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Critériologie du juste et beau

Rainer Rochlitz

 

"Droit et esthétique", "le juste et le beau" - pour éviter que ces associations tournent à la rencontre académique, involontairement surréaliste, entre différents personnages de Daumier dans une maison de la médecine, il ne suffit sans doute pas de dire qu'il existe à la fois des aspects "esthétiques" de l'exercice du droit et des aspects juridiques de la création artistique comme, par exemple, le droit d'auteur ou le droit fondamental concernant la liberté d'expression. Car l'exercice inesthétique du droit n'est pas illégitime, la beauté à la fois du discours, de la pratique juridique et des lieux où s'exerce le droit étant certes souhaitable mais non exigible, et le statut juridique des oeuvres d'art n'affecte qu'indirectement leur statut et leur valeur esthétiques, mais tout au plus la possibilité d'accéder à ces oeuvres, de les diffuser, ou de préserver les droits des créateurs et de leurs ayant-droit. Comme tout objet de valeur, les oeuvres d'art soulèvent des problèmes juridiques concernant leur appropriation; comme toute activité humaine, le droit a ses aspects esthétiques, mais ces problèmes et ces aspects se greffent sur un ordre chaque fois différent.

Avant d'aborder les interférences entre droit et esthétique, il faut donc peut-être établir les identités respectives de ces deux champs de pratiques, autrement dit leurs logiques. On constate alors des analogies surprenantes, précisement dans la manière dont les différences s'accentuent. Des questions de "légitimité" se posent en esthétique et en théorie de la justice, notamment à propos de ces constructions humaines que sont les oeuvres d'art et les systèmes de droit. Chacun des vastes domaines du beau et du juste a connu au fil du temps à la fois une spécification et une généralisation. Spécification du juste dissocié du Bien, à travers la division en une morale universelle, domaine de purs principes sans force pratique et un droit aux sanctions effectives mais chaque fois particulier à une société déterminée. Spécification encore à travers la division du Beau en une esthétique générale comprenant divers aspects de la vie quotidienne, et un art qui s'émancipe de la beauté, laquelle n'est plus exigible esthétiquement pour que l'on puisse et doive parler d'art.

On peut parler, par ailleurs, d'une généralisation diffuse du juste, dans la mesure où les principes de justice ne sont pas confinés dans le domaine étroit du droit, mais exerce une pression constante sur le droit positif lui-même, que la législation est sans cesse amenée à modifier en fonction de ce qui apparaît chaque fois comme la solution la plus juste, et sur la morale admise, que le débat public et l'évolution des moeurs modifient en fonction des aspirations et des revendications des temps et des sociétés. De même, on peut parler d'une généralisation diffuse de l'esthétique, dans la mesure où l'esthétisation laisse échapper peu de domaines de la vie sociale et où l'idée régulatrice du beau reste malgré tout sous-jacente à la perception d'un art qui se préoccupe d'autres critères; d'ailleurs, les arts qui structurent le cadre de la vie quotidienne, comme l'architecture, n'échappent jamais aux critères du Beau.

Les points de recoupement entre le juste et le beau se situent avant tout aux lieux sociaux de rencontre entre pratiques et lieux esthétiques et problèmes juridiques - par exemple le droit d'auteur (faux, plagiats), la diffusion, la diffamation ou l'incitation à la violence dans les oeuvres d'art, le droit égal à un cadre de vie digne de ce nom et à la culture, etc. - et entre pratiques et lieux juridiques et présentation esthétique - par exemple l'élégance de l'exposé doctrinal ou de la plaidoirie, le souci rhétorique de persuasion, l'architecture et la décoration des tribunaux, etc. Ces points de recoupement ne concernent ni la logique normative ni la logique esthétique.

Le droit et l'esthétique obéissent donc à des logiques différentes, à la fois entre elles et par rapport à la logique cognitive qui prévaut dans la science et dans le discours de tous les jours. L'idée d'une rationalité juridique et morale est admise depuis longtemps; un logicien tel que Stephen Toulmin propose même de comprendre la logique comme une généralisation de la théorie du droit en tant que logique de l'argumentation et procédure critique (1). En revanche, par contraste avec le vrai et le juste, le beau a traditionnellement été considéré comme le domaine de l'irrationnel, du plaisir et du "je ne sais quoi". Mais, comme le laisse entendre le même Toulmin, il n'est pas absurde de parler d'une rationalité esthétique, dans la mesure où nous formulons des jugements de goût et sommes prêts à les défendre par des arguments (2). La tradition philosophique a été souvent ambiguë à cet égard. Le beau et l'art ont fréquemment joué, surtout depuis le XVIIIe siècle, un rôle de compensation de la raison scientifique et de la réglementation juridique de la vie moderne. Le beau devenait alors un sacré de substitution qui nous permettait de nous reposer des exigences rationnelles de la vie quotidienne.

