Revue SOLARIS
Décembre 2000 / Janvier 2001 ISSN : 1265-4876 |
![]() ![]() ![]() ![]() |
![]() |
Résumé
La question de l'art est liée à la présence ou l'absence d'une institution médiatrice qui consacre l'úuvre. Qui, sur l'internet, peut nous mettre en rapport avec une úuvre artistique et dans quelles conditions ? L'analyse des écrans d'accès aux úuvres permet d'observer les étapes de cette médiation et révèle deux nouveaux acteurs : le lecteur qui devient à la fois scripteur et prescripteur de l'art et les moteurs de recherche qui catégorisent l'art comme un produit. La polyphonie des " adresses-titres " des sites est le reflet de cette multiplicité des acteurs et des logiques en jeu : technique, économique, communicationnelle et artistique. La question de la médiation renvoie aussi à la place que les artistes donnent à l'art dans la société et les sites sont définis comme des espaces publics d'échanges ou des dispositifs de contestation sociale. Abstract A work of art is dependant on the presence or absence of an institution that contributes to its identity. How are we introduced to art on the internet and who does it ? The analysis of screens giving access to works of art shows the stages of this mediation and reveals two new mediators : the reader who also writes and prescribes what art is and the search engines that equal art to a mere product. The polyphony of the " addresses-titles " reflects the numerous agents and the technical, economical, communicationnal and artistic logics at stake. Eventually, the different kinds of mediation reveal the part attributed to art in our society and artists design very different sites as they think of them as public spheres of exchange or as a means of social protestation. |
Une interrogation sur les modes d'accès à l'art sur l'internet
rencontre donc nécessairement cette triple complexité des
formes sociales de la médiation à l'art et des légitimités
de ces formes, de la définition de l'úuvre comme rencontre, interaction
et mise en abyme de sa propre communication, et de l'exploration des technologies
de l'information et de la communication à la fois support, matière
et propos du net.art. Ainsi, tout en souhaitant élucider les enjeux
des nouvelles formes de médiation à l'art sur l'internet,
nous ne pourrons faire l'impasse sur ces questions, tout en nous demandant
essentiellement ce que de telles propositions artistiques impliquent pour
l'internaute visiteur du site.
La trentaine de sites que nous avons observés correspondent aussi bien à des revues d'art, des galeries virtuelles que des sites personnels d'artistes diffusant leurs úuvres. Nous avons cependant écarté les sites des musées ou de galeries réelles qui créent leur site sur l'internet et qui rencontrent des problèmes spécifiques notamment de relation entre institution " réelle " et virtuelle. Dans un deuxième temps, nous avons restreint notre analyse aux problématiques posées par les sites d'artistes diffusant des úuvres créées par et pour l'internet. Nous souhaitions ne pas passer à côté des questions liées au circuit fermé "promotion-úuvre" sur l'internet qui est une évolution particulière de la diffusion de l'art et qui renvoie à la question fondamentale du rapport support-médium-matériau du net.art.
Les artistes contemporains questionnent en effet les termes de cette
médiation : une médiation marchande, alors que justement
ils souhaitent dénoncer cette marchandisation de l'art, une sacralisation
d'objets qui perdent leur fonction " d'être pratiqué " (Baudrillard, 1968,
p. 121) comme dans les musées alors qu'ils souhaitent un art vivant
du quotidien, une spectacularisation comme à la télévision,
etc. Quelles que soient leurs décisions sur la façon de présenter
leur travail, ils prennent nécessairement position par rapport à
des fonctions médiatrices existant dans les structures traditionnelles
de diffusion des úuvres d'art et qui prennent une forme nouvelle avec l'internet.
