ANTRAX VERSUS HEALING Henrik Plenge Jakobsen
Assis sur un banc en béton incrusté de carrelages jaunes, verts et blancs en formes de gouttes, au deuxième étage d'une machine à habiter(1) avec vue sur la mer méditérannée, je pense à toutes ces constructions qui coûtent des milliards, à l'architecture, aux travaux publiques et à l'ingénierie en cette fin de vingtième siècle. D'ici, je peux apprécier la réalisation de la pensée utopique d'après-guerre, sachant que cette pensée est depuis longtemps dépassée, dépassée par d'autres nouveaux besoins. Malgré le fait que des gens habitent toujours ici, il n'est plus question de machine à habiter mais d'un bloc d'habitation parmi tant d'autres que seuls les esthètes et les étudiants en architecture peuvent apprécier sans retenue. L'architecture et les constructions monumentales se réalisent à une échelle rarement vue jusqu'alors : tunnels, ponts, lignes à haute-tension, parcs de loisirs, aéroports... mais c'est comme si tous ces projets sont moins le résultat d'une attitude pragmatique et raisonnable que d'un besoin frénétique de mobilité, de divertissement et de savoir où les seuls prétextes pour réaliser ces projets sont à l'évidence la rentabilité, le profit et la vitesse. Où se sont donc déplacés les enjeux de l'utopie et de l'architecture ? Où réside donc maintenant le vrai potentiel de rentabilité, de profit et de pouvoir en rapports avec la pensée, la recherche et des applications conséquentes ?
Depuis la 2ème guerre mondiale, l'industrie pharmaceutique et la recherche médicale ont lentement mais sûrement pris une importance de plus en plus grande au sein de la société occidentale, non seulement parce qu'elles ont combattu et éradiqué de nombreuses maladies, mais aussi parce qu'elles sont devenues, grâce au dynamisme de la recherche, de plus en plus hégémoniques comme moteur économique et comme partenaire incontournable du secteur de la santé. Par conséquent donc elles exercent aussi une influence politique considérable.
Depuis que Watson et Crick ont découvert la double hélice de l'ADN(2) dans les années cinquante, des champs d'investigation se sont développés dans une nouvelle direction qui a donné à ce secteur de la recherche et à cette industrie une véritable capacité de redéfinition et de modification de la réalité selon une manière qu'aucune autre culture ou technologie n'avait pu réaliser jusqu'alors. Le développement même de l'industrie lourde, des moteurs à explosion, de l'aérospatial ou de l'ordinateur n'ont en aucun cas imposé une rénovation radicale comparable à celle que pourrait avoir la transmutation moléculaire. Il a depuis longtemps été techniquement possible de manipuler la structure moléculaire basique dans l'ADN des organisme vivants, l'ADN étant le code d'information pour la reproduction de nouvelles cellules, des formes de bactéries les plus simples jusqu'à l'hérédité humaine.
La recherche en génétique se distingue de toute technologie ou de toute architecture par les perspectives qu'elle trace et par l'échelle à laquelle elle opère; elle réalise des modifications organiques au niveau moléculaire; son champ d'opération est la matière vivante. La technologie de la réorganisation et de la transmutation est 'anarcho-punk' de nature, dans sa forme la plus dure et la plus radicale. En voie de réussir son programme, elle va modifier tout le vivant sans être capable d'en gérer les conséquences, bien qu'elle prétende pouvoir le faire. Il est donc tout à fait naturel d'aller jeter un oeil du coté de certaines des possibilités existantes et à venir que cette technologie contient en puissance. Deux problèmes tout à fait centraux quant à l'usage de cette technologie seront brièvement discutés dans ce texte.