Le premier à distinguer entre trois "logiques", celle de la raison théorique, de la raison pratique et de la faculté de juger, compétentes respectivement dans le domaine de la connaissance, dans le domaine moral et dans le domaine de l'esthétique et de la téléologie naturelle, Kant notamment, a grevé les différentes logiques ou rationalités de la lourde hypothèque d'une relation systématique. Ainsi, le "fait de la raison" qui fonde notre être moral était-il infondable, imperméable à l'argumentation, tandis que le jugement de goût était à la fois fondé sur la raison en général en tant qu'ordonnance du beau sensible, et pourtant irrationnel dans la mesure où il ne reposait sur aucun argument déterminant, sur aucun critère objectif : selon Kant, je ne démords pas de mon jugement de goût, quelles que soient les raisons que l'on me présente (Critique de la faculté de juger, §33). Or, nous avons tous fait l'expérience de changer d'avis sur la valeur d'une oeuvre lorsqu'une critique bien argumentée, assortie d'une interprétation qui nous ouvrait les yeux, nous faisait mieux comprendre une oeuvre qui, jusque-là, nous laissait indifférents ou qu'en un premier temps nous avions rejetée. En matière d'art, le jugement se révèle moins préférentiel que prévu. Kant lui-même, d'ailleurs, ne se prive pas de formuler des critères de jugement en excluant de l'art "la laideur qui provoque le dégoût" (§48) ou en critiquant les oeuvres où, "dans sa liberté sans loi, toute la richesse de l'imagination ne produit que non-sens" (§50). Dans la mesure où toute oeuvre digne de ce nom obéit à une règle, sa découverte ne peut pas être purement subjective. Parler de "critères du juste et du beau", et plus largement d'une "logique du juste" et d'une "logique esthétique", c'est donc opter pour une conception qui accorde à l'esthétique un statut rationnel, susceptible d'argumentation, comparable à la logique cognitive et à la logique normative. Ce qui distingue principalement la règle de l'art de la règle de droit, c'est que la règle juridique s'impose à tous, tandis que la règle de l'art ne s'impose qu'à celui qui choisit librement de la suivre.

La question des critères surgit chaque fois que nous nous posons des questions à propos de la validité de certains actes ou jugements, ou lorsque nous mettons en cause des autorités compétentes chargées de juger en matière de science, de droit, ou d'art, bref, lorsque nous souhaitons juger nous-mêmes. À notre époque, la décision quant à ce qui est vrai en matière de faits scientifiques ou historiques, juste en matière de morale ou de droit, beau en matière de nature ou d'art, semble de plus en plus appartenir à des experts, des spécialistes, des personnes compétentes et ayant le pouvoir institutionnel ou moral de faire valoir leur opinion. Or, compte tenu de l'existence d'une justice indépendante et qui fonctionne normalement, quand et pourquoi nous demandons-nous si telle action ou tel jugement sont "justes" ? Compte tenu de l'existence de conservateurs de musées, des critiques et des historiens d'art qui connaissent mieux que la plupart la création artistique passée et présente, quand et pourquoi nous demandons-nous si telle oeuvre est réellement une oeuvre d'art ou si elle n'est pas surestimée ? Compte tenu de l'existence de scientifiques et d'historiens experts, pourquoi y a-t-il néanmoins des circonstances où nous nous interrogeons sur la vérité ? La question des critères semble être une question de la validité de nos jugements indépendamment du statut institutionnel de celui qui les énonce.

 

1.- La différenciation des critères

Dès lors qu'un de nos actes ou de nos jugements se révèle problématique et se trouve remis en cause, nous disposons de différents modes de contrôle pour établir ce qui est chaque fois juste, beau (ou vrai, mais cette question centrale ne sera guère abordée ici). Lorsque nous sommes responsables d'un acte ou d'un jugement qui sont ressentis comme injustes, selon la portée - privée ou publique - de cet acte ou de ce jugement d'autres personnes sont directement concernées dans leur existence ou dans leur dignité. L'interrogation a donc des conséquences directes pour le monde social. En revanche, lorsque nous présentons une oeuvre ou une performance esthétiques ou lorsque nous émettons un jugement à ce propos, nous mettons en évidence, ou nous apprécions, des qualités esthétiques (ou leur absence) dont nous pensons qu'elles sont en principe d'intérêt plus que personnel. Il s'agit alors de l'attention sollicitée ou manifestée pour un monde symbolique proposé par une subjectivité qui se veut d'intérêt exemplaire.

