AU MILIEU DES CHOSES MAIS AU CENTRE DE RIEN

Dicussion entre Hans-Ulrich Obrist, Jean de Loisy, Caroline Naphegyi et Fabrice Hybert

 

Jean de Loisy : Les réseaux d'artistes sont-ils une réalité, une façon de se rencontrer, de croiser l'information, ou sont-ils un fantasme du monde de l'art ?

Hans-Ulrich Obrist : Les réseaux constituent un point de repère important, un fil rouge. Chaque réseau est entouré de multiples réseaux. C'est une question très importante, surtout ces dernières années, qui vaut la peine d'être abordée. Douglas Gordon dit que &laqno; l'oeuvre d'art a pour la fonction d'être un déclencheur de dialogue ».

J.L. : L'artiste inspiré dans sa solitude...

H.U.O. : Lorsqu'Alison Knowles a dit : &laqno; make a salad » et a fait sa performance sur les sandwiches, c'était tout à fait confidentiel. Tiravanija, lui, travaille avec différents réseaux, et crée des points de rencontre qui sont parfois clandestins, parfois publics.

Ce n'est pas l'idée de la clique ou de la bande qui est intéressante, ou du groupe fermé. Car beaucoup d'artistes appartiennent à plusieurs réseaux liés au monde de l'art, sans compter les liens qu'ils entretiennent avec d'autres disciplines.

Caroline Naphegyi : Partant du constat que la création est transnationale, que signifie aujourd'hui concevoir des expositions autour d'une nation ?

H.U.O. : La métropole comme lieu de rencontre reste une idée très importante y compris dans les années 90. Les villes permettent une complémentarité de ces différents réseaux. Mais, pour la première fois dans ce siècle, il n'y a plus cette quête d'un centre absolu de l'art comme il a pu y avoir avec Paris et New York, puis Cologne. Cette notion est devenue redondante et absurde. Chaque centre est entouré d'une multitude d'autres centres qui valent la peine d'être considérés. Ainsi, en Europe par exemple, ces dernières années, les situations dynamiques se sont multipliées : en plus de Londres, Berlin et Paris, des villes comme Ljubljana, Helsinki, Copenhague, Vienne, Zurich, Glasgow et depuis quelque temps Lisbonne et Porto, ont des situations synoptiques très dynamiques.

J.L. : Les villes sont des systèmes d'engrenage, caractéristiques des liens entre tous les réseaux du monde, mais les villes n'ont plus d'identité à proprement parler.

H.U.O. : Rem Koolhaas dit que Londres est une ville qui a perdu son identité depuis très longtemps, que c'est une ville non identitaire. C'est sa force. Il y a en Europe une multiplication des centres. En Asie, il y a un phénomène similaire. Hou Hanru et moi-même allons organiser une exposition pour la Sécession de Vienne qui s'appellera &laqno; Cities on the move » et qui sera un regard sur l'architecture et l'art contemporain dans les nouvelles métropoles d'Asie où les centres sont en train de se multiplier et d'exploser. Des villes comme Jakarta, Manille, Shanghai, Singapour, Osaka, Séoul, Bangkok évoluent très rapidement vers une modernité différente, plus diverse et ouverte, tout en rejetant le concept traditionnel d'évolution linéaire de l'histoire occidentale. Hybridité volontaire est le catch word.

De nouvelles capitales émergent, les artistes circulent entre ces différentes villes. Il faut prendre en compte qu'il y a effectivement de nombreux réseaux.

J.L. : Je suis frappé par la réaction de certains critiques pour qui il n'existe qu'un seul réseau possible, un réseau assez fermé, avec toujours les mêmes artistes. Cela me paraît être un contresens par rapport à la notion d'uvre ouverte, inhérente au réseau et à celle de transnationalité. Dans un groupe d'artistes comme celui de Connexions implicites, penses-tu que certains appartiennent à plusieurs réseaux et que d'autres, au contraire, sont littéralement fabriqués par le réseau ?