" La scène, l'église, le salon, la page de journal,
l'écran ont longtemps été les lieux traditionnels
de l'énonciation esthétique. Aujourd'hui, certains de ces
espaces, comme le salon, ont disparu ; d'autres, comme l'église,
ont perdu leur vocation à réunir la communauté dans
une participation affective ; d'autres enfin, comme la scène et
l'écran, sont marqués par des logiques spectaculaires et
médiatiques. En revanche, des lieux affectés à des
fonctions précises sont détournés pour servir de cadre
à des prises de parole : le mur, la place du village, la rue, la
friche industrielle deviennent des espaces d'énonciation qu'il faut
examiner en fonction des potentialités qu'ils offrent à la
réception esthétique. Ces nouveaux espaces ne proposent pas
seulement de nouvelles conditions à la parole expressive, ils organisent
d'autres cheminements de la réceptivité, d'autres modalités
par lesquelles les structures expressives de l'objet artistique s'impriment
dans notre sensibilité et notre imaginaire"(Caune, 1999,
p. 224).
La médiation aux úuvres sur l'internet [3]
est d'abord du texte, non seulement celui du navigateur et des moteurs
et index de recherche qui proposent des rubriques : " entertainments
", " humanities ", mais le texte de l'utilisateur qui produit
une définition de la forme artistique à laquelle il souhaite
accéder : " visual arts ", " multimedia arts ", "
interactive art ", pour obtenir des listes de sites indexés
en ces termes [4].
L'internaute qui recherche des sites artistiques sur l'internet fait l'expérience peu banale de ne pas trouver ce qu'il cherche après qu'on lui ait demandé de le définir.
Notre travail de recherche de sites nous a montré la difficulté
qu'il y a à trouver des úuvres créées pour le web.
Chacun des termes que nous avons utilisé, nous a en effet renvoyés
sur des sites qui pouvaient présenter des úuvres reproduites sur
le web mais non conçues pour le web, et l'idée de vouloir
sélectionner les sites en fonction du statut du locuteur est apparue
tout aussi vaine. Quelles sont les raisons d'un tel échec ?
La démarche, en apparence simple, consiste à anticiper
ce que l'on peut trouver sur le web et à utiliser le mot juste pour
le qualifier. L'internaute doit donc exprimer ses attentes sous la forme
d'un mot-clé censé subsumer la totalité d'une pratique
artistique à laquelle appartiendrait l'úuvre. Ainsi, avant de parler
d'art interactif, il faut considérer la forme de cette médiation
interactive qui consiste à représenter l'art sous forme d'essence
et à instituer l'internaute scripteur comme celui qui peut y accéder.
L'internaute fait surgir les úuvres d'art en prescrivant ce qu'elles doivent
être, au double sens d'écrire avant et de commander. Une telle
opération apparaît donc finalement comme assez périlleuse,
l'internaute ne se sentant pas nécessairement l'âme d'un démiurge
faisant surgir du verbe (ici d'ailleurs plutôt du nom) les merveilles
du monde artistique.
Les rubriques des moteurs de recherche semblent remédier à
cet état de fait en proposant justement des enchâssements
de mots-clés qui donnent à penser que la recherche sera prise
en main. Elles demandent cependant, là encore, un travail réflexif
sur la nature de l'art. Les moteurs de recherche que nous avons utilisés
comme Yahoo !, Altavista, ou Metacrawler proposent des rubriques " arts
" [5], qui reposent
sur un prédécoupage du champ artistique. Ce prédécoupage
correspond à différents critères qui n'ont rien à
voir avec l'histoire de l'art telle que les musées nous l'enseignent.
Il repose, pour Yahoo ! par exemple, (http://dir.yahoo.com/Arts/)
sur des critères économiques d'accès à la culture
: " booksellers ", " companies ", sur des critères
politiques : " censorship ", sur la nature de l'information demandée,
recherche ou spectacle : " criticism and theory ", " awards ",
sur le type de locuteur : " artists ", " institutions ",
sur une typologie des arts " design art ", " visual arts ",
" performing arts ", etc. Ces rubriques amènent l'internaute
à s'interroger sur le statut de ce qu'il recherche et à opter
pour des catégories dont il ne saisit pas nécessairement
la nature. Elles contraignent, de plus, l'utilisateur à considérer
son rapport au site artistique comme faisant partie d'un ensemble d'autres
activités possibles en relation ou non avec l'exposition d'art.
