Revue SOLARIS
Décembre 2000 / Janvier 2001 ISSN : 1265-4876 |
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Résumé
L'ouverture spatiale et temporelle du monde conduit à l'émergence
de nouveaux territoires de l'úuvre d'art. Ainsi, l'accélération
du temps débouche sur le paradoxe d'une volonté d'ancrage
de certaines úuvres de l'art contemporain dans la longue durée du
patrimoine, ou encore sur l'extension de l'art à des espaces territorialisés
et/ou ubiquitaires qui ne relèvent pas de ses lieux institutionnels.
Dans ce contexte, on assiste à une multiplication de nouveaux espaces
ouverts à la médiation culturelle. Il conviendrait de voir
dans ces développements une réponse, fût-elle fondée
sur une médiation technique ubiquitaire, aux besoins de participation
des individus et des communautés à la création des
formes symboliques, dont les industries culturelles les avaient détachés.
Mots-clés : art numérique, science de la communication, esthétique, médiation culturelle, numérisation. Abstract Art works to day take place in new temporalities and new territories.For instance, time speeding up leads to the paradoxical wish for the works of contemporary art to be inscribed in the long term of patrimony and also to the extension ofcontemporary art to localized and/or ubiquitous spaces away from artinstitutions. In this context, more and more domains appear that are open to cultural " mediation ". These developments give us some answer which,although it is linked to the expansion of the web, corresponds to people and communities' need for participating in the creation of symbolic forms, as they had been separatedfromthese forms by cultural industries. However, the relation between digital art andthe aesthetisation
process in the world of communication, as well as the link between communication
and communicability(sensus communis), can offer a new approach to the cultural
mediation science.
The identification of common spaces for aesthetics andcommunication sciences could allow us to deal with these matters : the creation, reception, transmission and preservation of art works, in the context of globalized communication culture. Key words :digital art, communication sciences, aesthetics, cultural mediation. |
"Il est dans la communication je ne sais quoi de fragile, qui meurt si l'on appuie : la communication exige que l'on glisse ", écrit Georges BATAILLE dans un texte de 1942, publié sous le titre " C'est une banalité... " [1].
Le projet cybernétique, dès l'origine entend réduire cette fragilité essentielle -- consubstantielle à la communication même -- en extraire les bruits, les défauts et les aléas, pour la rendre plus conforme aux exigences d'une forme de régularité sans laquelle les choses ne peuvent avancer : pas de progrès sans ces lois, qui dès la fin du XIXe siècle signent l'alliance de l'économie, de l'industrie et de l'innovation.
Ainsi, la cybernétique se donne d'entrée de jeu comme la science des régulations, des commandes dans le traitement de l'information, et, comme l'information est susceptible de calcul, la communication elle-même devient affaire de calcul. Tel est le paradoxe de l'art à l'heure des technologies numériques : d'un côté, la communication devient cette industrie toujours plus livrée au calcul, mais de l'autre, l'art -- qui n'échappe nullement à l'emprise de ces industries -- n'en reste pas moins " le seul medium ayant réussi à articuler une réalité propre face au monde, ce dont aucun autre medium ne semble capable "[2]. En ce sens, l'art constituerait, dans ses incertitudes même, un enjeu essentiel pour la compréhension et l'analyse des relations entre évolution des techniques et formation des usages.
Aux visions " finalistes " de la technologie et au déterminisme qui les soutiennent, conduisant à l'idée selon laquelle l'humanité s'adapte (éventuellement par le biais de médiateurs -- innovateurs, décideurs), l'art opposerait une logique d'adoption [3]. On est d'ailleurs frappé de constater à quel point les úuvres pertinentes issues des technologies numériques sont celles qui procèdent d'une logique de l'adoption (c'est-à-dire d'une ouverture sur le futur et d'une volonté de problématiser " l'outil " dans ses implications à la fois techniques, conceptuelles et culturelles), plutôt que d'une logique de l'adaptation : c'est-à-dire d'une peur de manquer les rendez-vous de l'histoire, d'une volonté de coller au progrès des techniques, sans toutefois remettre en cause le fait qu'il y a d'abord de l'art et ensuite des outils.
