours aucun esprit visionnaire dans les grandes compagnies qui soit prêt à investir dans le nouveau son ouest-allemand. Mais quand Monster Movie est sorti chez Music Factory Records en août 1969, les quelque 500 exemplaires furent écoulés immédiatement et changèrent complètement la scène rock ouest-allemande. C'était le premier disque qui soit comparable aux standards américains et britanniques pour l'impression de puissance dégagée et pour la qualité d'enregistrement, et pourtant il conservait l'aspect méditatif du son allemand inspiré par le Velvet. On peut se faire une idée de l'attitude de la brigade de la musique Kosmische à cette époque en lisant simplement le générique du premier album de Can : Irmin Schmidt coordinateur adminispatial & orgue laser ; Jaki Leibezeit ingénieur de la propulsion & lecteur mystique de cartes spatiales ; Holger Czukay en provenance directe du Viêt Nam, chef du laboratoire technique & bassiste au bras armé rouge ; Michael Karoli sonar & pilote de guitare par radar ; Malcolm Mooney communicateur en espace linguistique.
L'émergence de Ohr Records et la naissance de Kraftwerk. À Berlin, le jeune et allumé trio Psy Free se sépara. Edgar Froese, frustré par sa situation à cette époque, persuada le batteur Klaus Schulze de collaborer à un nouveau Tangerine Dream. Conrad Schnitzler, un expérimentateur invétéré, compléta le recrutement pour créer l'imposant et free-form acid-blitz album Electronic Meditation. C'était vraiment la Kosmische Musik dont ils avaient rêvé. Si &laqno; A Saucerful of Secrets » avait été joué par des extraterrestres multidimensionnels hallucinés plutôt que par les terriblement insipides Waters, Wright, Gilmour & Mason, il aurait certainement paru aussi réel que ce disque. À Electronic Meditation était également réservé un traitement particulier. Quelque génie au sein de l'énorme maison de disque ouest-allemande Metronome avait fini par se mettre au nouveau son. Ils demandèrent au producteur Peter Meisel de monter un label heavy complètement différent, où l'accent serait porté sur les groupes au son germanique et sur un packaging spécial. Meisel baptisa ce label Ohr (le mot allemand pour &laqno; oreille »), et demanda à Reinhard Hippen, un artiste industriel unanimement reconnu, de réaliser les cinq premières pochettes de disque avec une uniformité qui permettrait d'aligner instantanément le label. Le résultat était brut et d'une finition rudimentaire, mais réussi. Pour ses motifs récurrents, Hippen utilisait des corps de poupées cassés, et sur la pochette d'Electronic Meditation, une poupée sans tête est prise au piège par les câbles d'un vieux synthétiseur. Toutes les productions initiales de Ohr sont intéressantes et toutes sont bizarres. Sur l'album Fliesbandbaby's Beat-Show, Floh de Cologne joue une garage music impénétrable, prolixe et structurée, comme aurait pu le faire un Mothers of Invention incapable, ou un Fug imbibé de bière. De nombreux cris et d'insistants slogans socialistes perçaient le son déjà déglingué. Encore mieux était l'improbable Guru Guru, un trio heavy dont le cur musical était un free-rock que MC5 n'avait jamais pu enregistrer. Pas de chant à l'exception d'effets vocaux : effrayants, répétés mais pas très fréquents. En gros, seulement de longs et épiques instrumentaux, des albums ne comportant que deux ou trois morceaux par face. Leur premier album UFO se présentait comme un ménage galactique à trois comprenant Joy Division, Deep Purple et une version plus Kosmische des folies expérimentales à base de feed-back auxquelles Neil Young s'essayait dans l'album Arc. Ils pouvaient être plus rapides que tout le monde, pourtant leurs meilleures chansons sont des symphonies de Glenn Branca en avance de huit ans. Et merde, rien que leurs titres ! &laqno; Stone In », &laqno; Der LSD-Marsch », &laqno; Spaceship », &laqno; Oxymoron », &laqno; Der Electrolurch ». L'expérience Ohr se révélait être un énorme succès et ouvrit la voie pour des compagnies plus conservatrices. Dans un grand pays comme l'Allemagne de l'Ouest, il y avait de la place pour de nombreux groupes, et Polydor, Metronome, BASF et Phillips les industriels allemands équivalents au britannique EMI et à l'américain CBS se mirent à prendre plus de risques. Bien que la plupart de ces premiers efforts n'aient abouti qu'à de pâles copies de modèles anglo-saxons, l'incertitude qui régnait parmi les businessmen allemands au sujet de ce qui constituait le nouveau son branché permit à certains expérimentateurs de se faufiler. Et l'une des parutions les