Une
vision du monde post-idéologique?
Et
quoi encore? Vous me décevez, mon cher Bey : il n'y a guère
que sur France-Info et dans les prépas HEC qu'on trouve encore des
gens pour croire que "le décentrage du projet européen" a
provoqué la mort des idéologies. Cette "idée" (disons
plutôt une farce, ou une escroquerie intellectuelle) est née
au moment de la chute du communisme soviétique en Europe de l'Est,
et elle a connu son heure de gloire au moment de la destruction du mur
de Berlin. L'idée est la suivante : le communisme soviétique
était la dernière idéologie "en circulation", et sa
mort, après la mort de Dieu, nous a libéré du poids
de tous ces systèmes qui pensent à notre place. On se croyait
libres! Libres, comme le dit Bey, de voir enfin le monde dans toute sa
diversité, sans idée préconçue, sans grille
de lecture élaborée par d'autres.
Cette
croyance montre une méconnaissance de la réalité géopolitique
de la fin des années 80, ainsi qu'une remarquable incapacité
à prévoir l'avenir le plus proche : le communisme, dernière
idéologie? Et le théocratisme islamiste, alors? On croyait
peut-être que l'Iran des Ayatollahs vivait ses dernières années,
que l'Arabie Saoudite allait se "moderniser". Trois ans après, l'Algérie
leur emboîtait le pas, puis l'Afghanistan, etc.
Mais
surtout, prétendre que nous sommes entrés dans une vision
du monde post-idéologique, alors que nous sommes enferrés
jusqu'au cou dans le capitalisme de marché le plus dur, alors que
cette idéologie-là modèle plus que jamais toute forme
de pensée (mais sans doute Hakim Bey ne lit-il pas Le Monde Diplo...),
voilà qui est grave. Grave parce que cela accrédite l'idée
que le libéralisme n'est pas une idéologie, mais un système
naturel, c'est-à-dire inévitable, de production et
de répartition de la richesse. C'est cette pilule que l'ensemble
des médias tentent de nous faire avaler, et on dirait bien que Bey
l'ait complètement digérée.
On
voit mieux qui est Hakim Bey : quelqu'un qui pense et parle, au fond, en
libéral. (Ce n'est qu'un soupçon pour l'instant, que la lecture
d'autres textes infirmera ou confirmera). Son anarchisme est un libertarisme
: TAZ = croatan = état de non-société.
H.
Bey cite Nietzsche : "Dieu" a été la première idéologie
à mourir. Or que dit Nietzsche là-dessus, au paragraphe 125
du Gai savoir? Que ceux qui ont tué l'idée d'un Dieu
sont des fous criminels, coupables de priver l'humanité de sa raison
d'être : que faisons-nous sur la terre, si ce n'est pas parce que
Dieu nous y a mis? Face à cette grande crise, plusieurs comportements
sont envisageables : certains s'accrocheront bec et ongles aux valeurs
qui s'effondrent. D'autres s'en détacheront sans regret. Mais parmi
ceux-là, combien seront capables de trouver en eux-mêmes (ou
plutôt : dans un incroyable dépassement de soi, car ce n'est
pas une mince affaire) le sens du monde? Les autres, ceux que Nietzsche
appelle "les hommes modernes", se condamnent à une vie sans but
et sans raison : éludant la question "pourquoi?", ils se complaisent
dans leur condition d'humains.
Cette
idée mériterait d'amples développements (la condition
d'humain n'est pas "naturelle", elle est un choix culturel et une décision
- cf Moscovici, La société contre-nature. Se complaire
dans sa condition d'humain = croire que nous sommes par nature ce que nous
sommes.) Mais comme ce n'est pas le lieu, on se contentera de chercher
quels liens cette question métaphysique entretient avec la TAZ,
et plus généralement avec la politique. J'en touche un mot
dans Nietzsche et la ville. Croire
que la mort de Dieu, ou celle du communisme, sont en elles-mêmes
des libérations est une imbécilité. De quoi, ou plutôt
vers quoi, nous libèrent-elles?
Référence: http://www.ambbit.es/personal/sebastian/tazcrit1.htm