ch-ch ch-ch-ch David Toop
1987. Au milieu de la huitième mesure d'une nouvelle interprétation particulièrement vive de &laqno; The Model », le tube de Kraftwerk, disponible sur un cassette vert citron publiée par la Saha Heng Record and Tapa Company, la familiarité vole en éclats de manière irréversible. Le tempo est ralenti à environ vingt-quatre battements par minute, le rythme devient latin, un tempo qui, entre les mains d'un chanteur comme Cheo Feliciano, se consumerait lentement comme une salsa muntuno. L'orgue électrique nous fait revenir dix ans en arrière, de Kraftwerk jusqu'au pop psychédélique de The Seeds et/ou de The Mysterians. Alors commence le chant. La chanteuse porte une vareuse blanche avec des manches gigot et un col officier, une chemise, une boucle d'oreille noire et l'autre blanche. Elle chante en thaï, ce qui rend mystérieux le segue radical de Kraftwerk 1978, en thaï-pop 1985, via le garage-psychédélique latin 1986. Ralf Hütter, de Kraftwerk, porte un manteau de cuir noir. Quand il le retire, apparaît une veste noire. Chemise noire, cravate noire, pantalon noir, chaussures noires. Les chaussettes sont blanches. Les cheveux furent noirs, mais maintenant ils grisonnent au sommet. Il se penche en avant, attentif, pour mieux entendre cette singulière version de sa composition. &laqno; C'est très bon », dit-il dans un anglais amusé et saccadé. &laqno; Je l'aime beaucoup. Nous devrions aller en Thaïlande. » Kraftwerk : la centrale électrique initiale, le chef d'orchestre, les fétichistes du son. Pendant près d'une décennie et demie, avant cette interview, c'est eux qui fabriquaient la musique de danse à Düsseldorf en laissant les machines parler elles-mêmes. &laqno; Je me souviens que nous avions joué dans une soirée dansante, dans un centre artistique de Düsseldorf, en 71, dit Ralf. Notre groupe n'était pas stabilisé, au début, et les batteurs changeaient tout le temps ; ils ne faisaient que frapper et ne voulaient pas entendre parler d'électronique. "Non ! Ne touchez pas mes instruments !" Puis il y eut un jour cette soirée au centre artistique et j'avais cette vieille petite boîte à rythme. Alors, on lui fait faire quelques boucles d'échos et un peu de feed-back ; nous avons quitté la scène et rejoint les danseurs. Elle a fini toute seule pendant à peu près une heure. » Kraftwerk : concentration sexuée, pure et comestible. Contrainte et humour. Affectation. Garçons en uniformes. Expression mesurée. Émotion détachée. Inspiration travaillée, &laqno; danse mécanique, pour ainsi dire », murmure Ralf, &laqno; et aussi répétition, rythme, construction. Mais bien plutôt fiction artistique ». De légères variations différencient le Kraftwerk de Trans-Europe Express (1977), de Man Machine (1983), Computer World (1981), Tour de France (1983) ou Electric Cafe (1986). Le groupe produit et reproduit, avec un classicisme fervent, une série de mélodies et de cadences miniatures. &laqno; La Côte d'Azur et Saint-Tropez, les Alpes et les Pyrénées, de gare en gare, la ville de Düsseldorf, rencontrer Iggy Pop et David Bowie, les affaires, les numéros de téléphone, l'argent des gens, j'additionne et je soustrais. Si on l'abaisse, une touche spéciale joue une mélodie, ein, zwei, drei, vier, fünf, sechs, sieben, acht, ichi, ni, san, schi, amour d'ordinateur, amour d'ordinateur. J'appelle le numéro pour un rendez-vous au centre-ville. Le numéro que vous avez appelé n'est plus en service. Boing Boom Tschak, Boing Boom Tschak. » Le sujet était la philosophie, mais l'obsession du son pur était plus grande. Tout comme Fragonard peignait le satin, Kraftwerk donnait libre cours à leur vive soif de la sensualité doucereuse. &laqno; Vous est-il arrivé d'être à ce point séduit par le son pour que la forme disparaisse ? » demandé-je. &laqno; Hum », acquiesce Ralf. Je suggère : &laqno; C'est votre principal problème ». &laqno; Non. Pas un problème, un objectif, réplique-t-il, parce qu'on ne fait pas très attention à la forme. » D'où peut-être cette forme &laqno; itinérante » ? &laqno; Autobahn », &laqno; Musique Non Stop », &laqno; Europe Endless », &laqno; Trans-Europe Express », &laqno; Tour de France ». &laqno; Ouais, ouais, répond-il. Laissez-vous aller. Asseyez-vous sur les rails et ch-ch ch-ch-ch. Continuez simplement. Fondez-vous dans le son plutôt que d'être théâtral ou d'essayer d'injecter de l'ordre dans la musique, ce que je trouve ridicule. Le flux est beaucoup plus adéquat. Dans notre société, tout est mouvement. L'électricité circule dans les fils et les gens des unités biologiques voyagent d'une ville à l'autre. Par endroits, ils se rencontrent et puis phwitt. Dans ces conditions, pourquoi la musique devrait-elle être immobile ? La musique est un art fluide. » C'est d'un futurisme bien bénin, qui nous ramène aux années