Marc Battier

De la machine à l'oreille.
Le paradoxe de la musique concrète

 

Colloque

La Musique Concrète jubile à Paris

Ecole Normale de Musique de Paris - Alfred Cortot

8 octobre 1998

 


 

Résumé

N'est-il pas temps aujourd'hui de revisiter les conditions de l'apparition de l'art
schaefferien ? En quoi se démarque-t-il des mouvements contemporains de
« libération du son » ? Et que reste-t-il des exégèses de la musique concrète ?

Alors que l'histoire de la musique électroacoustique fait l'objet de recherches de
plus en plus nombreuses, cette communication s'attachera à revisiter la musique
concrète en relation avec ses origines et ses voisinages parfois inattendus : la
Radia, Cage, Nancarrow, la poésie concrète, et, naturellement, l'essor des
laboratoires de musique électronique. De ce parcours, on tentera de situer le
rôle de l'écoute schaefferienne par rapport à l'environnement technologique.

 

 

 

D'où vient la musique concrète? En dehors de sa revendication proprement
musicale, n'est-ce pas aussi, au départ, un art radiophonique? ou bien serait-ce
un art phonographique?

La phonographie, art de l'enregistrement mécanique, est aussi vieille que
l'invention du phonographe. Le terme « phonographie » a d'ailleurs été forgé juste
après la diffusion de l'invention de Charles Cros, en 1877, le paléophone, par
l'abbé Lenoir (signant Leblanc) dans un article de La Semaine du clergé. Ce terme
avait été choisi par analogie avec la photographie

On trouve la phonographie sous différentes formes comme un espace de
transfiguration du son et singulièrement de la voix, comme dans le roman
spiritualiste de Villiers de l'Isle Adam, l'Eve future (1886), ou dans Locus Solus de
Raymond Roussel (1913). On connaît aussi, malheureusement sans avoir pu
retrouver les documents, les expériences de Tziga Vertov, alors artiste futuriste,
qui l'on conduit en 1916 à imaginer son Laboratoire de l'Oreille.

En France, Apollinaire s'est acharné à défendre l'idée du phonographe comme un
instrument pour créer une poésie sonore mêlant poèmes dits et simultanéisme,
ce qu'il définit comme : « A la poésie verticale, qu'on n'abandonnera pas,
s'ajoutera une poésie verticale ou polyphonique, dont on peut attendre des uvres
fortes, et imprévues ». Il enregistre d'ailleurs quelques poèmes en 1912 ou 1913
(juste avant la guerre) à la Sorbonne. On appréciera l'imperfection de la
technique de l'époque, due, il est vrai, en partie aux conditions difficiles
rencontrées pour réaliser cet enregistrement, qui autant que l'arrivée de la
guerre, a limité l'application de ses idées.

Si la phonographie nous importe, c'est parce d'elle naîtra accidentellement le
mouvement de la musique concrète, stricte manipulation de fragments sonores
enregistrés sur disque, avant de devenir, plus tard, à la faveur des recherches de
Schaeffer, de Moles et d'autres, une technique de l'écoute. Pierre Couprie, de
son côté, nous propose une définition originale de l'origine de la musique
concrète. Il la situe, sans ambiguïté, du côté de la radiophonie et, plus
précisément, du Hörspiel. Peut-être nous en parlera-t-il dans sa communication,
demain. Pour ma part, j'irais volontiers dans ce sens, mais en hybridant quelque
peu les sources.

L'histoire de la phonographie reste à écrire. Ce n'est pas une mince affaire,
puisque elle peut s'étendre jusqu'aux uvres contemporaines conçues
expressément pour le médium disque, et cela englobe, en dehors des frontières
de la musique, des uvres d'artistes pour le disque. Mais on pourrait aussi retracer
l'histoire de la radiophonie, comme support de la création.

Après la première guerre mondiale apparaît un renouvellement des inspirations.
C'est un compositeur russe, plus connu par ses travaux aux Etats-Unis, Joseph
Schillinger, qui l'exprime de façon saisissante en 1918 : « la musique plus
l'électricité égale le son du XXe siècle. » Dès lors apparaissent deux vecteurs de
la création sonore : la lutherie électronique et la radio.