H.U.O. : Douglas Gordon parle de la promiscuité des collaborations multiples. Ces collaborations sont un peu comme des &laqno; affaires » et non des mariages. Il y a, encore souvent, dans la critique quelque chose de doctrinal, lié à la clique hermétique, où des critiques sont toujours associés aux mêmes artistes, et des artistes aux mêmes critiques, comme dans les années 50 et 60. Heureusement, ce n'est pas le cas. Jusque dans les années 80, on pouvait observer dans chaque pays une ou deux personnes qui contrôlaient la situation. Ces monopoles, dans la multiplicité des réseaux et des organisations, se sont brisés. L'appartenance des artistes à des réseaux multiples est une réalité quotidienne. Les artistes travaillent au sein d'un réseau local, lui-même superposé à un réseau plus global.

J.L. : J'ai l'impression que le réseau ­ cette façon de superposer les rencontres, de lier des projets, de faire circuler l'information ­ a surtout un effet d'accélération sur la pensée. C'est le seul dispositif qui permette une sorte d'hyper-vitesse, et c'est cela que les artistes recherchent. Le monde désormais échapperait à l'artiste qui resterait en marge des réseaux et qui s'isolerait.

H.U.O. : Il y a comme un paradoxe entre une hyper-vitesse et une hyper-lenteur. En ce moment, de plus en plus d'artistes créent des maisons, qui ne sont pas des bunkers, mais des maisons de rencontres, des communautés : Fabrice Hybert a cette maison en Vendée, Pierre Huygue, Dominique Gonzales Foerster, Philippe Parreno, Xavier Veilhan et d'autres ont un projet de maison évolutive en Bourgogne ; je pense aussi aux projets de maisons, jusqu'à présent non réalisés, de Gabriel Orozco et Uri Tzaig, ou bien à la maison de Gregor Schneider à Reydt-Mönchengladbach, qui est un réseau solipsiste. Depuis plus de dix ans, Schneider construit des chambres dans les chambres. Le résultat est un réseau intérieur passionnant.

J.L. : À ce propos Paul Virilio dit que la vitesse maximum oblige au maximum d'immobilité...

C.N. : Internet a-t-il favorisé l'émergence de la notion de réseau ?

H.U.O. : Il existe des réseaux actifs et en même temps critiques réalisés sur Internet. Je pense à &laqno; Nettime », un projet de Pit Schulz et de Geert Lovink qui se situe sur une position critique, un news group incroyablement actif. Le &laqno; Critical Art Ensemble », un groupe d'artistes qui vivent dans trois villes différentes aux États-Unis et qui sont reliés par le réseau, est parti aussi de l'idée qu'il faut résister à cette nouvelle hégémonie cybernétique dans le cyberespace lui-même, et la perturber de l'intérieur.

J.L. : J'ai l'impression, quand tu cites Douglas Gordon pour qui &laqno; l'important est d'avoir des déclencheurs de conversation », que le réseau, ou les superpositions de réseaux, deviennent, en quelque sorte, l'oeuvre même. Le système des réseaux m'intéresse, non pas pour les uvres bonnes ou mauvaises qu'il produit, mais pour le système de pensée qu'il induit. C'est pour moi l'équivalent d'un &laqno; système neuronal exogène », qui accélère incroyablement l'information et le processus d'invention, la naissance des événements de la pensée. Comme si les connexions de neurones créaient des pensées ouvertes. L'important n'est pas tant l'uvre que les chemins rapides qui mènent à l'invention.

Fabrice Hybert : L'oeuvre est périphérique...

J.L. : L'événement n'est pas l'oeuvre, l'événement est la pensée. On est de plus en plus proche de l'immatériel.

H.U.O. : Les années 90 sont souvent appelées par les scientifiques &laqno; the decade of the brain », &laqno; la décennie du cerveau ». Chez les neurologues, il y a cette idée d'un réseau en permanente transformation.

Depuis les découvertes de Merzenich en 1983, la neurologie a constaté que les séquences de mémoire ne sont pas rigides et qu'elles se développent et interagissent sans arrêt entre elles. Le cerveau est un réseau dynamique où tout est en permanente transformation. Israel Rosenfield parle d'une organisation interne et implicite, ce qui nous ramène au titre de l'exposition.