En fait, les mots-clés à rédiger par l'internaute et les rubriques proposées par les moteurs reposent sur une représentation des úuvres d'art comme instances particulières dont on peut isoler un trait qui permet de les classer, de les ranger dans des familles, des catégories. Ils nient la diversité des formes artistiques et leur statut particulier. On ne peut manquer d'évoquer à ce propos les analyses de Suzan Stewart [6] " She shows how collections, most notably museums -- create the illusion of a world by first cutting objects out of specific contexts (whether cultural, historical, or intersubjective) and making them stand for abstract wholes ". Si le musée et l'État avec lui nient la dimension sociale de la production de l'úuvre d'art et l'isolent pour mieux en préserver l'inaccessibilité et garantir une essence de l'identité nationale, on peut faire l'hypothèse que les moteurs de recherche recourent à la même décontextualisation en rapport avec une logique de marché qui nie également les spécificités sociales au profit d'une marchandisation de produits tous équivalents sur le plan du statut si ce n'est sur celui du prix.
Ce travail de définition de l'art sous forme de rubriques et
de mots-clés a pour pendant celui de l'artiste ou du réalisateur
de site. Il rédige un texte, les métadonnées, pour
que son travail soit catégorisé, ce qui en assure théoriquement
une indexation adéquate sur les moteurs de recherche [7].
On peut faire l'hypothèse que certains réalisateurs de sites
ne donnent que des indications minimales (voire par défaut) pour
qualifier leur site, laissant au moteur le soin de trouver à l'intérieur
du site même de quoi permettre une identification. Ce qui nous importe,
c'est que l'artiste réalisateur est amené à qualifier
lui-même son úuvre -- ce que certains artistes ont toujours choisi
de faire -- mais dans des catégories et avec des termes qui anticipent
sur des indexations de moteurs de recherche qui, comme nous l'avons vu,
ont d'autres critères que l'expressivité artistique.
L'adresse reflète l'organisation du Wide World Web et correspond non seulement à des préoccupations techniques mais aussi à des politiques d'acteurs institutionnels qui attribuent des noms de domaines. Les adresses des sites suivent des règles qui donnent à l'internaute des indications sur la nature du site qu'il consulte, notamment sa nationalité (.fr), le type d'organisation qui le met à disposition (.edu, .org). Ces adresses mêlent donc déjà plusieurs types de logiques à la fois nationales, institutionnelles et commerciales dans lesquelles le repérage " .art " n'a pas trouvé sa place. Cette attribution de nom de domaine et d'adresse est d'ailleurs protégée de la même façon que les marques puisque non seulement chaque nom est singulier mais il fait l'objet de batailles juridiques rangées comme celle qui opposa etoy[9] (http://www.etoy.com/) le collectif d'artistes au magasin de jouets sur le net Etoy qui voulait s'arroger l'exclusivité de cette appellation.
L'adresse du site est aussi le nom du site et relève ainsi de
l'ordre de la relation du créateur à son úuvre. C'est un
espace poétique qui réinvestit la question de la relation
entre le titre, la signature et l'úuvre d'art. Les auteurs-réalisateurs
des sites leur donnent en effet des noms aussi étranges que " n3xt
"(http://www.n3xt.com/)
ou bien ils donnent à penser que l'idée du musée est
préservée comme le " museum of webart " qui n'est
pas le site d'un musée réel mais est un musée virtuel
(http://www.mowa.org/).
Ils donnent une indication sur l'humeur du site comme les sites " snarg
" (http://www.snarg.net)
ou " turbulence " (http://www.turbulence.org).
Ils peuvent utiliser aussi cet espace comme un espace de signature et renvoyer
à des noms d'artistes comme le site officiel de l'artiste australien
Stelarc (http://www.stelarc.va.com.au/)
ou Jodi (http://www.jodi.org/),
dont on remarquera au passage que ce sont des " noms de scène "
associant ainsi la dimension technique à celle de la personne et
à celle de la représentation.