L'on fait souvent référence (et Schaeffer fait également le rapprochement) aux
Futuristes italiens. C'est aux travaux de Russolo et à ses machines à bruit, les
intonarumori, que s'adresse cette référence. Mais les Futuristes italiens ont, en
fait, accompli des travaux, investi, occupé un autre terrain: celui de la radio, qui
est encore un médium tout neuf, objet de rêves. La radiophonie est alors un
médium de création, ce que revendique les textes de Marinetti et Pino Masnata
sur la Radia (1933).

Pour Marinetti, la radiophonie prend, sous le nom la Radia, le statut d'une
nouvelle forme d'a rt. Dans le manifeste qui définit ce qu'elle doit et ne doit pas
être, publié en 19331 , Marinetti s'écrie : « La Radia sera la réception,
l'amplification et la transfiguration des vibrations émises par la matière; comme
aujourd'hui nous écoutons le chant de la forêt et de la mer, demain nous serons
séduits par les vibrations du diamant ou de la fleur. » Dans un autre passage
significatif, il déclare que la Radia sera « la vie caractéristique de chaque bruit et
l'infinie variété du concret et de l'abstrait, du réel et du rêvé, à travers
l'agencement d'une peuplade de bruits », et, ajoute-t-il sur un ton plus guerrier,
« une lutte de bruits et de distances variées, c'est à dire un drame spatial uni à
un drame temporel.  »

Quel est l'environnement technologique pour la musique à l'époque? Comme cela
pourrait faire l'objet d'un long et ennuyeux exposé, je me contenterait de citer
quelques exemples que, peut-être, certains parmi vous en connaissent pas. En
1948, d'ailleurs, apparaît la cybernétique imaginée par Norbert Wiener et du
spatio-dynamisme donc Eleonore Schöffer nous parlera dans ce colloque. C'est
aussi l'année de l'invention du microsillon 33 t.

J'ai voudrais donc diriger votre attention en premier lieu vers les sons
électroniques. En 1948, des instruments construits pour produire des sons
électroniques ou électriques existent en grand nombre. D'ailleurs, alors qu'au
début de l'année 1948, Schaeffer commence ses expérimentations concrètes,
André Jolivet achève son Concerto pour Ondes Martenot et Orchestre (créé le
23 avril 1948 à Vienne).

Je commencerai donc par la lutherie électronique, et, singulièrement, par le
theremin, inventé en 1920 et toujours en production. Si répertoire était, à
l'époque, limité, il est le premier représentant significatif de la lutherie
électronique, il a été suivi par beaucoup d'autres, à commencer par les Ondes
Martenot de 1928. Voici donc une brève illustration sonore du theremin; il s'agit
d'un extrait de la création du Concerto pour theremin et orchestre de Aneis
Fuleihan, dirigé à NY par Leopold Stokowski (Fantasia) en 1945 (26/02/45, New
York City Symphony Orchestra).

· CD 8/10/98 - Fuleihan - index 1

A sa création en 1951, sous l'impulsion de Werner Meyer-Eppler, le studio de la
radio de Cologne sera équipé d'un instrument électronique pour servir de source
de matériau. Mais le choix de Schaeffer sera autre.

Voici maintenant un exemple qui, je pense, se situe plus près des préoccupations
d'une nouvelle musique. Non par son répertoire, mais, je crois qu'on peux
l'entendre, par la souplesse de production des sons. Il s'agit d'un synthétiseur
expérimental construit au Canada en 1948, le Sakbut électronique de Hugh Le
Caine.

Hugh le Caine, l'inventeur, a conçu un dispositif remarquable, pour l'époque, pour
son contrôle gestuel et sa souplesse de timbre. C'est le résultat d'un choix
technique tout à fait inspiré, la commande en tension de l'oscillateur, de l'ampli
et du filtre permettant des contrôles indépendants. Mais il est toutefois conçu
comme un instrument, et cette constatation l'emporte certainement sur ses
qualités proprement sonores.

C'est un document sonore de qualité aussi mauvaise que le précédent, mais je
pensais vous le faire entendre quand même pour sentir l'incidence du geste
instrumental sur la synthèse du son, dès 1948. Nous pourrons aussi mesurer
l'étendue des timbres, avec trois extraits. Voici le premier, avec un son de
clarinette, qui tombe bien à propos alors qu'on célèbre un autre anniversaire, le
centenaire de la naissance de Gershwin.

· CD CONF 8/10/98 - Le Caine Gershwin - index 2

Comparons avec un blues interprété à la trompette synthétique et bouchée.