Cette ambiguïté fondamentale, fondatrice de la cybernétique et de son projet -- en un sens réductionniste -- non seulement se retrouve dans les débats (les Conférences Macy) entre par exemple WIENER, TURING et VON NEUMANN [4], mais se prolonge jusqu'à nous et continue d'infiltrer, de manière plus ou moins sourde, les discussions relatives à l'usage de l'ordinateur comme support de création. Ainsi en est-il d'Edmond COUCHOT lorsqu'il écrit à juste titre que l'ordinateur, " en substituant à l'infinie richesse de la réalité une forme de calculabilité, en constitue forcément un modèle réduit "[5].
Quelque chose s'est perdu avec la tentative d'appliquer à l'art les modèles issus de la cybernétique, et l'úuvre d'art, ses outils, sa transmission, ses modes de conservation, et jusqu'à son marché, se trouvent aujourd'hui transformés en profondeur par l'essor des technologies numériques. Mais, on l'a vu, ces temporalités sont incompatibles.
Car tel est le paradoxe de cette temporalité différentielle qui est le propre de l'úuvre d'art : quand bien même celui-ci devrait-il composer avec le régime du temps réel -- comme c'est déjà le cas avec l'essor des diverses applications des réseaux numériques à la création -- l'úuvre d'art n'en continuerait pas moins d'avoir affaire avec le régime du temps différé, son tempo étant essentiellement autre, différent de celui qui définit le mouvement du progrès technique. Mais pourtant ces temporalités sont appelées à négocier entre elles. Et même si cette négociation entre les rythmes de l'innovation technique et ceux des changements en art ne peut aboutir à une méthode globale, certaines recherches actuelles apportent un éclairage nouveau sur les relations entre technique et société.
C'est le cas par exemple de Patrice FLICHY, qui distingue entre " un cadre de fonctionnement " et " un cadre d'usage " pour décrire la relation entre innovation, technique et société :
Une innovation ne devient stable que si les acteurs techniques ont réussi à créer un alliage entre cadre de fonctionnement (à titre d'exemple : la radiodiffusion suppose un blocage de la voie de retour et la mise en úuvre d'émetteurs puissants, fonctionnant régulièrement) et cadre d'usage (dans ce cas, les auditeurs doivent adopter des usages sans rapport avec la pratique de la radio par les sans-filistes). Comme dans tout alliage, la force d'articulation repose sur le fait qu'on ne peut plus retrouver les composantes initiales dans le produit final [6].Une telle approche peut difficilement s'appliquer à la sphère de l'art, mais elle indique au moins une direction de recherche qui pourrait utilement être explorée à propos du musée et de l'usage qu'il fera des nouveaux espaces et support multimédia qu'il s'agit pour lui d'organiser.
Dans l'art, la part d'incertitude, de " bruit ", de contingence, est bien plus importante que dans d'autres domaines abordés par la pensée, domaines plus " fermés ", comme, par exemple, le jeu d'échecs. L'art plastique résiste aux modèles et continue de vouloir les objets, malgré la puissance des modèles à l'úuvre dans la synthèse numérique. Il s'oppose à la " reproduction " numérique plus encore qu'à la reproduction mécanique, car si celle-ci indique le déclin de la " valeur cultuelle " qui reste attachée à l'úuvre au profit de sa valeur d'exposition, elle n'atteint pas cependant l'úuvre dans son essence. Car pour être reproduite, l'úuvre doit avoir été, et la reproduction atteste encore de son existence comme trace, comme arché.
Ou encore, la reproduction mécanique n'affecte pas le statut de l'úuvre dans son essence mais dans ses manifestations et ses conditions de réception, qui à leur tour en infléchissent et en réorientent la portée et la signification.
Mais pour cela, l'úuvre doit demeurer, selon le mot de HÖLDERLIN, cette catastrophe du sens[7] irréductible à la communication, a fortiori si celle-ci se fonde, comme c'est le cas aujourd'hui, sur des formalismes logico-mathématiques. Son sens est ce qui échappe, qui circule comme les fluides et flirte avec l'air et le rien, condition que MALLARMÉ ou Yves KLEIN ont si bien su mettre en évidence.