Le juste et le beau, prétention normative et prétention à la valeur esthétique, ont donc une assise sociale bien différente. C'est pourquoi, en cas de jugement négatif, condamnant une injustice ou un échec artistique, les sanctions sont elles aussi très différentes. L'injustice est punie par l'indignation ou la révolte, le mépris ou la légitime défense et, dans les cas graves, par des peines plus ou moins sévères requises par les institutions judiciaires qui disposent de la force publique. L'échec esthétique supposé est, quant à lui, sanctionné par la simple désapprobation ou par le rire, au pire par l'exclusion des espaces d'exposition, de publication, d'exécution ou de mise en scène, mais non pas, au moins dans les sociétés modernes à régime démocratique, par des persécutions politiques. De telles sanctions peuvent reposer sur des erreurs d'interprétation et d'appréciation et sont d'ailleurs susceptibles de révision. On peut leur reprocher de reposer sur un manque de goût et de sensibilité, de culture ou de compréhension. L'existence et la dignité de la personne ne sont pas ici directement en jeu, sauf dans la mesure où l'oeuvre touche au-delà de ses qualités esthétiques, des questions morales ou politiques qui suscitent les réactions violentes de certains groupes attaqués, caricaturés ou simplement présentés tels qu'ils sont mais ne souhaitent pas se voir. Même dans ce cas cependant, de telles réactions morales et politiques reposent sur une confusion des registres, sur une différenciation incomplète entre le registre normatif et le registre esthétique. Dans nos sociétés développées, la liberté d'expression est en principe totale dans les arts. Les hommes sont obligés de tolérer toute caricature et toute critique dont ils font l'objet, la seule limite étant constituée par les calomnies graves et la propagande en faveur d'une idéologie meurtrière.

Or, au nom de quoi qualifions-nous ainsi les actes, les jugements et les oeuvres de bons ou mauvais en fonction de leur genre, à savoir injustes, voir criminels, incongrus, inesthétiques ou ratés, faux ou erronés ? Nous disposons pour ce faire, à la fois d'appréciations spontanées, traditionnelles, qui relèvent pour ainsi dire d'une seconde nature, et de procédures plus intellectualisées, critiques par rapport aux réactions spontanées et qui consistent à soumettre la prétention émise à un examen contradictoire.

Au fil du temps, les réactions spontanées deviennent et sont devenues, de moins en moins fiables. De plus en plus, nous sommes obligés de nous livrer à des exercices de réajustement de nos jugements. Souvent, de tels réajustements sont précédés par une évolution de nos moeurs et de nos sensibilités. Ainsi, avant même le développement du droit des femmes, le statut des femmes dans la société, dans les écoles et les universités, dans le monde du travail, les rapports entre hommes et femmes a commencé à évoluer. Mais les lois entérinent ces avancées en leur conférant un statut juridique qui sert de garantie contre les attitudes rétrogrades et régressives. De même, le public cultivé s'habitue progressivement à considérer comme "de l'art" des formes d'expression, des matériaux, des installations et des performances qui, antérieurement, n'auraient pas été considérées comme de l'art. Mais la critique élabore des concepts qui font entrer ces changements dans les évidences de l'histoire de l'art. Ce sont donc des lois ou des concepts critiques qui réajustent les termes de nos jugements. Mais leur élaboration obéit elle-même à des critères chaque fois spécifiques, qui ne sont évidemment pas les mêmes pour la justice et la valeur esthétique.