La ruée vers l'or
Depuis les années 70, la génétique est entrée dans une grande période d'application, spécialement dans le secteur de la médecine, mais aussi dans celui de l'industrie alimentaire. Elle a induit de nouvelles méthodes et de nouvelles solutions quant à l'utilisation des matières organiques. On peut en donner d'innombrables exemples dans tous les domaines. En de mieux en mieux la chaîne alimentaire, le traitement des maladies héréditaires et des virus, la protection de l'environnement, elle permet de répondre aux contraintes de l'explosion démographique actuelle. Une armée de biochimistes, de chercheurs oeuvrant pour des institutions publiques et privées se sont donnés pour tâche de résoudre les problèmes concernant la cartographie des gènes, en renouvelant les méthodes d'approche, les modes d'évaluation et les possibilités d'application de ce champ de recherche sophistiqué. Ce champ est aussi depuis peu d'années un des secteurs les plus lucratifs pour les chercheurs et les instituts. Les besoins financiers nécessaires à toute recherche sont considérables et la base économique de la recherche en génétique est autant subventionnée par des institutions publiques, comme les universités par exemple, que par des entreprises privées. Ces dernières savent qu'elles peuvent réaliser des bénéfices énormes grâce aux brevets déposés sur les produits vedettes futurs. Une véritable ruée vers l'or s'est ainsi amorcée par le dépôt du plus grand nombre de brevets possibles sur les plantes et les animaux les plus résistants et les plus rentables, sur les nouveaux médicaments, et sur de nouvelles formes de vie hybride. Cela signifie aussi que l'on doive s'attendre à ce que des savoir-faire traditionnels et localisés soient abolis au profit de projets développés dans les laboratoires de sociétés multinationales.
Le problème des dépôts de brevet est complexe. Le rendement économique peut prévaloir sur l'environnement par exemple. A cela s'ajoute la discussion suivante : est-il raisonnable qu'une société puisse déposer un brevet sur un organisme vivant et est-il également raisonnable qu'à chaque fois que l'on utilisera dans l'avenir des produits provenant d'organismes manipulés, l'on doive payer un droit de licence à telle ou telle entreprise? Cette situation semble préoccupante en rapport aux pays du tiers-monde, étant donné que ceux-ci pour résoudre leurs problèmes de surpopulation seront obliger de cultiver de nouveaux légumes hybrides et des céréales pour lesquels ils devront payer des royalties aux lobbies industriels occidentaux. Dès lors le déséquilibre des rapports économiques entre nord et sud ne peut que s'amplifier.
Antrax versus healing
Les laboratoires sont une couveuse pour l'expérimentation d'une nouvelle réalité à laquelle nous devrons bientôt faire face : qu'un matériau organique soit transformé via la technologie, que la théorie de l'évolution naturelle soit mise hors-jeu au profit d'une transmutation anarchique, que la matière organique puisse être contrôlée pour ensuite devenir incontrôlable dans ses effets secondaires. Depuis l'âge de treize ans, j'ai entendu parlé du sida, cela a été une des réalités et une des références les plus durs pour le modèle social de ma génération. Le sida ne pourrait pas comme d'autres maladies tel le cancer, être guéri sans l'utilisation de thérapeutiques issues de la génétique, et des exemples tels que celui-ci font qu'il est difficile de refuser de manière catégorique l'utilisation de ces thérapies, quoiqu'il soit question peut-être d'une hallucination de plus dans le champ des savoirs médicaux.
Cette nouvelle forme de soins médicaux est malheureusement comme une épée à double tranchant, puisque personne ne peut sérieusement en évaluer les effets indésirables; à savoir que ce qui permet la guérison d'une maladie peut générer de nouvelles souffrances encore plus intolérables. Les traitements issus des manipulations génétiques semblent maitrisés mais pourraient tout aussi bien être des actes de sabotage sur le corps humain; ce qui peut induire de nouvelles manipulations cellulaires et finir dans une logique d'enchainement mutationnel chaotique. L'extension des champs d'application des recherches en génétique qui va entraîner, d'ici quelques années, l'apparition de nombreux moyens de guérison, aura aussi comme conséquences que le choix libre sera pratiquement illimité. Les créatures non-désirées, imprévues ou encombrantes pourront pratiquement être exclues, et le rêve d'une société sans handicap pourrait se réaliser. Plus de mongolien, plus d'hémophile, etc...