Pourtant la technique, en tant qu'elle est le temps[8], change l'art, et change aussi la manière d'envisager son histoire. Ainsi que l'écrit Hans BELTING :
Même l'existence de l'art ne peut plus être tenue pour acquise sans qu'on se demande comment il est apparu et pour quelles tâches. La prise de conscience que l'art a autrefois rempli d'autres fonctions qu'aujourd'hui, ou qu'ensuite il a dû en abandonner certaines à d'autres media, suggère un répertoire neuf de sujets pour la recherche historique où il a à peine commencé à trouver place. Aussi longtemps que l'art fut considéré comme un mode naturel d'expression à chaque époque -- ce qui a été mis en question depuis Hegel -- il n'y avait qu'à raconter son histoire et célébrer ses réussites, ou encore déplorer sa disparition contemporaine. Maintenant que nous n'avons plus cette confiance dans la présence éternelle d'un art immuable, la curiosité pour les débuts de cette histoire est beaucoup plus justifiée [9].De sorte que l'art et la communication apparaissent dans une situation de questionnement réciproque qui ne se réduit ni aux cadres actuels de la pensée communicationnelle ni à ceux d'une pensée esthétique, sauf celle qui irait au-delà d'une histoire de l'art.
Parmi les tentatives actuelles pour penser l'un et l'autre champ dans leurs interactions complexes, deux avancées paraissent ouvrir des perspectives prometteuses.
La première, bien que déjà ancienne, est celle, déjà évoquée, de l'École de Constance et de Hans Robert JAUSS. Pour ce dernier,
Le rôle particulier qui revient, dans l'activité communicationnelle de la société, à l'expérience esthétique, peut donc s'articuler en trois fonctions distinctes : préformation des comportements ou transmission de la norme ; motivation ou création de la norme ; transmission ou rupture de la norme. La théorie esthétique de notre temps [...] a mis l'accent presque exclusivement sur la fonction de rupture, en raison de son intérêt prédominant pour le rôle émancipateur de l'art. Elle a considéré que la fonction sociale la plus éminente de l'expérience esthétique était de privilégier l'événement créateur de nouveauté par rapport à la répétition routinière de l'accompli, la négativité et l'écart par rapport à toute affirmation des valeurs établies et toute signification devenue traditionnelle. Entre les pôles de la rupture et de la réalisation des normes, entre le renouvellement des horizons dans le sens du progrès et l'adaptation à une idéologie régnante, l'art est intervenu dans la praxis sociale tout au long des siècles qui ont précédé son accession à l'autonomie, en exerçant toute une gamme d'actions que l'on peut appeler communicationnelles, au sens restreint d'actions créatrices de normes.L'esthétique de la réception devrait pouvoir étudier cette fonction de création sociale de l'art et la formuler objectivement en un système de normes ou horizon d'attente, si elle réussit à saisir, là où le savoir pratique et les modèles de comportement communicationnel se concrétisent, la fonction médiatrice que l'esthétique exerce entre eux [10].Si les artistes eux-mêmes sont conduits à repenser la fonction de " création sociale de l'art ", d'autres courants insistent sur la nécessité d'articuler la relation entre art, culture et technique dans une autre perspective que celle du déterminisme technique. Ainsi, certaines recherches tentent-elles d'analyser les interactions entre la culture et la technique à la lumière de ces médiateurs généralement sous-estimés dans les études d'histoire de l'art que sont les mécènes ou les collectionneurs [11]. Dans le même esprit, l'analyse que propose Elisabeth ESENSTEIN du rôle de l'imprimerie dans la diffusion rapide des thèses de LUTHER [12], rompt avec les modèles du déterminisme technique. Ainsi, note Patrice FLICHY :
Si elle [Esenstein] partage avec MCLUHAN l'idée que le passage du manuscrit au livre imprimé a bouleversé les modes de connaissance, elle ne fait aucun cas des transformations de la communication l'élément déterminant des mutations sociales dans les Temps modernes. [...]. Pour elle, il n'y a jamais d'influence directe, mais de multiples interactions qui interviennent de manière très différente selon les circonstances. [...] Les imprimeurs se trouvaient au centre de l'activité intellectuelle, ils structuraient les rencontres entre humanistes de nationalité différente qui étaient en contact avec l'imprimeur, en tant qu'auteurs, traducteurs ou lecteurs. [...] Les évolutions auxquelles nous assistons sont contradictoires. L'imprimerie va permettre à l'Église catholique de standardiser la liturgie, de rigidifier sa doctrine lors de la Contre-Réforme. Mais simultanément, grâce à la lecture de la Bible, les pratiques religieuses des protestants vont s'autonomiser [13].La médiation culturelle doit ainsi tenter d'articuler dans son projet la relation entre certains médiateurs " techniques " et les artistes en tant qu'ils se présentent eux-mêmes, au-delà du modèle de l'autonomie, comme médiateurs culturels.