Certains auteurs vont, en outre, jouer avec nos attentes d'une stabilité
du titre et de la signature. Ainsi, l'adresse qui est tapée par
l'utilisateur ne correspond pas nécessairement avec l'adresse qui
s'affiche : en tapant l'adresse de Jodi (http://www.jodi.org),
l'adresse se transforme automatiquement en http://sod.jodi.org/,
le " sod " pouvant être très diversement traduit par
les mots : gazon, con, va te faire voir... La confusion peut être
entretenue lorsque le titre dans la fenêtre du navigateur annonce
alors : " untittled ". Ce jeu sur le nom est poursuivi de façon
systématique par certains artistes qui peuvent aussi transformer
le nom une fois qu'il est inscrit dans les signets. Ainsi, le site de Mouchette
(http://www.mouchette.org)
est-il inscrit sous le titre " empty box " dans les signets. L'artiste
nous déprend ainsi de notre pouvoir -- accordé par la technologie
-- de nommer. Nous avions prescrit la catégorie artistique que nous
souhaitions voir apparaître, mais le titre du site nous échappe
alors même que nous l'inscrivons dans le navigateur.
Les adresses sont donc polyphoniques. Elles sont le produit d'acteurs
différents, ce qui est le cas de toute médiation culturelle
y compris du livre, mais, contrairement aux formes de médiation
habituelles, elles condensent au sein d'une même unité textuelle
des registres liés à des formes d'activité qui n'ont
rien à voir les unes avec les autres. La médiation à
l'úuvre sur l'internet n'est pas organisée autour de l'objet artistique,
chaque métier s'articulant ou se " cristallisant "pour reprendre
le terme d'Emmanuël Souchier (1998b)
sur l'úuvre qui leur donne sens, mais en partie en dehors de l'úuvre, à
la suite d'un processus où la raison technologique d'abord, commerciale
et institutionnelle ensuite appose sa marque au nom. Le titre-adresse reste
d'ailleurs inscrit dans la fenêtre du navigateur qui non seulement
existe en dehors de l'úuvre mais reste toujours à l'écran,
à la fois lié et détaché du site.
Tout le jeu (au double sens de la marge de manúuvre et de l'activité
ludique) consiste à établir une relation dialectique entre
technique, social et communicationnel au profit d'une pratique poétique.
" Alors que l'art conceptuel dénonçait les contraintes
du marché et de l'institution, en évitant au maximum de se
compromettre (d'où l'indigence formelle de cet art, propre à
décourager marché et institution), la tendance est au contraire,
aujourd'hui, à une implication dans le système de diffusion,
à une prise en charge d'un certain nombre de ses fonctions, pour
mieux les exagérer ou les entraîner dans leur propre parodie
"(Millet, 1987,
p. 282). Certains artistes profitent, en effet, de chaque interstice de
liberté pour accentuer les traits techniques et sociaux du dispositif
et dans tous les cas rendent visible ce lieu " infra ordinaire " [10]
de l'adresse web.
Constituer un lieu spécialisé comme les portails : celui du ministère de la culture (http://www.culture.fr) ou les collectifs d'artistes (http://www.rhizome.org), un espace fait pour les úuvres et pour leur mise en commun avec le public et qui s'y consacre, paraît la réponse adéquate à cet état de fragilité et à ce besoin d'espace spécifique. Mais aussi bien pour le site personnel d'un artiste que pour un collectif, la question se pose encore de ce qui permet d'identifier un site comme artistique.
Certains sites présentent de façon explicite leur positionnement
dans le champ artistique : ainsi le site du " Cultural recycler " (http://shoko.calarts.edu/~alex/recycler.html)
a pour sous-titre :" live web art from almost live web cameras ". Mais
nous avons plus souvent été confrontés à des
pages-écrans comme celle de Jodi qui ne donnent aucune indication
sur leur ambition. Or de la même façon que pour les musées
d'art moderne le blanc est devenu le signe de leur mission :" The idiosyncratic
nature of the buildings, however, is sanctionned internally by remarkable
similarities of display across institutions. The presentation of modern
art in puritanically regulated white-walled rooms, with strategically placed
spotlights and humidity monitors, is a familiar part of any visit to the
modern art gallery - across the globe "(Meecham & Sheldon, 2000,
p. 198), le noir semble être le signe du caractère artistique
du site visité.