plus bizarres du début de 1970 fut l'album Tone Float sorti chez RCA Records, uvre du quintette Organisation. Bien que vendu avec une pochette lourdement bariolée typique de cette époque, Organisation n'était pas le moins du monde aligné sur la production habituelle du rock contemporain. Conduit par Ralph Hütter et Florian Schneider, plus tard leaders de l'énorme groupe international Kraftwerk, Organisation fit ses débuts à la Renschied Kunstakademie, où le duo avait étudié Stockhausen. Avec ses morceaux basés sur l'usage de la flûte, tels &laqno; Milk Rock », &laqno; Rythm Salad » et la bossa-nova grinçante qui donne son nom au disque, Tone Float, utilisant des percussions et refusant cependant tout effet de groove, constituait une anomalie dans le catalogue d'une grande maison de disque à l'époque où il fut diffusé. Et, comme cela fut le cas chez l'ingénieuse maison de disque allemande Phillips, qui fit paraître peu après le tout aussi bizarre album Cluster, on peut simplement présumer que le contrat d'Organisation fut vite classé chez RCA dans un fichier intitulé &laqno; Erreurs collectives intéressantes ». Peu après, Organisation devint Kraftwerk et ils sortirent leur premier disque homonyme. Mais malgré le changement de nom et le passage chez Polygram, le groupe était toujours une unité expérimentale déglinguée basée sur la flûte et les percussions. Même en incluant une guitare wah-wah et un batteur, Kraftwerk se présentait comme une tentative bizarre mais globalement fructueuse pour produire un disque entièrement allemand. Sur le morceau qui ouvre l'album, &laqno; Rucksack », Kraftwerk accélérait ou ralentissait quand ça lui chantait, et n'avait pas du tout de groove. Sur le dernier morceau, un délire musical de dix minutes intitulé &laqno; Von Himmel Hoch », des synthétiseurs imitaient des raids de bombardement en piqué et des enregistrements réels d'explosions ponctuaient la musique d'une manière fracassante. &laqno; Kraftwerk » est un mot typiquement allemand qui traduit simultanément &laqno; hommes au travail » et &laqno; centrale électrique », et Ralph Hütter et Florian Schneider étaient tous deux des expérimentateurs impénitents dotés d'une vision personnelle. Des enregistrements inédits de cette époque nous les montrent pris dans un mouvement permanent. Kraftwerk 2 s'ouvrait sur &laqno; Klinklang », un mantra expérimental qui ne fait que changer tout au long de ses dix-sept minutes, et dont le début est inspiré par Stockhausen. Et le groupe devait encore changer radicalement après l'énorme succès de l'album Autobahn, en 1974. Mais Kraftwerk, malgré ces changements, demeura fidèle aux obsessions qui le poussaient. Il s'agit peut-être du psychisme marqué par les autoroutes des Allemands de l'Ouest de l'après-guerre inconsciemment reliés aux États-Unis par ces milliers de kilomètres de routes droites et sans histoire. À l'évidence, la grise et métronomique monotonie du Velvet Underground se retrouve chez la plupart des groupes ouest-allemands, alors que des groupes anglais de cette époque, seul Roxy Music pouvait véritablement revendiquer cette influence. La mentalité dominante de la musique ouest-allemande s'est forgée le long de l'autoroute qui relie en un grand arc de cercle la ville de Cologne à l'ouest, à Munich dans le sud, en passant par Bonn, Coblence, Francfort, Mayence, Mannheim, Stuttgart, Ulm et Augsbourg. Sur ce seul axe, la demande de musique égalait celle de toute la Grande-Bretagne. L'Allemagne de l'Ouest était de loin le plus grand marché d'Europe. Cependant, l'ensemble organisé autour de cette autoroute était l'une des trois conurbations majeures que le circuit des concerts de rock se mit à desservir, et il devint vite clair que la musique ouest-allemande pouvait subsister par elle-même sans même avoir à se préoccuper du marché international. Et c'est juste à ce moment qu'apparut le plus spectaculaire acteur de la scène du Krautrock