· CD CONF 8/10/98 - Le Caine Blues - index 3

Et enfin avec un quatuor à cordes amateur

· CD CONF 8/10/98 - Le Caine Quatuor - index 4

Pierre Schaeffer, de sons côté, précise que « ces instruments à ondes, au
registre souple ou chatoyant (orgues, ondiolines, melochord, etc.) se référaient
encore à « l'ancienne lutherie et à la musique canonique2  », ce qui l'amène à
conclure :

« Sans être féru aucunement de progrès mécanique, j'étais forcé de penser que
le monde des sons ne pouvait rester indéfiniment celui du quatuor, du piano, des
ondes Martenot3 . »

Une déclaration de Schaeffer nous éclaire un peu sur ses options esthétiques.
Lors de sa visite à Darmstadt durant l'été 1951, Schaeffer fait une communication
au sujet de la musique concrète. Il donne ensuite sa position sur la démarche du
studio allemand : « Je me trouvais pas mal d'idées communes avec mes collègues
allemands (c'était plutôt une même démarche de curiosité), mais je ne croyais pas
à leur elektronische Musik , tout entière tournée, à mon sens, vers des moyens
d'exécution qui avaient peu de chances de renouveler les idées musicales4 . »

Il part donc du bruit, qu'il recueille sous la forme de prélèvement sonores
enregistrés. Ses études sont maintenant bien connues. Elles mêlent intimement
bruit et rythme. Or, à cette époque, un autre compositeur fait appel aux
machines pour composer: Conlon Nancarrow, qui avait commencé à composer ses
études de rythme en 1948, décidément année faste.

· CD CONF 8/10/98 - Nancarrow; index 5

Curieusement, le bruit et les percussions semblent fournir un matériau de choix
pour les expérimentations électroacoustiques, où ils sont soumis à des
traitements par différents dispositifs

Voici comme James Tenney en fait la synthèse par ordinateur, dans une des
premières uvres informatiques, en décembre 1961 (Bell Labs), avec des bande de
bruits variant en tessiture, sous la forme de glissandi.

· CD CONF 8/10/98 - Tenney - Analog Study #1, 1961 - index 6

Ecoutons un autre document, une danse du chorégraphe et musicien Alwin
Nikolais, Chimera. On sait que Alwin Nikolais fut le premier «client» à commander
un synthétiseur à Robert Moog, à l'automne 1965. C'est donc là une des premières
uvres à utiliser le synthétiseur électronique, de façon encore étonnamment
concrète.

· CD CONF 8/10/98 - Alwin Nikolais - Chimera, 1966 - index 8

Mais comment mieux illustrer le recours à la machine que, de façon humoristique,
par les expériences de Berio et Maderna. Ecoutons ce que Berio et Maderna font
d'un simple coup de cloche, en 1956, quelque temps après la création du studio
de Phonologie de la RAI à Milan:

D'abord, le coup de cloche, puis une surprise:

· CD CONF 8/10/98 - Cloche - index 9

· CD CONF 8/10/98 - un canon de l'offrande music ale - index 10

Pour mieux répondre au désir de maîtriser certains caractères du matériau
sonore donné, Schaeffer et Jacques Poullin inventent des machines, dont les
phonogènes.

En voici un exemple, tiré de Diamorphoses de Xenakis; le phonogène transforme
les sons de clochettes en textures composées de glissandi:

· CD CONF 8/10/98 - Xenakis, Diamorphoses, index 7

Au moins Schaeffer hésita-t-il sur le choix d'une expression pour désigner ce qu'il
venait d'inventer presque par hasard : comment appeler cette « nouvelle
musique », cette « anti-musique » ? S'il adopte définitivement le terme de
« concret », qu'il justifie ailleurs, il évoque d'autres dénominations, en référence
aux rapports qu'il établit entre peinture et musique ; ses considérations l'amènent
à établir un parallèle entre l'évolution de la peinture depuis le début du XXe
siècle, qui la conduit du figuratif vers l'abstrait. Puisqu'il est « aisé d'établir des
rapports entre musique concrète et peinture abstraite, réalités tangibles, tandis
que la musique descriptive est aussi illusoire que la peinture musicaliste5  », il
serait désormais possible « de composer une musique concrète en exprimant les
équivalences de matière et de forme à partir d'une peinture abstraite6 . C'est
pourquoi il se demande s'il n'aurait pas pu choisir les expressions de « musique
plastique », voire de « plastique sonore7  ».