d'après-guerre ou à Marinetti rêvant de la force des vents lointains, de l'énergie électronique et du Danube filant &laqno; en ligne droite à 300 kilomètres heure », anticipant la déification des stars de la vitesse sportive tels Juan Fangio, Ayrton Senna et Bernard Hinault, prophétisant la manie des voyages et la fétichisation de la communication sans souci de contenu : sur la terre ferme la destruction des habitations pour laisser place aux routes et aux aéroports ; dans l'éther les prétendues autoroutes de la communication, intangibles. Par leur spectacle sur scène, Kraftwerk, froidement, célébrait l'utopie technologique, une parodie mortifère et efficace, la confirmation de l'efficience germanique. Pour &laqno; Autobahn », les écrans montrent des vues monochromes glamoureuses de la conduite sur autoroute dans une aube dorée, quand les routes étaient dégagées et que de joyeuses familles nucléaires interrompaient leur voyage en pique-niquant sur les bas-côtés herbeux. À la fin des années 80, l'aéroport international d'Atlanta était, claironnaient les brochures, &laqno; le premier aéroport mondial pour les passagers et le second pour les marchandises. C'est le premier employeur en Géorgie, injectant chaque année un milliard de dollars dans l'économie locale. » Son trafic interne (comme l'Amérique appelle tout ce qui bouge) est particulièrement frappant pour les fans de Kraftwerk. Pendant que le petit train électrique chemine du Hall C jusqu'aux bagages, une voix synthétique et monotone égrène des informations et des instructions. Quand les portes s'ouvrent, une autre voix synthétique, plus haut perchée et moins autoritaire, rejoint la première, produisant une légère symphonie de poésie sonore. Quand le compositeur américain Alvin Lucier écrivit sa North American Time Capsule, en 1967, pour une boîte vocale (définie par Lucier comme &laqno; conçue par Sylvania Electronic Systems pour encoder la parole sous forme de bits informatiques en bandes de fréquence étroite transportées par les lignes téléphoniques ou des canaux électromagnétiques »), il en résulta une écoute difficile. Comme presque toute la musique de Lucier, la théorie était fascinante, mais le son semblait être un sous-produit incohérent et peu attrayant de la conceptualisation. De la même manière que Kraftwerk s'était approprié l'art condamné de la poésie sonore et avait transmuté en or le matériau brut de la musique électronique allemande, ils s'emparèrent des nouvelles technologies et les baptisèrent dans le courant principal de la culture. &laqno; Aujourd'hui, les sociétés industrielles sont mondiales », dit Ralf. L'idéal, suggère-t-il, est que &laqno; la présence artistique le soit aussi. Et pas seulement les grandes entreprises, les affaires, les numéros de téléphone, l'argent, les gens ; l'art musical aussi ». Utiliser les innovations de la société technologique envahissante, les plus profondes comme les plus triviales, faisait partie de leur objectif : créer une nouvelle Volksmusik. Janvier 1984. Je suis assis au Copa Bar de New York, en compagnie de Fearless Four, un groupe d'électro-hip-hop disparu depuis longue date. Leur disque qui a duré le plus longtemps, Rockin'It, aujourd'hui samplé dans les disques de rap du milieu des années 90, était une reconstruction, sans complexe, très créative, de &laqno; Man Machine » de Kraftwerk. &laqno; Kraftwerk, c'était notre groupe de soul », marmonne le Grand Peso, sur fond de muzak mélangé à l'air conditionné du Copa. La réponse de Ralf Hütter à la popularité de Kraftwerk dans le hip-hop est révélatrice d'un autre aspect de la pensée de l'âge de la machine, l'inverse de la maxime qui dit que l'art doit nous élever au-dessus de notre environnement et dépasser le fonctionnalisme. &laqno; Je ne suis pas musicologue, dit-il, mais je pense que la musique noire est très environnementaliste. Elle est déjà intégrée au mode de vie. Vous pouvez faire votre ménage » Il frotte la table énergiquement, suggérant par là que la musique de Kraftwerk est très bien aussi pour cette tâche. &laqno; Quand on a débuté, dit-il, l'électronique, c'était soit la science l'université, les grands titres académiques soit des programmes spatiaux. Notre truc était de priser dans la vie quotidienne. Sur la pochette d'Autobahn, il y a une vieille Wolkswagen grise, pareil pour la musique C'est le bruit de deux cents ou de mille kilomètres sur autoroute. » Il en frappe le rythme sur sa montre numérique noire et se met à rire. D'une certaine manière, c'était une réaction entre la culture académique bourgeoise et la tyrannie de la théorie. &laqno; Pour nous, c'était quelque chose qui, en Allemagne, s'appelle Intellektuell Überbau la construction intellectuelle, si énorme et kafkaïenne. Ça n'a jamais été notre problème. Nous sommes issus des trains électriques