En effet, la plupart des sites artistiques que nous avons observés
ont un fond noir. Que ce soient des sites d'institutions encourageant la
production artistique en rapport avec les nouvelles technologies comme
" Turbulence " (http://www.turbulence.org/)
et qui organisent une sorte de galerie ; des sites d'artistes promouvant
leurs propres úuvres comme celui des space-invaders (http://www.space-invaders.com/),
ou le site de Catherine Ikam (http://www.ubikam.com/)
; des revues artistiques sur le net comme C.theory (http://ctheory.concordia.ca/)
: " an international journal of theory, technology and culture "
; ou des úuvres comme " bowling alley " (http://bowlingalley.walkerart.org/cgi-bin/feedbowl.cgi)
ou la maison des immondes pourceaux de Nicolas Frespech (http://www.cicv.fr/creation_artistique/online/immondes_pourceaux/flash/)
qui partage ce fond noir avec celui du site du CICV qui l'héberge.
Au-delà des raisons ergonomiques qui peuvent expliquer un tel
choix permettant de mieux contrôler la luminosité des écrans
et d'offrir un certain confort visuel, on peut remarquer que ce fond noir
a aussi une fonction dans l'organisation de la lecture de l'écran
qui est de concentrer notre regard sur les parties " colorées "
et éclairées. Dans cette dimension de l'écran, il
recrée un nouvel écran avec l'úuvre " projetée " généralement
au centre. Le fond noir se présente donc comme une proposition de
visualisation en renvoyant à la situation du spectateur dans la
salle de cinéma. Le fond noir a de plus un rôle de cadre qui
vient renforcer celui de la fenêtre du navigateur et du tour de l'ordinateur.
Il signifie la place de l'úuvre et permet l'activité même
de lecture en définissant un univers sémiotique(Souchier, 1999).
Cette place est-elle celle de la culture volontairement underground de
l'internet ? Quoi qu'il en soit, ce noir ne peut manquer d'évoquer
le deuil et les formes ritualisées d'exposition: " Carol Duncan
has remarked on the ritualistic aspects of the art museum. Although a secular
activity, visiting an art gallery retains an aura of the religious `ritual'
(see Duncan, 1995 : 7-20) [...] The etymology of 'exhibition' includes
the unveiling of a sacrificial offering and visiting a museum can be related
to an act of mourning, confirming Theodor Adorno's observations that museum
are akin to mausoleums, sepulchres to house the dead "(Meecham &
Sheldon, 2000,
p. 200).
Cette sacralisation des úuvres par l'institution est bien sûr une façon de justifier les objets qui vont représenter l'identité culturelle. Les musées entretiennent l'aura des úuvres choisies comme garantie de leur propre légitimité. Bien que Walter Benjamin analyse un déclin de cette forme de relation à l'úuvre d'art fondée sur son aura, des raisons politiques au sens large ont donc poussé à en conserver les formes, ce qu'il remarquait d'ailleurs déjà dans les discours des cinéastes [12] souhaitant voir leur travail reconnu.
Ce qui se joue sur l'internet est-il de cet ordre ? Le choix récurrent
du noir est certainement lié à une volonté de légitimation
double : à la fois de ce mode de diffusion pour transmettre des
úuvres et du caractère artistique des úuvres ainsi transmises. Le
fond noir sert à la fois de repère générique
sur la nature de la médiation et de repère génétique
sur le statut de l'objet. Ce qui n'est finalement pas sans ironie. Les
réalisateurs de sites, qui remettent en question les formes de diffusion
de l'art et portent un regard critique sur le média même qu'ils
empruntent, semblent pouvoir le faire en renouant avec les aspects les
plus traditionnels de la mise en scène des úuvres leur conférant
un caractère sacré.
Ces enjeux apparaissent dans les sites à travers la diversité
des genres juxtaposés sur un même écran : " En
effet, on peut trouver sur la même page, ou à un clic de souris,
des informations de nature très variée. On a ainsi des informations
techniques, des textes artistiques, des informations sur les auteurs, sur
le mode de fonctionnement du site, tous ces éléments étant
juxtaposés, mélangés "(Gentès, 2000).