Peut-être n'est-il pas inutile de faire un rapprochement avec l'art concret : les
principes énoncés par Théo van Doesburg en 1930 (Manifeste de l'art concret)
ont été repris par Max Bill, qui n'est que de deux ans l'a îné de Schaeffer.

Selon Max Bill (1908), L'art concret est pure expression de mesures et de lois
harmonieuses. Cette déclaration de 1936 doit être comprise dans le contexte de
ce qui se définit comme art concret, et qui, d'une certaine manière, est l'inverse
de la musique concrète. Pour Max Bill, qui est peintre, sculpteur et architecte,
l'art concret se fonde sur un processus qui rend visible sous forme concrète, qui
réalise une idée, sans partir d'éléments réels. On pourra toutefois retenir de
cette démarche que le rêve Schaefferien est de bâtir sa musique à partir d'un
solfège, et pourrait-t-on dire, d'une vision géométrique du son.

Dans le domaine de la littérature, à la musique répond la poésie concrète. Avec
Haroldo et Augusto De Campos, Bob Cobbing, Paul de Vree, Franz Mon, Ladislav
Novak, la typographie du poème s'étend en un espace graphique. (Colpo di
Glotide p. 94). On sait que Haroldo de Campos a ainsi nommé son style poétique
en référence directe à l'uvre de Schaeffer. La poésie concrète

L'invention de formes sonores, par définition inédites, a aussi touché la poésie. Ce
mouvement, lui aussi, précède la musique concrète. Sans faire appel à des
machines qui, physiquement, assureraient la production mécanique des sons, les
premiers poèmes sonores nous évoquent irrésistiblement l'environnement sonore
industriel.

Il y a dans la musique concrète une véritable écriture des sons; comme un crayon
sur une feuille trace des lignes qui créent des formes; mais le crayon qui gratte la
feuille fait du bruit. Ce que remarquera le compositeur Gerhardt Rhüm, qui, un
jour, réalise un cycle mixed media intitulé Bleistiftmusik, une musique de crayon,
véritable musicalisation du trait. Les prélèvements sonores de la musique
concrète, accolés, créent des lignes de tension qui, par leurs formes, dessinent
une musique.

Et comme la poésie concrète se sert de la forme typographique des lettres
comme matériau, Schaeffer part des sons recueillis. Et c'est à ce moment qu'il se
détache de la machine, en même temps que se révèle le mieux le contexte
philosophique qui permet à Schaeffer de laisser éclore son approche. Plus
précisément, c'est vers la phénoménologie qu'il se tourne. Il cite volontiers
Husserl. L'écoute réduite de Schaeffer est l'application dans le domaine sonore
de la réduction phénoménologique. En choisissant cette référence
phénoménologique pour bâtir la théorie de la musique concrète, Schaeffer se
démarque des autres courants musicaux de son époque. Il fonde sa pensée sur
une approche neuve. De la machine à l'oreille, c'est la passage qu'il accomplit.
C'est pourquoi il est nécessaire aujourd'hui de relire Schaeffer. On a beaucoup
plus écrit sur les écrits de PS, et ses essais, que sur la musique concrète
elle-même. C'est bien sûr parce que PS a voulu construire une théorie, mieux, un
système. J'aurais tendance à suivre sur ce point Michel Chion qui a écrit que,
selon lui, le Traité des objets musicaux n'est que trop rarement lu.

Car le travail accompli par Schaeffer porte en lui les traits de l'indépendance, de
la rupture, de l'invention, de la découverte et de la liberté.

 

 

 

1. F. T. Marinetti et Pino Masnata, « La Radia »; Gazetta del Popolo, octobre 1933.

2. Pierre Schaeffer, « Musique, linguistique, informatique  », La Revue musicale,
De l'expérience musicale à l'expérience humaine , 274-275, 1971, p. 67.

3. Pierre Schaeffer, A la recherche d'une musique concrète , Seuil, Paris, 1952,
p. 115.

4. Ibidem, p. 113.

5. Pierre Schaeffer, A la recherche d'une musique concrète , Seuil, Paris, 1952,
p. 114.

6. Ibid., p. 114-115.

7. Ibid., p. 115.

 


Référence: http://altern.org/battier/d-TXT/Conf_PS98.html