Le Kaiser sur le sentier de la guerre le grand dessein de Rolf-Ulrich. Un journaliste folk néerlandais est bien la dernière chose à laquelle on s'attendait. Mais Rolf-Ulrich Kaiser était progressiste dans tous les domaines, et il était connu dans tout le milieu underground ouest-allemand comme un homme investi d'une mission. Il déboula chez Ohr Records, où il agaça immédiatement tout le monde. Kaiser avait déjà écrit sur Tangerine Dream dans son livre Das Buch der Neuen Pop-musik. À présent il débattait avait Edgar Froese au sujet de la définition de la Kosmische Musik et affirmait qu'on pouvait appliquer ce terme à toute forme de musique. Et encore plus scandaleusement, il le prouva. Quand les hommes d'affaires de Metronome lui confièrent la direction de Ohr Records, Rolf-Ulrich Kaiser prit Amon Düül I sous contrat et leur attribua un producteur dynamique, le merveilleusement dénommé Julius Schittenheim. En tant qu'organisateur du désormais légendaire Essener Sonntag Festival, Rolf-Ulrich Kaiser connaissait les membres d'Amon Düül I et il avait pour eux des projets cosmiques. Et leur premier album pour Ohr, Paradieswarts Düül était une épopée free-folk extraordinairement belle, à mi-chemin entre une version acoustique de &laqno; White Light/Whit Heat » et un Red Crayola teutonique de l'année 1968 jouant les 13th Floor Elevators. Les trois longs titres fuzz-acoustic qu'il contenait, &laqno; Love is peace », &laqno; Snow your thirst, sun your open mouth » et &laqno; Paramechanische Welt », constituèrent le glorieux chant du cygne d'Amon Düül I avant qu'ils chevauchent héroïquement vers le soleil couchant. Et la réussite artistique de Paradieswartz Düül confirma Kaiser dans ses soupçons que de nombreuses formes de musique Kosmische restaient encore à découvrir. Il prit les avant-gardistes Witthuser et Westrupp et en fit une sorte d'orchestre de chambre stimulant, mêlant le Gothic à une espèce de folk spatial qui sonnait comme si l'on avait mixé ensemble le On the Beach de Neil Young, les disques de la période Straight Records de Frank Zappa, l'album free-form Starsailor de Tim Buckley, ainsi que les plus anciens Happy Sad and Goodbye et Hello de ce dernier. En Amérique, ils auraient certainement enregistré pour ESP-Disk ! Impressionné par la réussite de Kaiser chez Ohr, le géant industriel BASF lui proposa de reprendre le label Pilz, leur filiale branchée. Dans son style typique, Kaiser conserva le contrôle de Ohr tout en annexant Pilz pour en faire un label de &laqno; cosmic folk ». Pilz veut dire &laqno; champignon » en Allemand, et le logo de cette maison de disque représentait une fabuleuse amanite tue-mouches dans le style du pop art du plus bel effet Kosmische. Rolf-Ulrich transféra symboliquement Witthuser et Westrupp chez Pilz, puis entreprit de prendre son prochain grand projet sous contrat et de l'influencer. Naturellement, il laissa tomber toute l'équipe du jour au lendemain dans sa quête du suprême label de folk Kosmische. Popol Vuh, un groupe aussi grandiose que son nom, fut la prochaine obsession de Rolf-Ulrich. Le Popol Vuh est le Livre des Morts des Mayas, la terrifiante mythologie d'un peuple préhistorique d'Amérique centrale qui survécut jusqu'au ixe siècle de notre ère. Cependant, bien que Rolf-Ulrich Kaiser ait pu avoir quelque influence sur le groupe, la véritable vision créatrice se trouvait chez son leader, le merveilleux Florian Fricke. Fricke n'avait pas choisi le nom de Popol Vuh à la légère. Il était là et, c'est un fait, pour faire de la magie. Leur premier album était déjà paru chez Liberty Records au moment où Kaiser se pointa, et cet album, Affenstunde (&laqno; L'heure du singe »), avec son utilisation bien peu conventionnelle (bigre !) de l'orgue Moog, propageait déjà ses ondes de choc à travers toute la scène musicale allemande. L'ambiance singulièrement chaotique d'Affenstunde était une grande nouveauté en 1971, et le lectorat du magazine allemand Sounds les élut &laqno; Meilleure révélation de l'année ». Popol Vuh était au Beat Club, et Fricke fut invité à jouer de son orgue Moog sur le double album Zeit de Tangerine Dream, un classique de musique Kosmische. Pour toutes ces raisons, la rencontre de Florian Fricke et de Rolf-Ulrich Kaiser, à la fin de l'été 1971, se répercuta dans tout le milieu de la musique Kosmische. En effet, le successeur d'Affenstunde renvoyait ce dernier au débarras des antiquités. Il n'y avait rien à redire à In Den Garten Pharaos. C'est de la musique qui porte à la transe, et Florian Fricke était un compositeur magistral qui était parfaitement capable d'emporter ses auditeurs vers des dimensions inconnues des autres musiciens Kosmische. La totalité de la face 2 de In Den Garten Pharaos témoigne de la haute magie de Popol Vuh. Et je ne parle pas de haute magie à la légère. En effet, &laqno; Vuh » transporte ses auditeurs vers les cieux comme aucun autre morceau qu'il m'ait été donné d'écouter. Il s'arroge une incroyable emprise sur l'auditeur, l'intensité des morceaux de &laqno; Vuh » est telle qu'en fait elle peut être trop forte si l'on ne se trouve pas dans le bon état d'esprit. La liberté de sentiment que la musique inspire est carrément étourdissante. Et le nouvel enfant prodige de Rolf-Ulrich Kaiser, Florian Fricke, était en route pour une longue et passionnante carrière
