II. La Machine de Guerre nomade (01/06/98).
 
    Deleuze et Guattari parlent effectivement de "nomadisme urbain" dans les plateaux 12 ("Traité de nomadologie : la machine de guerre") et 14 ("Le lisse et le strié") de Mille Plateaux.
    Un État est constitué de deux pôles : le despote et le législateur (Romulus et Numa, Varuna et Mitra). Pour qu'un Etat existe comme tel, il doit réaliser l'unité de ces deux pôles. Pour y parvenir, il a besoin de s'approprier une "machine de guerre" qui est le médiateur obligé entre ces deux pôles. Le problème est que cette machine de guerre n'est pas une invention de l'État, mais de son contraire : la société nomade, et que l'appropriation d'une arme nomade est pour l'Etat une entreprise aussi difficile que vitale. Tout sera plus clair avec quelques exemples :
    1º Mille Plateaux donne l'exemple de la Grèce classique : pour que l'Etat grec puisse réaliser l'unité de ses deux pôles (le despotique : pillage de l'empire Perse et imposition de son prope empire; et le législateur : isonomie, démocratie...) il lui a fallu mettre en place une armée et faire de la mer un espace essentiel. Or la mer était le lieu des pirates du Pont, et l'armée est toujours tentée de prendre le pouvoir : ces deux entités nomades que sont la mer et le travail des métaux ont été des points vitaux et périlleux de l'État grec.
    2º On pourrait donner aussi l'exemple (parallèle) de l'Espagne et du Portugal aux XVIème-XVIIème siècles,qui ont réalisé l'unité du despotisme aux Amériques et de la législation du Siècle d'Or en métropole. pour ce faire, vu les conditions économiques et géopolitiques de l'époque, il leur a fallu s'approprier l'océan, c'est-à-dire faire de cet espace lisse, vectoriel et nomade par excellence un espace strié, cartographié, qu'on mesure pour l'occuper. Or dans cet espace des forces résistaient à l'unification des deux pôles de l'État, forces dont la plus importante était représentée par la piraterie et les sociétés libres des Frères de la Côte.
    La "machine de guerre" est un modèle d'organisation sociale, une forme d'occupation des espaces lisses équivalente à ce qu'est l'État pour les espaces striés. Le nom ne doit pas tromper : la machine de guerre n'a pas la guerre pour objet. La guerre est pour elle une nécessité historique, puisqu'elle est contrainte de lutter soit dans le cadre de l'État (quand il se l'est approprié et qu'elle devient armée), soit contre lui. La machine de guerre fait la guerre parce que l'État ne la laisse pas en paix, mais sa définition n'implique pas la guerre : elle implique seulement "l'émission de quanta de déterritorialisation". Elle lutte contre la constitution d'un territoire, c'est-à-dire d'un espace strié, contrôlé, verrouillé par des bunkers. La machine de guerre vit hors de l'État mais n'existe que par lui, parce qu'elle s'installe entre ses deux pôles : les pirates n'ont prospéré que grâce aux flux de capitaux générés par la distance entre le pôle despotique et le pôle législateur de l'État espagnol.
    Qu'en est-il aujourd'hui? Le pôle législateur de l'État est facile à repérer, il est ce qu'on appelle "l'État de droit". Je crois pouvoir nommer le pôle despotique comme "le capitalisme" : non par anti-capitalisme atavique, mais parce qu'il est une idéologie qui refuse toute discussion de ses postulats, parce qu'il est une machine de pillage de l'écosystème terrestre et des "ressources" humaines (le nom seul démasque le despote), parce qu'il tire sans cesse l'état de droit vers des régimes plus durs, plus conformes à ses besoins. Vu les condition économiques et géopolitiques du XXème siècle finissant (sociétés post-industrielles connaissant une croissance exponentielle de l'importance des services par rapport à celle des biens, et notamment des services médias), ce sont les réseaux informatiques qui permettront de plus en plus de réaliser l'unité des deux pôles. L'État de droit capitaliste ne survivra au XXIème siècle qu'à condition de s'approprier les machines de guerre propres aux réseaux informatiques comme l'Espagne et le Portugal s'étaient jadis appropriés celles propres au commerce transatlantique. Le contre-net représente les forces de résistance nomade à l'étatisation du réseau, et les TAZ sont les bases arrières de ces forces, comme l'Ile de la Tortue l'a été pour les pirates.
    Deux remarques encore : 1º le contre-réseau n'existe que grâce au réseau, qui lui-même n'existe que du fait de la distance qui s'est creusée entre les deux pôles de l'État à partir du moment où le capitalisme a commencé à abandonner le territoire physique national pour tenter de trouver de nouvelles ressources dans le cyberespace. 2º il est illusoire de croire que le mouvement d'appropriation commercial et administratif des réseaux informatiques, et notamment du web, pourra être stoppé par des campagnes de protestation : Microsoft et les États de droit sont faits pour s'entendre, puisqu'ils ne sont que les deux pôles d'un même pouvoir, et tendent de toutes leurs forces à se réunir.
Lire encore : G. Deleuze ou le système du multiple,
1994, Kimé, Paris.
(En cours...)



Référence: http://www.ambbit.es/personal/sebastian/tazcrit12.htm