Il me semble qu'on ne peut guère parler d'une pluralité de critères de ce qui est juste, au sens de plusieurs paramètres normatifs à prendre en compte. Le Juste relève d'un jugement normatif impartial, en principe acceptable pour toutes les parties concernées même si toutes ne sont pas bénéficiaires dans le cas donné, acceptable parce que chacun peut concevoir un cas analogue dans lequel il se trouverait à la place des autres personnes concernées et souhaiterait alors bénéficier du même traitement. Cette impartialité ou ce respect égal de toutes les personnes est à la fois nécessaire et suffisant en termes de justice, et la pluralité des critères ne peut résider ici que dans les propositions rivales pour en rendre compte. En revanche, il semble difficile de ne parler que d'un seul critère de ce qui est beau ou esthétiquement valide, car, sans parler des problèmes que pose le concept de beauté à travers l'histoire de l'art, dans la plupart des cas il ne suffit manifestement pas de dire qu'une oeuvre est originale ou nouvelle, que son sujet est important, ou encore qu'elle est bien construite pour que l'on puisse en déduire qu'elle est "belle" ou réussie en tant qu'oeuvre. La nouveauté n'exclut pas l'échec, l'importance du sujet peut écraser l'oeuvre, et la rigueur de la construction peut cacher la misère d'une absence de contenu.

À quoi tient cette différence entre critères normatifs et critères esthétiques ? Pour une part, certainement à la place différente qu'occupent la justice et la valeur esthétique dans la vie sociale. À la différence de la justice, l'art ne relève pas, dans les sociétés modernes, de la "vie quotidienne". Alors que les conflits, les conditions et les exigences de justice nous accompagnent quotidiennement dans nos rapports sociaux, l'intérêt pour l'art n'est pas exigible, et nul n'est tenu d'être capable de fournir une performance artistique. Du point de vue social, l'art relève de la sphère privée ou de la réalisation de soi de chacun; c'est d'ailleurs pourquoi le projet avant-gardiste de transformer la société au nom de l'art a dû échouer. Cette extraterritorialité de l'art explique que le critère de sa validité ne se ramène pas à un paramètre tranchant du type du vrai ou du juste, mais à une pluralité de considérations qui complètent la simple condition minimale d'une autonomie formelle par rapport aux exigences intersubjectives de la vie quotidienne.

 

II. - Critères esthétiques

Depuis l'époque de Grotius, de Pufendorf et de Hobbes, pour faire pièce aux guerres de religion, le concept de justice s'émancipe de la notion de Bien à laquelle il était subordonné aussi bien chez Aristote que dans la pensée chrétienne; il faut en effet que justice puisse être rendue indépendamment des fins dernières, éthiques ou religieuses, que poursuivent les personnes et les groupes.

D'une façon analogue, l'esthétique et l'artistique s'émancipe de la notion du Beau conçue comme la forme harmonieuse ou comme idéal de beauté propre à une culture. Dans son livre L'oeuvre de l'art, Gérard Genette distingue l'esthétique de l'artistique en considérant que les oeuvres d'art font partie à la fois des "artefacts" ou produits humain en général (comme les vêtements ou les tables), et les "objets esthétiques"(3) (comme les fleurs ou les paysages). Ce qui distinguerait donc les oeuvres d'art, ce serait le fait d'être créées intentionnellement pour produire un effet esthétique. Mais pas plus que celle des objets naturels, la perception des oeuvres d'art ne serait soumise ni à une règle ni à une rationalité propre. À la différence du texte ou de l'objet physique logiquement identifiables, l'oeuvre n'aurait pas de propriétés indépendantes de leur interprétation chaque fois relative et variable. Si l'on admet ce point de vue, il ne peut en effet y avoir de critique plus ou moins adéquate, et donc aucune "logique esthétique".

Pour tenir compte de la règle sur laquelle se fonde toute oeuvre d'art, il semble par conséquent préférable de distinguer entre l'esthétique et l'artistique en réservant à l'oeuvre l'attente d'une reconnaissance rationnelle de la validité à laquelle elle prétend, tandis que l'attention esthétique aux objets sans ambition artistique n'obéit qu'à une logique de la préférence individuelle ou culturelle. Lorsqu'il affirme qu' "il serait (...) ridicule que quelqu'un qui se pique d'avoir du goût songeât à s'en justifier en disant : cet objet (...) est beau pour moi. Car il n'a pas lieu de l'appeler beau, si ce dernier ne fait que lui plaire, à lui" (4), Kant, quoiqu'il dise par ailleurs du caractère idiosyncratique du jugement esthétique selon lui inaccessible à l'argumentation (5), rejette en tout cas la logique de la préférence pur et simple. Pour justifier cette irréductibilité du jugement esthétique à la préférence subjective, il ne suffit pas de le rattacher, comme le fait Kant, à la mise en jeu de nos facultés intellectuelles et notamment d'un concept de raison. Pour que le jugement esthétique ne soit pas purement subjectif, il faut supposer que l'oeuvre d'art jugée "belle" prétend, à tort ou à raison, à une validité ou à une réussite. Selon cette hypothèse, la création artistique met en jeu une rationalité interne qui permet d'évaluer la mise en oeuvre cohérente d'une règle que s'est donnée l'artiste et que le récepteur reconnaît en principe en émettant son jugement. L'objet esthétique non artistique, en revanche, ne prétend à aucune validité de ce type; il ne "vaut" pas, il "est" et seul un jugement de valeur sur un objet peut émettre une prétention analogue à une oeuvre ou un jugement artistiques.