Ces informations correspondent aux représentations -- au double
sens d'image mentale et de mise en scène -- d'une part de la fonction
de médiation par rapport à l'úuvre d'art et, d'autre part,
de la nature de l'interaction à proposer à l'internaute.
Deux mises en scène principales peuvent être identifiées sur le net : " Certains annoncent clairement les règles du jeu afin que chacun puisse tirer la meilleure expérience de sa visite sur le site, alors que d'autres plongent délibérément le visiteur dans une absence totale d'information pour provoquer chez lui l'étonnement, la curiosité, voir même l'intérêt pour le but poursuivi par le site en lui-même. Cependant, l'effet recherché est le même et ne vise qu'à impliquer davantage le visiteur dans le processus du site. " (Gentès, 2000). Or Catherine Millet rappelle que l'artiste du XXe siècle est partagé entre l'image de l'artiste dissident et de l'artiste organique : " Toute l'histoire de l'art moderne est peut-être prise entre ces deux modèles : celui de l'artiste dissident (marginal, maudit, schizophrène, etc.) et celui de l'artiste organique (artiste-architecte, décorateur, créateur de l'art total) " (Millet, 1987, p. 279). Sur l'internet, ces deux figures de l'artiste, ces deux positions éthiques et esthétiques sont également présentes :
Les sites mettent ainsi à disposition des informations sur les auteurs, éventuellement un CV complet comme celui de Stéphanie Cunningham (http://www.finearts.yorku.ca/don/iap/nti.html). L'artiste lui-même assure plusieurs formes de médiation : il apparaît comme conseiller technique pour permettre aux internautes de " consulter l'úuvre " avec les logiciels nécessaires. (Les indications techniques qui garantissent la lisibilité du site donnent cependant aussi l'impression de tomber dans une vitrine du net.business dans la mesure où les logos pointent vers l'identité commerciale du site.)
Certains réalisateurs vont jusqu'à fournir des modes d'emploi
du site organisant la visite ou l'interaction. Ces modes d'emploi vont
de la liste la moins explicite qui fonctionne comme un sommaire (mais qui
peuvent en supprimer la fonction d'anticipation comme le site turux (http://www.turux.org)
où les parties sont désignées sous le nom de " bloc
" avec des numéros), à un accueil très institutionnel,
prenant en compte la diversité des publics (avec notamment une section
pour les enfants), un avatar accueillant les internautes visiteurs à
l'entrée et proposant des guides (http://www.mowa.org).
Les sites offrent également des textes sur le propos artistique
que ce soit pour une úuvre en particulier ou pour un collectif ce qui correspond
dans ce cas à une forme d'explicitation de la ligne éditoriale.
Ainsi sur le site Blast, (http://www.artnetweb.com/artnetweb/projects/blast)
le propos de l'artiste est de mettre en évidence ce que Crandall
appelle l' " information space " : " How do you know about Matisse?
Through reproductions, texts, advertising, hearsay. How much time have
you actually spent in front of a Matisse in a museum? Three minutes? And
how do you remember that? Through a snapshot, a postcard, a coffee table
book. We can all somewhat visualize this information space, for we participate
in it via phone, fax, computer, television, newspaper, magazine--it's that
vast network of information in which we are increasingly enmeshed. So,
this information space--what you read, hear, and view in the media--holds
more power than actual works do sitting in a gallery, to the extent that
it redefines what constitutes the "actual work". Information space, in
other words, doesn't take the place of physical presence, but reworks what
constitutes "presence". It doesn't take the place of exhibition space,
then, but engages it in surprising new ways. ". De la même façon,
le site Turbulence explique ses objectifs : " Its purpose is to facilitate
artistic work that explores the specific characteristics of the World Wide
Web medium and makes use of multimedia and online technologies such as
RealAudio, Java and VRML".
