L'ubiquité est un don numérique
Par Philippe Ulrich


Fondateur et directeur artistique de Cryo Interactive (conception de CD-Rom et de jeux vidéo).
Le 3 juillet 1998


Parce qu'au paradis numérique, toutes les oeuvres ont la faculté de se démultiplier, il est temps de reconnaître qu'elles n'appartiennent à personne.


Verset 1. Sur les bords du lac de Tibériade, Jésus multipliait les pains. Verset 2. Quelque temps après, les pages web, logiciels, fichiers en tout genre, se reproduisaient anarchiquement à des millions d'exemplaires sur les ordinateurs de la planète au grand dam des marchands et du législateur.

Les uvres de l'esprit étaient créées ou converties en format numérique. Dès lors, elles se multipliaient. Tous ceux qui surfaient sur le lac numérique créaient un nouvel exemplaire à chaque fois qu'ils étaient confrontés à l'une de ces uvres. Lorsque l'un d'eux disait visiter un site Internet, dans les faits, il téléchargeait ce site sur son ordinateur, il le copiait, au mépris des lois en vigueur.

Auparavant, il fallait au faussaire de la patience et du talent pour copier un tableau ou un objet d'art. A présent, toute uvre numérique se dédoublait sans qu'on s'en aperçoive. Chacun devenait un faussaire malgré lui. Cette notion de copie avait amené les marchands du temple à imaginer un commerce de l'objet numérique, le rêve industriel d'un nouvel âge d'or: un coût de fabrication en série nul, pas de stockage, un mécanisme d'expédition instantané et gratuit sur toute la planète et pour finir, le paiement électronique, le mythique CDIMP (Cash direct in my pocket, la thune directos dans la poche). Le législateur avait mis en place des cellules de réflexion sur le sacro-saint droit d'auteur: comment contrôler ces copies d'uvres de l'esprit? La réponse semblait tomber sous le sens: le tatouage des uvres, grâce à la mythique norme Mpeg4, rendait leurs mouvements détectables sur le Net, il suffisait d'incrémenter les droits d'auteur automatiquement à chaque arrêt de l'uvre chez le consommateur et voilà déclenché le sublime CDIMP (voir plus haut).

Hélas, ces solutions bien que lumineuses se révélèrent inapplicables: le Net restait un Far West où régnait une intolérable anarchie. Il y avait bien une solution pour y mettre un peu d'ordre: couper tous les tuyaux. Mais personne ne pouvait l'envisager: la fièvre était toujours là. Le Net était devenu une sorte de cerveau collectif. Plus que jamais la high-tech faisait bouillir la Bourse, l'emploi repartait. L'Internet comme un ftus de quelques heures structurait ses organes; le mutant allait remettre en cause les idées reçues, jusqu'à faire admettre que, dans le monde numérique, la notion de copie n'était plus fondée, que l'objet numérique était doué du don d'ubiquité, de cette faculté miraculeuse d'être présent en plusieurs lieux à la fois.

Démonstration: si je prends une belle image numérique et que je la copie en plusieurs centaines d'exemplaires sur un ou plusieurs ordinateurs, je défie quiconque de retrouver l'image originale à partir de laquelle j'ai effectué ces copies. Aucune expérience scientifique, aussi sophistiquée soit-elle, ne peut détecter le fichier original. Je peux donc considérer que l'image n'existe pas en plusieurs exemplaires mais qu'elle existe en un seul exemplaire à plusieurs endroits à la fois et personne ne peux prouver que j'ai tort. C'est l'ubiquité.

En informatique, les faux sont vrais et on copie comme on respire. Cette ubiquité de l'information est illustrée par les caractéristiques des communautés virtuelles. Le même univers est copié dans les ordinateurs de tous les usagers et se modifie en même temps sur leurs disques durs. Mon avatar peut percevoir l'avatar de l'autre dans un espace virtuel qui existe en un seul exemplaire dans les milliers d'ordinateurs des usagers; l'espace y est aboli.

Il est temps d'admettre que l'Internet contiendra un jour toutes les uvres de l'esprit de l'humanité et qu'en ce sens son contenu doit appartenir à tous les hommes, comme l'air qui nous entoure et qu'on respire encore... Au paradis numérique, de nouvelles lois doivent proclamer que les anges technoïdes disposent désormais de tout pour rien puisque les uvres de l'esprit sont douées de l'incroyable don d'ubiquité.

 


Référence: http://www.liberation.com/multi/tribune/tri980703.html