La rationalité interne de la règle à laquelle obéit chaque oeuvre pour en être une est dès lors explicable en terme de critères. Nous jugeons une oeuvre d'art au nom d'exigences qui sont aussi les siennes propres et qui font que l'artiste se sent responsable lorsqu'il juge son oeuvre digne d'être présentée. Il s'agit en premier lieu de la prétention à présenter une oeuvre qui en soit une et dans laquelle tous les éléments, tous les détails soient reliés à un principe de cohérence qui unifie les parties et que l'on a traditionnellement appelé la "forme" de l'oeuvre d'art. Certains types d'absence ou de refus apparents de cohérence peuvent également tenir lieu d'unité, dans la mesure où elles possèdent un caractère systématique et par là une éloquence propre. Une telle idée de cohérence n'est pas ici introduite ou déduite de façon "métaphysique", mais à partir d'une réflexion sur les conditions qui permettent de distinguer une oeuvre d'art digne de ce nom à la fois des formes de prétention non artistique (par exemple, prétentions à la vérité ou à la justice), des oeuvres ratées et des simples objets qui ne prétendent à rien.

À la différence de ce qui se passe dans une oeuvre philosophique ou théorique, une telle unité est par principe non discursive et ne repose donc pas exclusivement sur un théorème, bien que certaines oeuvres puissent donner l'impression d'être construites sur de tels principes; mais dans ces cas non plus, ce n'est pas le théorème qui confère à l'oeuvre son caractère artistique. Il peut s'agir d'une cohérence narrative où stylistique, d'une unité de ton ou de couleur, de géométrie ou de gestualité, de contrepoints formels, de symétries de toute sorte ou d'asymétries concertées, d'interprétations d'attitudes humaines ou d'évènements récurrents, etc. La principale caractéristique de cette cohérence est de conférer à l'oeuvre une intelligiblité autonome, indépendante d'informations complémentaires. Une oeuvre d'art cohérente possède à la fois son propre langage, celui précisément auquel elle confère une unité stylistique et opérale, et son propre sens formel qui ne nécessite aucun recours à des explications biographiques, psychologiques, sociologiques, etc. Lorsque de telles informations sont indispensables à la compréhension minimale, c'est un indice du fait que l'unité formelle ou la cohérence n'a pas été réalisée.

Atteindre une telle cohérence est donc une condition nécessaire pour que l'on puisse parler d'une oeuvre d'art, mais ce n'est pas une condition suffisante. C'est pourquoi il existe toujours, en esthétique, une pluralité de critères complémentaires. C'est une condition nécessaire, parce que de nombreuses productions à prétention artistique échouent devant ce seuil, en ne réussissant pas à dépasser le niveau du témoignage personnel, du document ou de l'information d'intérêt général mais à caractère non artistique, ou en atteignant pas la technicité requise d'un langage artistique intelligible. On peut parler à ce propos de critères d'exclusion. Il existe en effet des critères de jugement esthétique qui nous amènent à ne pas inclure certaines productions, pourtant à prétention artistique, au nombre de ce que nous appelons une certaine estime des "oeuvres d'art". Pour mériter le titre d'oeuvre, il faut posséder un minimum de qualités que nous ne reconnaissons pas à tous les candidats. Sinon, un éditeur serait tenu d'accepter tout manuscrit, un galeriste d'exposer toute oeuvre qui leur seraient présentés. Or il en existe manifestement qui ne remplissent pas les critères minimaux d'une oeuvre d'art.

Critère nécessaire et premier critère d'excellence, la cohérence n'est toutefois pas un critère suffisant, car certaines formes d'unité élémentaire - géométriques, symétriques ou simplement routinières - sont trop usées et trop faciles à réaliser pour être encore dignes de considération esthétique. Pour dire la vérité, il suffit d'interpréter et de présenter les faits de façon pertinente. Pour être juste, il suffit d'agir ou de juger conformément à une maxime acceptable par toutes les personnes concernées. En revanche, pour créer une oeuvre digne de ce nom, il ne suffit pas de produire une forme cohérente.