La naissance du label Brain Cluster et Neu! entrent en scène. Mais à partir du milieu de 1971, Rolph-Ulrich Kaiser rendait fous ses employés. Il était toujours derrière eux pendant qu'ils travaillaient. Il déboulait dans leur bureau pendant qu'ils discutaient avec les groupes dont ils s'occupaient, faisant flipper tout le monde. La tâche qu'il avait fixée était exaltante, mais il fallait absolument l'avoir de son côté. Deux têtes chercheuses, Bruno Wendel et Gunter Korber, décidèrent qu'ils ne pouvaient pas tenir plus longtemps et montèrent leur propre maison de disque. Elle sera bientôt connue sous le nom de Brain, qui deviendra rapidement évocateur du meilleur Krautrock. Dans leurs bagages, Wendel et Korber avaient ramené de chez Ohr le groupe Guru Guru, et ils prirent immédiatement l'extrêmement expérimental groupe Cluster sous contrat. Ce duo était l'association schizophrénique qui avait enregistré un album bizarre pour le misérable Phillips Records. Avant cela, ils avaient été le non moins bizarre encore trio Kluster, le troisième membre étant Conrad Schnitzler, le héros exilé du Electronique Meditation de Tangerine Dream. À présent, Schnitzler avait quitté le groupe pour poursuivre une carrière qui allait se révéler une jubilatoire réussite, laissant Cluster à l'état de duo juste les poétiquement nommés Dieter Moebius et Hans Joachim Roedelius. Cluster était (et est toujours) le fruit d'une exceptionnelle collaboration. Comme un couple infernal, ils laissaient s'enflammer la Muse que leurs machines avaient créée, s'asseyaient devant, comme en face d'un poêle chaud, et jouaient tant qu'il y faisait bon. Le Cluster des débuts possède une sérénité enragée, un énorme cur palpitant, impressionnant et aussi gros qu'une planète. Mais un maigre corps l'enveloppe pour vous empêcher de percevoir toute cette mystérieuse puissance. Pour leur premier album chez Brain, Cluster II, Moebius & Roedelius furent rejoints par le producteur et ingénieur du son Conrad Plank. Bien qu'ayant précédemment travaillé en tant qu'ingénieur du son sur l'album sorti chez Phillips, Plank se chargea cette fois de co-écrire la musique et de produire l'ensemble, suggérant l'étendue d'un paysage nocturne : un voyage en hélicoptère au-dessus d'une vaste campagne, mais où l'on distingue encore les lumières de la ville ; parfois même on se dirige tout droit vers la ville et l'on manque de se consumer dans son éclat aveuglant. Avec Dieter Dierks, Plank fut l'artisan du meilleur Krautrock enregistré. Au cours des ans, ces deux ingénieurs du son à eux seuls seront responsables du son de Tangerine Dream, de Neu!, de Guru Guru, de Kraftwerk et d'Ash Ra Tempel : une écrasante charge à porter. Comme tous les autres gros labels du début des années 70, Brain eut son lot d'imitations frelatées de groupes anglo-saxons, comme The Scorpions et Jane. Il connut également la disparition de Guru Guru. Du free-rock au free jazz à la camelote qu'on n'arrive pas à refourguer. L'une des plus grandes réussites de Brain fut sans aucun doute la sortie du numéro 1 004 de leur catalogue : le bientôt légendaire Neu!. Mais c'est là une toute autre histoire, en fait un tout autre chapitre et Rolf-Ulrich Kaiser apparaîtra encore souvent au long de ce livre. Mais après Kaiser, le premier grand théoricien du Krautrock, en survint un second. Qui encore une fois venait du monde des médias. Mais cet homme allait conférer une dimension internationale au Krautrock, et son nom est Uwe Nettlebeck
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1. Tout au long de cette querelle, on négligea le fait que l'hymne national allemand figurait sur Hymnen parmi plus de dix hymnes nationaux, et sa déformation n'apparaît que sur la face 2, en même temps que l'hymne russe et tout un groupe d'hymnes africains. Mais l'effet est toujours le même. Stockhausen a expliqué que son utilisation des hymnes nationaux était symbolique &laqno; des signes d'identification pour les nations une attitude pop art comparable aux motifs picturaux banals et quotidiens des artistes pop américains, dont Stockhausen connaissait si bien les uvres », écrit son biographe, Michael Kurtz. Extrait de Julian Cope, Krautrocksampler. One Head's Guide to the Great Kosmische Musik 1968 Onwards, Head Heritage, London, 1995. Traduit de l'anglais par Jean-Philippe Henquel. |
Référence: http://www.save-the-world.com/FORM/nomade/emerg.htm