L'artiste peut aussi apparaître comme un modérateur qui donne les règles du jeu pour participer à une úuvre collective. " Hypart (http://www.work.de/cgi-bin/HypArt.sh) se propose d'adapter l'idée des cadavres exquis aux images. Pour cela, l'auteur énonce clairement les règles à respecter. Par exemple, on ne peut commencer un morceau que lorsque ceux qui lui sont adjacents ont été finis. Le visiteur est donc guidé, ou plus précisément encadré dans sa démarche. [...] Ces sites partent du principe que la création nécessite un minimum d'organisation" (Gentès, 2000). Au contraire, Bewitched (http://www.bewitched.com/) propose une liste de titres " sans donner la moindre explication sur quoi, ni qui, ni même comment. C'est à l'utilisateur de découvrir par lui-même le monde de l'auteur "(Gentès, 2000).
En outre, les réalisateurs mettent en place des structures de dialogue, utilisent des outils comme le " chat ", le courrier électronique, les forums avec des procédures d'échange plus ou moins organisées, avec une " netiquette ". L'artiste assure le rôle de modérateur (" sur http://www.groupboard.com, un internaute désirant répondre peut le faire " en public ", son message sera alors accessible aux prochains visiteurs ou en privé en envoyant un mail de réponse directement à celui qui écrit "(Gentès, 2000), ou plus classiquement un livre d'or est mis à disposition pour recueillir l'avis des internautes sur les úuvres. Cette envie de connaître l'opinion des internautes conduit d'ailleurs à mettre en place des modes de consultation assez curieux dans un contexte artistique. Ainsi sur le site http://www.nd.edu/~art/jdoe/begin.html, chacun dépose son avis en dessous des photos exposées. On propose aussi des votes ou des sondages. Plus largement, les artistes souhaitent faire part de leurs réflexions et encourager un débat autour des questions artistiques et sociales. Le site est ainsi considéré comme un lieu public élargissant la sphère des interactions possibles entre l'artiste et ceux qui viennent regarder ses úuvres. L'artiste se perçoit comme créateur de nouvelles formes de liens sociaux.
Cette formule, lorsqu'elle est mise en place par les artistes eux-mêmes,
ne va pas sans poser des difficultés notamment parce que les règles
de sociabilité (au sens de rationalité dramaturgique (Goffman, 1974)
admettent assez peu que l'on fasse son auto promotion. Que penser, en effet,
d'un artiste qui donne à voir sa valeur par une revue de presse
ou la mention des prix reçus par le site ? Sur
http://www.space-invaders.com,
le site nous permet de visualiser les différents endroits en ville
où l'artiste a placé ses space-invaders en mosaïque
: il s'agit donc d'une sorte de galerie virtuelle d'un art de rue. Dans
la rue ou sur le web, l'artiste ne signe pas et nous n'avons aucune indication
biographique sur la personne. Mais sur le site, il propose une revue de
presse sous le titre " media invasion " qui, elle, est dithyrambique
sur son travail. On est confronté à un paradoxe : le "moi"
anonyme de l'artiste laisse place à une manifestation de son admiration
pour lui-même sous la forme institutionnelle de la revue de presse.
D'autres réalisateurs proposent, dans un même site, des prestations
professionnelles (de graphiste principalement) en même temps que
leur travail artistique. Les deux activités sont bien sûr
parfaitement concevables chez la même personne, mais là encore,
les réalisateurs mêlent ce qui est habituellement présenté
dans des lieux distincts (http://www.volumeone.com).
Cette situation trahit la confusion entre la fonction technique du médiateur que l'artiste peut prendre en charge et les rôles sociaux impartis à ces mêmes médiateurs. Les lieux de médiation sont conçus entre autres pour autoriser la critique ou l'éloge par un tiers et ne pas prendre en compte cette dimension expose à être critiqué pour un comportement social déplacé. Pourtant les solutions ne manquent pas pour assumer une présence forte à la première personne du singulier (http://www.mouchette.com). Le dispositif social de l'internet le permet en banalisant les pages personnelles comme autant de formes d'expression légitime.