Ainsi, certains d'entre eux réussissent-ils aujourd'hui à s'accommoder de ces paradoxes de l'âge numérique et de la culture de la communication. Dans leur travail, il s'agit de prendre en considération le dépassement de l'autonomie esthétique en intégrant dans l'úuvre même cette double articulation des deux pôles de la rupture et de la réalisation de la norme.
Il s'agit de problématiser, au cúur même de l'úuvre pensée dans son environnement social -- lui-même partagé entre ethnocultures et culture de la communication mondialisée -- les fonctions médiatrices de l'expérience esthétique.
En s'appuyant sur les ressources même du numérique,
qui apparaît à la fois comme support et comme environnement
mondialisé problématique, l'úuvre manifeste la nécessité
de repenser les frontières et les interactions complexes qui opèrent
entre " technique " et " culturel ". En ce sens, elle porte à un
niveau supérieur de questionnement, les problèmes que n'a
cessé de rencontrer l'avant-garde, entre l'art devenu concept et
l'art comme expérience sensible, entre la distance et la proximité,
la représentation et la manifestation, entre l'art et la communication.
Tel est le cas d'une artiste comme ORLAN.
L'úuvre d'ORLAN pose ainsi, et de manière radicale, la question de la médiation corporelle dans l'expérience esthétique, telle qu'elle se pose à propos de l'espace numérique [14]. Il s'agit en effet, pour cette artiste, d'écrire sa vie mais à partir d'une écriture à fleur de peau, son corps devenant le lieu de l'úuvre. On pourrait supposer, pour ces raisons, qu'ORLAN déteste les cadres, les écrans, les médiations qui s'interposent entre soi et le monde, qu'elle privilégie le direct, la non-séparabilité de l'úuvre et de la vie.
Le choix de son corps comme matériau de l'úuvre la situerait plutôt du côté d'ARTAUD et son refus des cadres -- son théâtre de la cruauté incarnant directement cette non-séparabilité de la scène et de la salle, de la présence et de la représentation, de la vie et de l'úuvre -- que du côté de BRECHT et sa multiplication des cadres et des distances.
Mais on rencontre ORLAN aussi dans ce dernier camp : elle occupe simultanément tous les terrains de l'expérience esthétique de ce siècle, avec ses cadres et ses supports innombrables, comme pour élever la contradiction à un degré de plus. Ainsi son travail a-t-il une dimension cryptographique qui vient contredire la volonté d'action directe de l'artiste sur le corps social. Le versant militant de son úuvre est moins direct qu'il n'y paraît : le message délivré est à multiples entrées -- " je suis un homme et une femme " -- et comme à tiroirs.
Cette úuvre opère par détours, par toute une stratégie de l'indirect, de l'opacité et de la mise en abîme : emboîtement des cadres les uns dans les autres -- certaines de ses premières úuvres résonnant à distance avec des expériences plus récentes -- réfléchissement également des supports se faisant signe à travers le temps et l'espace, vidéo et peinture, actions et représentations, in situ et on line, in vitro et in vivo, masques maya et images de synthèses. Le travail d'ORLAN n'est pas sans évoquer dès lors le projet du musée imaginaire, si celui-ci est bien ce dialogue, ce polylogue entre les úuvres et les cultures, qui métamorphose et les unes et les autres. Il y aurait ainsi du Malraux dans ses self-hybridations...
ORLAN propose ainsi une recherche sur les types, les standards et les normes. Il ne s'agit donc pas tant de dire : " non aux standards ", en vertu du dogme contraire de l'originalité et de la singularité à tout prix, que de montrer comment les standards se fabriquent. Car c'est le propre des standards de s'afficher comme valeur absolue, de s'ériger en critère universel et en dogme, en doxa. En faisant subtilement jouer, avec ses self-hybridations, les standards les uns par rapport aux autres, en déroulant le fil des époques et des modèles-types de beauté tels qu'ils s'exposent dans l'iconographie de plusieurs cultures (Mayas, Olmèques), elle relativise le caractère d'universalité et d'évidence qui s'attache aux standards actuellement en vigueur.