D'autres critères entrent alors en jeu et notamment celui de l'enjeu de la forme produite. La cohérence est d'autant plus estimable qu'elle a été conquise sur un contenu complexe et riche en significations, et qu'elle possède elle-même, en tant que forme, des enjeux formels complexes et significatifs. Les écueils à éviter sont donc ici l'enjeu trop léger et insignifiant, mais au moins autant l'enjeu trop lourd qui fait éclater la cohérence dans un sens naturaliste ou documentaire, pour nous communiquer une signification qui n'est pas artistiquement maîtrisée. Le dilettante est avant tout soucieux de nous communiquer un message qui lui tient à coeur; le virtuose a souvent peu de choses à dire.

Enfin, nous avons souvent peu d'estime pour une oeuvre formellement irréprochable et, le cas échéant, aux enjeux significatifs, si le sujet et son traitement se différencient trop peu de ce que nous connaissons déjà. On a beau nous renvoyer à des époques qui ignoraient la notion de l'originalité, depuis que l'art existe indépendamment de ses fonctions rituelles et officielles, le critère de la nouveauté ou en tout cas d'une inscription temporelle joue, sans doute de façon de plus en plus aiguë au cours de l'histoire, un rôle considérable pour l'appréciation des oeuvres. Certaines formes d'art peuvent devenir tout à fait désuètes. En revanche, l'innovation trop brutale n'est souvent guère recevable avant le franchissement de certaines étapes intermédiaires. L'actualité significative est celle qui modifie les conditions de la création dans le cadre d'un art et d'un genre donnés, de telle façon que quasiment tous les artistes sont obligés d'en tenir compte dans leur propre oeuvre. C'est ainsi que des peintres comme Turner et Monet, Manet et Cézanne, Matisse et Picasso, Duchamp et les premiers abstraits, que des écrivains comme Flaubert et Kafka, Proust, Joyce et Beckett, des compositeurs comme Mozart et Beethoven, Wagner et Schönberg ont durablement changé les bases de leur art et ont marqué des générations d'artistes. Mais de nombreux artistes moins importants, sans produire des oeuvres majeures, ont annoncé des changements de sensibilité, de technique ou de thème d'une grande portée.

Aucun de ces critères n'est "applicable" sans jugement critique. La question se pose alors pourquoi nous n'avons pas de critères plus tranchant. À certaines époques, il a pu sembler que de tels critères existaient et que les innovations les plus récentes de certaines écoles ou encore de certaines avant-gardes pouvaient servir d'étalon à ce que faisaient les autres artistes. Nous savons aujourd'hui que de telles prétentions dogmatiques ne sont guère durables et que tout jugement est sujet à révision. Nous savons aussi que l'idée, fort répandue à la suite des scandales et des rires suscités par toute une série d'oeuvres modernes et avant-gardistes les plus significatives, selon lequel l'artiste novateur définit seul ce qui relève de l'art et ce qui est esthétiquement significatif, est une idée erronée. Le jugement esthétique n'appartient pas à l'artiste seul, mais à l'ensemble du public avisé dont il fait partie.

 

Rainer Rochlitz, philosophe

Extrait d'un texte publié dans les Archives de philosophie du droit, Tome 40, éd. SIREY, 1996.

Avec l'aimable autorisation de Marie-Anne Frison-Roche

 

(1) Stephen Toulmin, Les usages de l'argumentation, trad. Ph. de Brabanter, PUF "L'interrogation philosophique", 1993.

(2) Ibid. Cf. mon livre Subversion et subvention. Art contemporain et argumentation esthétique, Gallimard, 1994.

(3) G. Genette, L'oeuvre de l'art, t.1., Immanence et transcendance, Le Seuil, 1994, p.11.

(4) Kant, Critique de la faculté de juger, § 7, trad. J.-R. Ladmiral, M. B. de Launay, J.-M. Vaisse, in Oeuvres philosophiques, t.II, Pléiade, 1985, p.969.

(5) Ibid., § 33, p.1061 : "je me boucherai les oreilles, ne voudrai entendre ni raison ni raisonnement et préférerai croire fausses toutes les règles des critiques, ou croire du moins qu'elles ne trouvent pas en l'occurence d'application, plutôt que de laisser déterminer mon jugement par des arguments probants a priori (...)".