Une telle occultation de l'auteur va de pair avec une mise à
disposition de l'úuvre sans présentation. Ainsi ädaweb (http://adaweb.walkerart.org/project/aitken/)
" plonge le visiteur dans l'embarras " puisque, à chaque
connexion (ou en cliquant sur la touche " reload "), une nouvelle
úuvre apparaît à l'écran sans que, précisément,
l'on sache s'il s'agit d'une úuvre ou d'une page d'accueil. L'image surgit
sans explication, ni signature. Dans le même esprit, la première
page de Mongrel (http://www.mongrel.org.uk)
représente une imitation du moteur de recherche Yahoo ! et propose
des rubriques en apparences tout à fait innocentes. Chaque rubrique
renvoie cependant sur des textes racistes, eugénistes ou encourageant
la pédophilie. Les artistes dénoncent ainsi le rôle
joué par les moteurs de recherche, mais aussi notre candeur à
leur faire confiance. Ils ne sont cependant pas dans l'ordre de la démonstration
et disparaissent derrière leur úuvre qui " tombe " sur l'internaute
pour mieux le désarçonner. Perdre l'utilisateur, le provoquer,
refuser de lui faciliter la tâche, sont sans doute des postures artistiques
qui tentent de reproduire sur le plan artistique et social ce que certains
conservateurs de musées ont tenté de faire dans leurs propres
expositions : une commotion d'objets. En effet, on passe d'un site commercial
à un site artistique puis à une page personnelle ou à
un site politique et c'est dans ce choc que l'expérience esthétique
a aussi un sens : " to disrupt our habituating, institutionalised
approach to the exhibition format.[...]To allow viewers to make their own
connections in response to the juxtaposition of disparate objects [...]
his installations made difference visible and, as such, the viewer could
participate in the " meaning making process " [14].
L'art agitateur social réduit souvent au minimum les formes de
médiation pour mieux nous surprendre dans nos habitudes de médiation
et s'adonne à une forme de piratage de l'internet en mettant en
abyme ces pratiques (http://www.potatoland.org/shredder).
http://www.solest.com
http://eeeee.citeweb.net
http://bowlingalley.walkerart.org
http://www.nd.edu/~art/jdoe/begin.html
http://www.braid.com
http://www.volumeone.com
http://www.spiritart.org/interactive.html
http://www.odijuar.net/new/index.htm
http://www.fray.com
http://www.bewitched.com/
http://tqd.advanced.org/3543/
http://www.visualorgasm.com/visualorgasm/index.htm
http://www.turbulence.org
http://www.space-invaders.com
http://www.zkm.de/~fujihata/
http://www.babelny.com/The_Garden/fossils/hands.html
http://www.bekkoame.or.jp/i/ga2750/
http://www.mouchette.org
http://ctheory.concordia.ca
http://www.turux.org/
http://adaweb.walkerart.org/
http://www.snarg.net
http://www.mowa.org
http://www.ubikam.com
http://www.benayoun.com/
http://www.work.de/cgi-bin/HypArt.sh
http://disseminet.walkerart.org
http://www.riverbed.com/
http://www.potatoland.org/shredder
http://www.groupboard.com
http://shoko.calarts.edu/~alex/recycler.html
http://www.cicv.fr/creation_artistique/online/immondes_pourceaux/flash
http://www.mongrel.org.uk
http://www.artnetweb.com/artnetweb/projects/blast
http://www.finearts.yorku.ca/don/iap/nti.html
http://www.jodi.org
http://www.rhizome.org
Portails
http://www.finearts.yorku.ca/don/iap/nti.html
http://www.users.skynet.be/cram
http://altern.org/webart/
http://www.bowieart.com
http://desktoppublishing.com/artlinx.html
http://www.techno-parade.org
http://www.alberta.com/unfamiliarart/
http://www.walkerart.org/jsindex.html
http://www.ensba.fr
http://www.ensad.fr
http://www.culture.fr
Réflexion
http://www.ascusc.org/jcmc/vol1/issue4/mclaugh.html
http://library.thinkquest.org/3543/
http://www.media.mit.edu/
http://www.culture.gouv.fr/culture/mrt/bibliotheque/sauvageot/sauvageot.htm
© "Solaris", nº 7, Décembre 2000 / Janvier
2001.