Drôles de Trames. Jean de Loisy

Les échanges, les groupes, la mobilité des artistes donnent l'impression qu'une relation nouvelle s'est inventée entre eux, susceptible de nous éclairer sur une transformation artistique à l'oeuvre aujourd'hui.

Bien sûr, la tradition des échanges est aussi ancienne que l'existence de savants ou d'artistes soucieux de partager ou de rencontrer des connivences qui puissent nourrir leurs recherches. Par ailleurs, il est entendu que l'effondrement des idéologies depuis la chute du mur, la décrépitude de la forme engagée par Manet a fini par atteindre ses objectifs à la fin des années 70 et que désormais, l'idée même de mouvement au sens du surréalisme ou du minimalisme paraît désuette.

Mais, si les liens entre les artistes sont permanents à toutes les époques, c'est plutôt la nature de ceux qui se tissent aujourd'hui qui nous paraît significative d'une modification de leur fonction. En tout cas, les artistes qui nous concernent ici, ceux qui sont apparus dans le processus de recherche de la géographie de ce réseau, nous montrent que le principe même de l'échange est au cur de leur mode de travail.

Il ne s'agit pas pour nous d'étudier l'origine de la connexion ­ intérêt intellectuel, enjeu stratégique, sympathie, désir, amour ou circonstances, tous les jeux sont possibles ­, ce qui importe est plutôt ce que ce lien permet, la façon dont il agit sur la création jusqu'à en être parfois le sujet même et surtout sa capacité à nous faire réenvisager la fonction de l'artiste dans la société.

Disons d'emblée que ces connectés ne sont pas forcément des amis, mais des relations pour un temps souvent limité et qu'ils ne produisent qu'exceptionnellement des uvres ensemble.

Il s'agit d'échanger des informations, des flux, une vitesse qui permet d'accélérer les possibilités d'acquisition de connaissance, d'imagination, des perceptions nouvelles qui vont faire surgir des enjeux, des points d'ancrage inattendus. Aucune appropriation ne désapproprie les autres, aucune connexion n'appauvrit ces organisations temporaires rapides et efficaces car nous ne sommes pas dans la circulation des signes mais dans l'économie des systèmes.

La rencontre, l'échange, la transmission des idées est l'événement dont l'oeuvre n'est que l'expression périphérique.

Quelques-uns des artistes de l'exposition, présents dans beaucoup de manifestations internationales déçoivent continuellement par leurs travaux, mais sont indispensables dans cette circulation. Ils ont une forte conductibilité, ils sont nécessaires au phénomène électrique qui caractérise ces trames et là est l'enjeu. Le réseau ou plutôt chaque réseau (car la plupart des artistes sont connectés à trois ou quatre ensembles), produit une intelligence collective comme s'il constituait un système neuronal exogène.

Or ce qui rend ce fonctionnement intéressant n'est pas, on s'en serait douté, sa mécanique mais son projet.

La responsabilité de l'artiste se situe aujourd'hui dans l'effort qu'il fait pour saisir le monde. En quoi l'artiste peut-il nous éveiller à certains enjeux de la société sans que la mémoire étouffe notre regard. Jean-Louis Froment, dans la présentation d'un important projet d'exposition, considère la nécessité d'inventer de nouvelles origines à notre pensée. La conduite d'une telle entreprise utopique, c'est-à-dire penser le présent hors de la dictature du passé est permise par le brassage des thèmes dans les réseaux. Leur vitesse offre en effet les connexions qui permettent de déceler ce qui dans notre présent concerne notre futur et d'établir ainsi une sorte de psychogéographie de notre imaginaire collectif. L'ambition est d'ouvrir un espace de pensable dont le centre ne serait pas notre mémoire. Ce territoire ne peut se constituer que dans l'échange, l'inter-relation entre individus, pivot et raison d'être, en fait, de ces réseaux.

Ces nouvelles connexions nous permettent également de mieux comprendre l'importante mutation de la notion d'identité. Autrefois, elle était définie par les valeurs partagées par le sujet : religion, nationalité, conception politique et qui le définissaient. Aujourd'hui, &laqno; avec qui es-tu connecté ? » dit mieux l'identité d'un individu que &laqno; à quels groupes ou idéologies appartiens-tu ? ». Les réseaux se développent dans les villes, lieux d'engrenage des multiplicités et des diasporas dont la diversité permet une navigation rapide dans les idées. Ils font apparaître une autre réalité trans-nationale, moins récupérable, aux antipodes des pensées politiques conventionnelles et a fortiori des nationalismes.

L'exposition ne fait que souligner l'existence de ces drôles de trames, leurs emboîtements. Bien sûr, cette réunion d'artistes ne rend pas compte de la réalité interdisciplinaire des connexions implicites. L'exposition, d'un réseau ouvert aux autres disciplines, reste à faire.

Peut-être celle-ci esquisse-t-elle cependant la nouvelle fonction des expositions. En effet, déjà et de plus en plus à l'avenir, l'événement étant désormais dans l'échange et non dans l'uvre, l'exposition sera non pas un lieu de présentation comme la nôtre ici, mais un champ d'expérimentation. C'est-à-dire un moment et un espace d'échanges de collaborations, d'expériences dont l'uvre ne sera qu'une des hypothèses de formalisation, le lien entre artiste, art et production d'objets n'étant pas à l'avenir particulièrement probable, ni d'ailleurs particulièrement nécessaire.

Jean de Loisy





Référence: http://www.ensba.fr/connexions/texto/text3.html