Ce travail est ainsi une manifestation du visible mais dans l'expérience de sa défiguration et de sa transfiguration dans sa manifestation même. Et c'est alors un autre paradoxe encore que celui de l'úuvre d'ORLAN. Il interroge à la fois la fragilité d'une expérience livrée à la contingence d'une action toujours risquée -- comme l'est toute manifestation -- d'une parole, ou d'un verbe qui émane d'une chair (c'est la chair qui se fait verbe), et la pérennité d'une écriture " exacte ", comme l'est cette écriture numérique de l'art dont se réclame de plus en plus ORLAN. Une telle écriture suppose qu'une couche algorithmique et programmatique soit livrée à la calculabilité et à la stratégie technoscientifique.
Toute l'úuvre d'ORLAN est ainsi un processus métamorphique et apparemment contradictoire. C'est une úuvre processuelle, mais dans un tout autre sens que celui qu'une certaine époque a donné à ce mot. Le work in progress, ici, ne vise pas tant la vie de l'úuvre -- en tant que celle-ci se refuserait à l'éternité des chefs-d'úuvre et ne se reconnaîtrait que dans le mouvement de son faire -- que la manière dont l'úuvre paraît s'écrire selon un modèle quasi musical : en mouvements et parties plus ou moins rythmés, plus ou moins enlevés, mais tous et toutes liés les uns aux autres, en résonance avec cette totalité qu'est l'úuvre. Ainsi, et dans ce sens-là, l'úuvre d'ORLAN est réticulaire : c'est une trame, une résille ou un réseau de fils entrelacés qu'il s'agit de dérouler ou d'égrener comme un chapelet. Que le réseau universel serve (entre autres) de support et de cadre au déroulement de cette úuvre, et que le fil, le textile et le tissu soient au principe même de la notion de réseau, cela, chez ORLAN, a plus qu'une portée métaphorique. ORLAN interroge en effet la technologie, cette nouvelle cathédrale du futur annoncé. Elle le fait en visant au cúur même des problèmes posés par l'essor des technosciences : franchissement des limites du corps propre (au moment où se pose la question de la procréation artificielle), mutation profonde du rapport entre les sexes. Elle s'appuie sur les modèles fondateurs de l'imaginaire marial (même si celui-ci est en déclin, et précisément parce qu'il décline), et en particulier sur ce qui, du lien, du liant, voire de l'enveloppe, relèverait d'une problématique de la trame et de " l'archétype du tissu ".
Entre l'étoffe et la " toile ", entre action et représentation, l'úuvre d'ORLAN est en quête de cette nouvelle " véronique " que nous avons encore de la peine à discerner, dans l'imaginaire actuel et la théorie de menaces et de promesses technoscientifiques qui l'accompagnent. L'usage qu'elle fait dans son úuvre des médiations techniques actuelles témoigne que la communicabilité propre à l'art ne s'est pas absentée dans la médiasphère.
Tel est encore le cas d'un artiste comme Jorge ORTA.
ORTA conduit d'abord une véritable enquête d'archéologue, en collectant dans des régions diverses les choses les plus ordinaires de la vie, au travers desquelles se manifeste une culture : vestiges, sable, objets décoratifs de toutes sortes, pierres, artisanat, fleurs, fruits. Entre nature et culture, ces objets font signe à l'étranger comme éléments d'un folklore.
Fort de ce premier matériau, ORTA procède alors à un travail de métamorphose [15]. Au moyen de ses ordinateurs, ces formes, ces figures sont en quelque sorte " commutées " en une sémiographie, qui conserve la mémoire des objets-sources. Ensuite, il " projette " les images de cet " alphabet ", mais agrandies aux échelles du site directement sur sa surface, par exemple sur les flancs du Machu-Picchu. Ses publics sont d'abord les habitants eux-mêmes et les objets lui servant de matériau initial font partie de leur environnement familier.
Ainsi, les choses deviennent-elles des signes et les signes des choses. Les choses donnent naissance à une écriture. En ce sens, elles s'éloignent dans la sphère de l'abstraction des signes et peuvent alors voyager et être exposées ailleurs. Mais, recontextualisée, cette sémiographie fait sens aux yeux de ses destinataires, car elle est chargée du souvenir des objets-sources. L'artiste se présente ici comme un passeur entre les âges d'une culture. Son úuvre est fondée dans le lieu de la culture à laquelle elle est d'abord destinée.