et des Elektrobaukasten la génération d'après-guerre et ses boîtes de petits jouets électriques. On devient tout de suite des enfants, dans notre approche. » Ralf Hütter et Florian Schneider se sont rencontrés pour la première fois à un cours de jazz et d'improvisation au Conservatoire de Düsseldorf, Ralf avec son orgue électrique, Florian avec des bois électrique et une boîte d'échos. Ils appartenaient tous les deux à ce que Ralf appelait une génération sans ère. &laqno; Nous sommes nés après la guerre, dit-il, il n'y avait rien qui nous incitait à respecter nos pères. » L'héritage allemand/autrichien de Beethoven, Mozart, Wagner et Brahms était pesant, et par ailleurs le monde de la pop des années 70 était lui aussi étroit, particulier pour les non-anglophones. &laqno; Bien organisé, se souvient Ralf, genre Woodstock. Il fallait regarder d'une certaine façon. C'était très strict et très programmé. On y est entré furtivement par la porte de derrière. » Tous les deux jouaient dans les réceptions qui suivaient les inaugurations de galeries d'art dans la région industrielle de la Ruhr le rythme de Cologne, Dortmund, Essen, Düsseldorf. Parfois ils se joignaient à des musiciens du free jazz naissant, tels Karlheinz Berger, Gunter Hampel et Peter Brötzmann. &laqno; On ne jouait pas des morceaux de trois minutes, dit bien inutilement Ralf. La musique devait être longue construite et vibrante. » Ils rencontrèrent également l'avant-garde américaine qui, à cette époque, faisait elle aussi une tournée des galeries d'art. La Monte Young, qui en 1969 construisait un environnement sonore fait avec des oscillateurs sinusoïdaux ininterrompu pendant treize jours à la galerie Heiner Friedrich de Munich ; ou Terry Riley, dont In C avait attiré l'attention dans beaucoup de milieux musicaux et qui donnait des concerts de longue durée en Europe. Ils avaient la possibilité de voir travailler Stockhausen à Cologne, comme le firent Ralf et Florian après voir pris du LSD, et de l'écouter jouer des morceaux de sa composition. C'était l'époque où tout le monde commençait à parler de world music. L'un des somptueux spectacles en marge des Jeux Olympiques de Munich, en 1972, fut une vaste exposition Culture du monde et Art moderne consacrée à &laqno; la rencontre de l'art et de la musique européens des xixe et xxe siècles et de ceux de l'Asie, de l'Afrique, de l'Océan, de l'Afro-Amérique et de l'Indo-Amérique ». En quelque sorte, La Monte Young dans une pièce, des musiciens de gamelans de court dans une autre, avec du sport et du terrorisme international comme événements principaux. Pour Hütter et Schneider, l'occasion de voir et d'entendre jouer des musiciens asiatiques ou africains les amena à se poser quelques questions vitales (quoique problématiques). &laqno; Quelle est notre culture ethnique ? Est-elle en train de faire un flop ? On a même introduit des navets sonores dans notre musique, par moments. Comment est notre son ? Comment est notre environnement ? Suis-je muet ? » Au studio Kling Klang, à Düsseldorf, apparemment introductif depuis des années, il y a des placards entiers pleins de vieilles machines. Kraftwerk de 70, Kraftwerk de 75, Kraftwerk de 81, Kraftwerk de 87. &laqno; On appelle ça une situation de jardinages, dit Ralf. De nouvelles choses arrivent, reprennent vie. Le vieux se mélange au neuf, ça dépend du temps. On fait des mélanges presque organiques. On continue à se servir de cette vieille boîte à rythme mais, à côté de cela, on utilise le synclavier. Notre instrument est le studio. C'est notre petit laboratoire, notre Elektrospielzimmer, notre salle de jeux. Le nouveau primitivisme, c'est l'après-ordinateur. Pendant les cinq dernières années, il a été possible d'écrire ou de concevoir des sculptures à basse fréquence qui étaient encore irréalisables auparavant. C'est cela, l'art de la technologie de studio. On peut travailler le son de 20 à 20 000 Hz. On peut graver dans la pierre un son particulier pendant une très longue durée, mais après on y pense plutôt en terme de film. Avec certains sons nous sommes fétichistes. Kling pour l'un, puis Klang pour un autre. Modeler tout cela au dernier degré. » Il décrit l'enregistrement de la voix en terme d'impact physique. &laqno; Ils se fondent. C'est comme des tambours parlants. Des percussions. On peut faire davantage. J'ai l'impression qu'on ne fait que commencer. » Après coup, cela semble un peu triste, car aucune nouveauté n'est sortie du studio Kling Klang, excepté un album de remixes. Ma dernière question : écoutes-tu d'autres musiques ? &laqno; Non, répond Ralf. Peut-être quand on se déplace. Quelquefois, quand on va danser. Quelques fois à la radio. Je n'ai pas de stéréo chez moi. On écoute le silence. On écoute une musique virtuelle dans la télé. On pense la musique ». |