J.L. : Il est clair que le réseau tel qu'il est montré là ne serait pas le même dans une semaine. Les liens entre les artistes se déplacent extrêmement vite en fonction des nécessités. Comme le réseau est un système d'acquisition d'informations et de connaissances, les artistes ont créé depuis dix ans un dispositif qui permet de réinventer les origines de notre pensée, et de ne plus se référer à un système de référence classique (Lascaux, Manet, et dans une autre dimension Auschwitz...). On entre dans une ère nouvelle où l'oeuvre est périphérique. Elle n'est plus le centre, elle n'est que l'expression des connexions.

H.U.O. : L'oeuvre est entre l'objet et le process, entre virtualisation et actualisation. En ce moment, il y a, d'un côté, cette nostalgie réactionnaire insupportable, et de l'autre, ce futurisme cybernétique dangereusement totalitaire ; c'est pourquoi il important de parler du présent.

Fabrice Hybert : Il y a confusion entre deux passés : l'un en mouvement, avec des inductions d'origine différentes qui sont nommées par les artistes. On induit des passés, des origines, mais on ne spécule absolument pas sur les avenirs. On est confronté à des groupes de gens, des connivences ou des connexions de voisinage, qui partagent le même passé. Puis tout d'un coup, on ne spécule plus sur le passé mais sur l'avenir. La banque en est un exemple. On se trouve alors confronté à des passés différents, à des voisins différents. Cela crée évidemment des conflits. Il faut trouver maintenant des formes qui mettent en place cette spéculation sur les origines, cette induction.

J.L. : Il faut essayer d'inventer de nouvelles origines à notre pensée, et essayer de partager ce qu'on ne possède pas en commun.

H.U.O. : C'est l'idée de McLuhan selon qui la notion de &laqno; circuit électrique » (qui est le réseau par excellence) a supplanté la notion de progrès linéaire, dominante jusqu'au XIXe siècle, et qui est devenue redondante. Cela nous ramène à la mémoire de l'eau de Benvéniste, et la télépathie de Sheldrake.

F.H. : Benvéniste est en train de faire des tests en laboratoire sur les champs électromagnétiques : il dépose des gouttes d'eau ayant acquis la mémoire d'un principe actif sur des coeurs en battement. Son projet consiste à démontrer que c'est le champ électromagnétique du principe actif qui produit l'effet sur le coeur.

H.U.O. : Pour en revenir à Internet, il existe un label de disque techno qui s'appelle Mille Plateaux. Sur Internet, Deleuze devient une &laqno; pratique quotidienne », comme on a pu observer que Mai 68 a mis en pratique quotidienne certaines théories, celle de Lacan par exemple, un &laqno; daily practice of rhizome ».

J.L. : Ce qui a beaucoup changé dans le monde de l'art, en rapport à ces mille réseaux liés entre eux, c'est qu'il n'y a plus de marginalité. Les pensées innovantes sont dans le réseau ou ne sont pas innovantes.

H.U.O. : On assiste à une superposition des identités et des activités multiples. C'est l'idée de l'appartenance simultanée à plusieurs réseaux : appartenir aux &laqno; multi user dungeons » sur l'Internet, en même temps, vivre dans une ville, travailler dans une autre... Sherry Turkle y voit une schizophrénie volontaire.

J.L. : Tu disais aussi que des artistes sont fabriqués par le réseau : ils font partie de mille expositions sans pour autant que la qualité de leur travail soit la raison prépondérante. C'est-à-dire que dans leur cas, appartenir à un réseau serait davantage lié à la capacité de conductibilité (c'est-à-dire la faculté d'être un transmetteur), qu'à la qualité de producteur d'oeuvres d'art. De ce fait là, c'est un réseau de circulation et non de puissance.

L'efficacité stratégique du réseau serait-elle là : non pas dans sa raison d'être mais dans une de ces conséquences ?

L'idée de l'exposition m'était venue il y a quelques années lorsque je voulais montrer un réseau, composé de Vercruysse, Bustamante, Murphy, Nick Kemps, Klingelhöller. Ce groupe d'artistes, sans réelle unité stylistique, mais qui voulait composer un axe stratégique, avait décidé de travailler avec les mêmes marchands, les mêmes critiques... Il est évident que les réseaux dont on parle aujourd'hui sont d'une nature quasi opposée.