C'est là une démarche qui exemplifie notre approche de la médiation culturelle : les objets qu'elle traite ne peuvent être saisis que dans la double perspective d'un " déjà-là " et d'un " hors-là ", d'une médiation entre l'ici du lieu d'accueil et l'ailleurs de la sémiosphère. Si l'artiste intervient en l'occurrence comme un médiateur culturel, il est avant tout un commutateur entre un environnement réel et un paysage de signes dont ce lieu est le " référent " : entre la singularité du lieu et l'universalité de la sémiosphère. C'est toute la question des rapports entre l'artiste et la communauté, entre l'art comme manifestation ou comme " catharsis " et l'úuvre comme concept. On ne garde du singulier que les traces suffisantes pour se commuer en universel.
Ces exemples montrent que les frontières entre l'art et la culture se transforment : l'artiste n'est plus ce solitaire adressant le message universel d'une úuvre à la communauté des acteurs de la sociabilité, entendus comme autant de récepteurs passifs qui se reconnaîtraient dans cette úuvre. À la lumière de ces expériences, on peut réaliser que les conditions de production, l'identité, la réception de l'úuvre se déplacent et apparaissent difficilement lisibles dans les cadres d'une esthétique traditionnelle, du moins d'une esthétique qui ne tenterait pas de repenser la rencontre entre art et communication. Il est alors possible de se demander si dans un contexte donné, telle úuvre ne pourrait accéder à un statut différent. GUATTARI entendait bien " faire fonctionner une classe comme une úuvre d'art " : ne pourrait-on donc pas imaginer l'utilisation de certaines úuvres en tant que manuels scolaires ?
Tel est précisément le cas de figure qu'illustre The file room d'Antoni MUNTADAS [16] : cette encyclopédie de la censure, accessible sur Internet, recense par genres, thèmes, supports, pays, époques, l'ensemble des objets et des úuvres censurés dans l'histoire de l'humanité. Ce travail pourrait d'ores et déjà rendre de précieux services aux professeurs d'arts plastiques, de lettres ou d'histoire. En même temps, il pose des questions non négligeables (à traiter éventuellement dans certains départements de sociologie ou d'esthétique), pouvant conduire à envisager la spécificité (et la nouveauté) de certains types de médiation entre art, culture et société.
La réalité des évolutions contradictoires se produisant dans les relations entre les úuvres, leurs supports et le contexte social qui les accueille, invite donc à se porter au-delà de l'alternative du monde moderne et de l'autonomie de l'art, sans pourtant se dégager -- et en réalité pouvoir se dégager -- de toute tentative de penser l'art en termes de fonction sociale.
Ainsi, les institutions de l'art sont-elles parfois pressées de faire preuve de sens pédagogique. Il est de moins en moins rare de voir les úuvres les plus hermétiques présentées avec une notice d'explication. Il y a là un paradoxe au regard d'une vision kantienne de l'art entendu comme sensus communis, qui confirmerait la crainte d'ADORNO de voir la sphère de la communication recouvrir la sphère de l'art [17]. Mais la communication dont il est question ici ne doit pas être confondue avec cette communicabilité inhérente à l'art même, et qui " est antérieure à toute théorie de la communication ". Cette communicabilité est le sentiment esthétique, le sensus communis dont parle KANT.
La question est donc de savoir dans quelle mesure cette communicabilité est encore possible dans le contexte d'une mutation qui place le concept, le calcul, en amont de l'úuvre et qui l'inscrit aussi en aval de l'úuvre, dans sa transmission. COUCHOT dit justement que la science infiltre l'art, désormais, non plus du dehors, mais du dedans [18].
D'une part, les technologies numériques évoluent dans le sens d'une naturalisation des modèles qui les sous-tendent, d'une " immédiation " (même si celle-ci est le produit d'une médiation technique de plus en plus sophistiquée), d'une convivialité qui finit par faire oublier le calcul. En témoignent la diversification des interfaces, la montée en puissance du tactile dans le visible -- mais il y a toujours du tactile dans le visible et du visible dans le tactile, comme l'a montré MERLEAU-PONTY -- la relégation du calcul en tâche de fond.
