Parce qu'au paradis numérique, toutes les oeuvres ont la faculté de se démultiplier, il est temps de reconnaître qu'elles n'appartiennent à personne.
Verset 1. Sur les bords du lac de Tibériade, Jésus
multipliait les pains. Verset 2. Quelque temps après, les
pages web, logiciels, fichiers en tout genre, se reproduisaient
anarchiquement à des millions d'exemplaires sur les ordinateurs
de la planète au grand dam des marchands et du législateur.
Les uvres de l'esprit étaient créées ou converties
en format numérique. Dès lors, elles se multipliaient.
Tous ceux qui surfaient sur le lac numérique créaient
un nouvel exemplaire à chaque fois qu'ils étaient
confrontés à l'une de ces uvres. Lorsque l'un d'eux
disait visiter un site Internet, dans les faits, il téléchargeait
ce site sur son ordinateur, il le copiait, au mépris des
lois en vigueur.
Auparavant, il fallait au faussaire de la patience et du talent
pour copier un tableau ou un objet d'art. A présent, toute
uvre numérique se dédoublait sans qu'on s'en aperçoive.
Chacun devenait un faussaire malgré lui. Cette notion de
copie avait amené les marchands du temple à imaginer
un commerce de l'objet numérique, le rêve industriel
d'un nouvel âge d'or: un coût de fabrication en série
nul, pas de stockage, un mécanisme d'expédition
instantané et gratuit sur toute la planète et pour
finir, le paiement électronique, le mythique CDIMP (Cash
direct in my pocket, la thune directos dans la poche). Le législateur
avait mis en place des cellules de réflexion sur le sacro-saint
droit d'auteur: comment contrôler ces copies d'uvres de
l'esprit? La réponse semblait tomber sous le sens: le tatouage
des uvres, grâce à la mythique norme Mpeg4, rendait
leurs mouvements détectables sur le Net, il suffisait d'incrémenter
les droits d'auteur automatiquement à chaque arrêt
de l'uvre chez le consommateur et voilà déclenché
le sublime CDIMP (voir plus haut).
Hélas, ces solutions bien que lumineuses se révélèrent
inapplicables: le Net restait un Far West où régnait
une intolérable anarchie. Il y avait bien une solution
pour y mettre un peu d'ordre: couper tous les tuyaux. Mais personne
ne pouvait l'envisager: la fièvre était toujours
là. Le Net était devenu une sorte de cerveau collectif.
Plus que jamais la high-tech faisait bouillir la Bourse, l'emploi
repartait. L'Internet comme un ftus de quelques heures structurait
ses organes; le mutant allait remettre en cause les idées
reçues, jusqu'à faire admettre que, dans le monde
numérique, la notion de copie n'était plus fondée,
que l'objet numérique était doué du don d'ubiquité,
de cette faculté miraculeuse d'être présent
en plusieurs lieux à la fois.
Démonstration: si je prends une belle image numérique
et que je la copie en plusieurs centaines d'exemplaires sur un
ou plusieurs ordinateurs, je défie quiconque de retrouver
l'image originale à partir de laquelle j'ai effectué
ces copies. Aucune expérience scientifique, aussi sophistiquée
soit-elle, ne peut détecter le fichier original. Je peux
donc considérer que l'image n'existe pas en plusieurs exemplaires
mais qu'elle existe en un seul exemplaire à plusieurs endroits
à la fois et personne ne peux prouver que j'ai tort. C'est
l'ubiquité.
En informatique, les faux sont vrais et on copie comme on respire.
Cette ubiquité de l'information est illustrée par
les caractéristiques des communautés virtuelles.
Le même univers est copié dans les ordinateurs de
tous les usagers et se modifie en même temps sur leurs disques
durs. Mon avatar peut percevoir l'avatar de l'autre dans un espace
virtuel qui existe en un seul exemplaire dans les milliers d'ordinateurs
des usagers; l'espace y est aboli.
Il est temps d'admettre que l'Internet contiendra un jour toutes
les uvres de l'esprit de l'humanité et qu'en ce sens son
contenu doit appartenir à tous les hommes, comme l'air
qui nous entoure et qu'on respire encore... Au paradis numérique,
de nouvelles lois doivent proclamer que les anges technoïdes
disposent désormais de tout pour rien puisque les uvres
de l'esprit sont douées de l'incroyable don d'ubiquité.
Référence: http://www.liberation.com/multi/tribune/tri980703.html