H.U.O. : Dans les années 80, le type de réseau que tu mentionnes était un réseau &laqno; donné » de structures existantes, que les artistes ont investi dans un but stratégique. Dans les années 90, il y a différentes tentatives de la part des artistes d'inventer des structures souples. Il y a non seulement les réseaux qui lient les artistes entre eux, ou à d'autres disciplines, mais aussi les réseaux inventés par les artistes. Ur, la société créée par Fabrice Hybert, en est un exemple. On a parlé de Fluxus tout à l'heure, on peut aussi mentionner Andy Warhol, comme étant le méta-réseau. Des artistes comme Jef Geys, Michelangelo Pistoletto, Hans-Peter Feldmann ou Christian Boltanski ont inventé des structures de production, de dispersion et de distribution qui sont différentes et complémentaires des structures traditionnelles de l'art. On peut aussi parler de la société de Peter Fend ou de A to Z de Andrea Zittel.

J.L. : La bonne exposition aurait été de montrer la façon dont ces réseaux ne sont pas seulement des réseaux d'artistes, mais font aussi se croiser des nightclubers, des scientifiques, des écrivains, des gens de la mode, des philosophes... Chez Warhol, il était tout à fait clair que son réseau, c'était aussi bien Lou Reed que tel milliardaire, tel artiste, tel marginal, tel homme politique, telle belle gueule... L'exposition qui nous reste à faire serait celle de l'expression d'un monde mental. Ce qui est intéressant dans l'art contemporain, c'est de se rapprocher non pas des uvres, mais de se rapprocher de la façon dont la pensée se pense. Au fond, le rêve serait de parvenir à une photographie de la pensée.

H.U.O. : On a parlé de centre, il est important aussi de parler de l'analogie entre les villes et les réseaux. Comme le montre Friedrich Kittler, les villes ne sont jamais des arbres, des rhizomes ou des graphes qui peuvent être pliés. La grande ville est toujours une superposition, une fréquence d'événements, de croisement, mille fois plus complexes que peut l'être Internet aujourd'hui. Kittler dit que &laqno; la ville est beaucoup plus folle ». Il montre par ailleurs comment internet a récupéré un vocabulaire propre à la ville, comme &laqno; le routing » et &laqno; le bus ».

J.L. : Tu as parlé aussi de l'aspect transnational des réseaux, politique au fond, indépendant des États.

H.U.O. : Toutes les métropoles par leur dynamisme ont constitué cette diaspora (par exemple la diaspora russe à Berlin dans les années 20). Ne pas appartenir à une géographie mais vivre entre les géographies. C'est vrai pour beaucoup d'artistes. Mais en même temps, il ne faut pas glorifier de façon romantique cette migration, puisque comme le dit Jonas Mekas, au côté de la migration volontaire il y a aussi la migration involontaire.

J.L. : Il n'y a pas d'exil mais il y a une façon de n'appartenir ni aux valeurs ni aux espaces définis par les États ou par la doxa, la morale. L'interstice est un espace fort pour le réseau.

H.U.O. : C'est un espace libre. Il y a aussi cette idée des communautés mondiales : la Chine à Vancouver, le Japon à Londres ; ce qui nous ramène à la diaspora. La question est de savoir qui remplacera les nations ; il y a une forte probabilité que ce soit les villes hybrides, globales, peut-être trans-territoriales.

J.L. : Tu as raison dans ce un nouveau modèle, on trouve une implication politique assez forte. Quand on a voulu faire l'exposition avec Caroline Naphegyi, une des idées sous jacentes était la montée des nationalismes. On a eu l'impression que le modèle italien des cités, par exemple, était beaucoup plus fort que les modèles nationaux.

F.H. : Les villes sont le croisement de multiples communautés. Comme dit Rem Koolhaas : &laqno; La coexistence implique des relations, les relations impliquent l'engagement, l'engagement implique le risque. »





Référence: http://www.ensba.fr/connexions/texto/text5.html