D'autre part, certaines úuvres s'attachent à la recherche des médiations entre ethnocultures et cyberculture ou entre communautés territorialisées et cyberespace.
Enfin, sous l'effet de la mondialisation, le marché de l'art contemporain contribue aussi à cet éloignement du public. Le marché universel et les nécessités de l'innovation permanente qui conditionnent son mouvement ne sont pas sans conséquence pour la création contemporaine : celle-ci doit elle-même adopter ce principe de nouveauté. Il ne fait pas de doute, dans ce contexte, que nous verrons cette esthétique de l'interactivité, qui repose sur le rapport " immédiat " de l'úuvre et du spectateur, cette " immédiateté " dût-elle passer par la médiation ubiquitaire du réseau, gagner des sphères de plus en plus nombreuses de la société.
Avec l'interactivité, ce n'est plus en effet dans " l'unique apparition d'un lointain, aussi proche soit-il ", que l'úuvre fait sens et qu'advient le sentiment esthétique, mais dans cet espace dialogique, commutatif, et infiniment ouvert de ses échanges avec le spectateur, conduisant à la formation d'un nouveau sentiment d'appartenance de celui-ci et à une paradoxale " relocalisation de l'úuvre ".
Il reste que l'espace ubiquitaire des réseaux et l'interactivité ont conduit certains chercheurs à repenser la médiation culturelle.
Ainsi, si l'on se réfère à Bernard LAMIZET, cinq modes définiraient l'expérience de la médiation culturelle : l'expérience sociale (ou la fréquentation), l'expérience esthétique (ou le plaisir), l'expérience didactique (ou la connaissance), l'expérience symbolique (ou l'interprétation), l'expérience politique (ou l'adhésion) [19].
Si ces " modes majeurs " paraissent valides dans leur principe, il importe néanmoins de prendre en considération le fait que de nouvelles zones frontières se dessinent dans et entre ces modes fondamentaux, et la manière dont la cyberculture conditionne leur actualisation.
Prendre en compte cette nouvelle culture à laquelle nous appartenons désormais est une tâche qui incombe à la recherche, au-delà d'une vision propre à l'universalisme de la modernité. Étant donné que l'universel n'existe que dans ses manifestations locales (BERQUE), on ne saurait en effet fonder une approche de la médiation culturelle sur une méthode universelle, comme on avait tenté de le faire dans les domaines de l'architecture et de l'urbanisme. Comprendre la médiation culturelle en ce que le processus relève de continuité et de création renouvelée, exigerait que l'on tienne autant compte de la contingence de la réalité et de la diversité des échelles spatio-temporelles rythmant les vies actuelles, que de la visée de l'universel renforcée encore par la culture de la communication.
L'approche trajective, elle, envisage la culture et la technique comme ouverture d'espaces ne relevant pas du même monde de référence que celui des espaces antérieurs. C'est à ce titre qu'elle semble de nature à éclairer la recherche sur la médiation culturelle. Patrice FLICHY [20] a pu ainsi montrer que l'espace public n'est pas une donnée intangible et que, dès la fin du XIXe siècle, cet espace voit s'imposer une forme de " vivre ensemble séparément ", ainsi que BAUDELAIRE l'exprime dans ses tableaux parisiens [21].
Par ailleurs, l'écart entre les arts majeurs et les arts mineurs que certains disent se réduisant dans nos démocraties, reste une question dont il importe d'évaluer les fondements et les implications. Il semblerait au contraire que cet écart aille croissant, en particulier sous les effets de la mondialisation de la culture et de l'économie. Ainsi, s'empresse-t-on de mobiliser les " médiateurs culturels " pour expliquer aux " usagers " de la culture -- si possible sur un mode attrayant, voire ludique -- qu'un tas de charbon sur fond blanc est une úuvre d'art (ce qu'il peut être d'ailleurs). Cependant, c'est le plus souvent à une expérience immédiate de l'úuvre que l'auteur appellerait ses publics éventuels, précisément sans aucune médiation, qu'elle prenne la forme de discours, d'action, voire de marketing touristique. Cet exemple atteste de la situation d'une sorte de rupture à l'intérieur même des institutions de la culture.