Les technologies de la transmutation rappelle l'alchimie. Et l'on sait que l'alchimie n'est pas une science exacte; elle est néanmoins à l'origine de la chimie et se trouve ainsi historiquement liée à la génétique. La motivation principale de l'alchimie était de faire le grand oeuvre, de trouver la pierre philosophale, une matière qui serait capable de guérir toutes les maladies afin d'atteindre la vie éternelle. La génétique travaille aussi d'une certaine façon avec la transmutation et le prétexte le plus radical pour légitimer le clonage est la prolongation de la vie. Que les recherches appliquées en génétique soient aujourd'hui le nouveau champ des utopies, ne signifie pas nécessairement qu'elles obtiendront plus de succès que l'aérospatial ou l'alchimie. En fin de compte, celles-ci ont créé les contraintes de leur propre projet utopique. Mais il est évident que c'est un immense avantage pour les recherches en génétique de posséder ce potentiel utopique. Des budgets quasiment illimités sont obtenus pour le traitement d'une souffrance spécifique ou pour l'éradication d'une maladie impliquant un groupe de population particulier. C'est une question importante que celle de savoir si toute recherche scientifique appliquée réussit vraiment ce qu'elle promet. Mais toute technologie, toute thérapeutique nouvelle induit toujours une certaine déception malgré le fait qu'elle se développe beaucoup plus qu'on ne l'avait imaginé au départ. Il en est de même pour les recherches en génétique mais avec cette différence qu'à travers l'échelle microscopique de leur champ d'action, elles interviennent et agissent hors du champ visuel traditionnel; ce qui, par principe, concerne l'ensemble des organismes vivants, sans distinction. On peut à juste titre dire que la technologie génétique est le seul élément de science-fiction qui perdure avec opiniâtreté et sincérité, et cela malgré le fait que l'impression de science-fiction nous déçoive certainement. Par contre, si nous considérons la génétique comme une technologie qui transforme notre compréhension de ce qu'est ou pourrait être la vie, alors nous allons réaliser certains de nos espoirs. En principe, le corps est divisé en cent trillions de cellules et désormais ces cellules peuvent être créées à partir d'un processus de reproduction manipulé. C'est à dire que tout organisme vivant est impliqué dans une nouvelle chorégraphie, qu'il est parti prenante du développement d'une nouvelle architecture. Dans tous les cas, la technologie génétique réalisera une fraction des utopies qu'elle a rêvées, ces constructions et créations idéales d'une réalité semi-synthétique, située entre «antrax et healing».
Post scriptum
Réponse à la question : selon quelles modalités une activité artistique peut-elle proposer une critique pertinente de la société?
On m'a souvent posé cette question en relation avec ma production artistique. A mon avis, toute activité créatrice implique une position politique qu'elle manifeste consciemment ou pas. Je pense qu'un «art orienté projet» est un médium parfaitement approprié pour discuter et critiquer des sujets afférents à l'individu et à la collectivité. Je pense en outre que ceci est le fondement même de cette activité que nous appelons art. L'art existe pour diagnostiquer, pour critiquer ou pour proposer une alternative à la société déjà existante et aux principes qui la fondent. L'art ou les activités créatrices qui ne tentent pas cela n'ont pas d'autre but que de refouler les problèmes qui se manifestent dans telle société ou d'occulter les individus qui y vivent(3). En ce qui concerne un sujet aussi spécifique que celui des biotechnologies, on pourrait en quelque sorte dire que ceci semble plutôt engager un débat entre éthique et économie. En tant qu'artiste plasticien, je ne peux évidemment pas apporter de contribution essentielle à un débat aussi spécialisé, dans la mesure où je ne m'intéresse pas à la science ou à l'éthique en tant que telle. Mais cela ne signifie pas non plus que je ne doive pas m'impliquer pertinemment dans un débat aussi fondamental. Le développement des biotechnologies implique des reconfigurations potentielles tellement importantes en ce qui concerne notre compréhension du monde que cela va changer radicalement nos conditions d'existence; nous sommes donc tous concernés.
Notes
(1). Le Corbusier; La Cité radieuse, Marseille.
(2). G.W. Burns; The science of genetics, Collier Macmillian Int. editions.
(3). "...les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de différentes manières, mais la vrai tâche est de le transformer."Karl Marx; Onze thèses sur Feuerbach, 1845. Cela reste toujours valable tant pour les philosophes que pour les artistes.
Henrik Plenge Jakobsen, artiste plasticien danois (né en 1967)