Avec la dissémination des mondes de références et des savoirs, la fin des grands récits verticaux qui fondaient le sujet moderne, l'éclatement des territoires, et enfin la perte d'une confiance immédiate accordée à l'art, notre monde se présente, en un sens, comme " rivé " aux seules conditions de l'espace et du temps, ainsi que l'exprimait HÖLDERLIN écrivant : " À la limite extrême du déchirement, il ne reste en effet plus rien que les conditions du temps et de l'espace "[22].
Curieusement, les seuls vecteurs de sens autour desquels s'agrège parfois le " peuple " des internautes concernent soit les virus, soit les velléités de puissance de certains grands opérateurs économiques ou politiques s'avançant manifestement pour en obtenir le contrôle, en réguler le fourmillement anarchique. Les internautes n'ont alors de cesse de réclamer en choeur qu'on ne les prive pas de ce défaut de sens dont ils paraissent si bien s'accommoder.
La formule de HÖLDERLIN peut alors s'entendre comme un cri de détresse, mais aussi comme la promesse d'une liberté, d'un " sens " qui reste à inventer, car nul grand récit n'en orienterait le mouvement et n'en fournirait le cadre a priori. Elle voudrait dire aussi que le sens se dessine toujours comme un horizon d'attente et qu'il existe encore, parce qu'il reste à venir dans sa quête.
Le modèle de l'Internet " libertaire " des débuts, avec ses communautés virtuelles, pouvait prétendre compenser le déclin du sentiment d'appartenance dans les sociétés développées et la crise de l'espace public. Dans ce contexte, les arts du numérique et de l'interactivité, l'ouverture de nouveaux espaces à la médiation culturelle prennent tout leur sens : moins comme une table rase que comme une réponse, fût-elle fondée sur une médiation technique ubiquitaire, aux besoins de participation des individus et des communautés à la création des formes symboliques, dont les industries culturelles les avaient " détachés ". Mais ce sentiment s'est relativement transformé car il habite désormais un sujet ubiquitaire et prend le pas sur le " vivre ensemble séparément " qui s'était imposé dans le cadre du développement des médias de masse et des industries culturelles.
La question du sentiment d'appartenance, comme effet et comme but de la médiation, se pose alors en termes nouveaux. Elle concerne en effet un sujet " expansé " et vivant à plusieurs échelles d'espace et de temps, libre de se lier à une communauté comme de s'en absenter. Mais quelles que soient ces aspirations communautaires, on ne saurait négliger le caractère extrêmement fluide et éphémère des communautés virtuelles.
Ce sujet " nomade " se caractérise notamment par sa position : ce n'est plus seulement celle de l'être humain placé devant l'altérité radicale, laquelle suppose la présence et la communauté territorialisée. En effet, elle se transforme aussi en une nouvelle modalité d'être au monde fondée sur l'identité de vue et le partage d'intérêts communs ou sur une identité d'emprunt que l'individu se donne. Ainsi s'expliquerait le succès des " avatars ", phénomène qui demanderait à lui seul une étude complète. Car les avatars et les rôles, le mensonge et le masque, sont la vérité de l'être humain, des cultures et des techniques qu'il a traversées, la vérité de la sémiose et du théâtre, sur lesquels s'établit la coupure sémiotique entre la scène et la salle, la vérité de l'illusion qui est préférable à l'illusion de la vérité.
Penser la relation entre ces échelles différentes sur lesquelles se construit notre espace de sociabilité et notre identité plurielle, nous paraît devoir constituer un enjeu fondamental de la recherche. Les médiations techniques et culturelles des lieux concrets sont aujourd'hui marquées du sceau de cet " universel sans totalité ", selon les termes de Pierre LÉVY [23].
En ce sens, l'Internet et plus généralement les " non-lieux de la surmodernité " dont parle Marc AUGÉ [24], ne font qu'ouvrir un nouvel espace à cette liberté qui s'invente à la fin du siècle dernier, en même temps que se mettent en place les conditions techniques et industrielles de " l'arraisonnement " de l'être, que se dessinent les contours de la société de masse et de l'opinion publique, et que commence le règne des foules, ainsi que l'avait bien vu BAUDELAIRE quand il écrit :
C'est une immense jouissance que d'élire domicile dans le nombre, dans l'ondoyant, dans le fugitif et l'infini. Être hors de chez soi et pourtant se sentir partout chez soi ; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde [25].© Norbert HILLAIRE.
© "Solaris", nº 7, Décembre 2000 / Janvier 2001.