Manifeste à la jeunesse (1968) Karlheinz Stockhausen
Une fois encore, nous faisons la révolution une révolution qui, à présent, concerne le monde entier. Donc, prenons conscience du fait que l'humanité entière est en jeu et fixons à notre mouvement le but le plus élevé. Jadis, la conscience s'étant développée chez quelques bêtes, elles finirent par devenir des hommes. Nous vivons à une époque où le superconscient devient tellement puissant chez certains hommes qu'ils sont prêts à se métamorphoser en êtres supérieurs : ici même, sur notre terre. Quelques-uns seulement réussiront. Mais le désir de se dépasser, d'atteindre à un degré de conscience plus élevé est plus ou moins puissant en chaque homme. De là les crises que nous traversons et dont les paroxysmes sont particulièrement menaçants à l'heure actuelle. Partout, on sent une oppression spirituelle et une panique ; on se rend compte qu'il va se produire quelque chose d'analogue à la manifestation de la première vie végétale issue de la matière inerte ; à l'apparition du premier être humain issue du règne animal : un nouvel échelon dans le domaine de la prise de conscience. Et le désir de l'homme d'accéder à cet échelon supérieur est aussi intense que sont véhémentes sa peur et sa résistance à s'ouvrir à cette conscience. Quelques individus, quelques groupes, quelques partis, quelques peuples pensent détenir la primauté et pouvoir opprimer les autres, les dévorer littéralement. Car nous ne sommes pas tous égaux quant à l'intelligence et à la force ; nous n'ignorons pas que quelques-uns seulement réussiront à devenir libres par leurs propres moyens, à devenir superconscients de même qu'un nombre réduit de bêtes ont réussi à se transformer en hommes. L'homme ne saurait devenir un être supérieur qu'en dépassant son égocentrisme et sa crainte de s'y noyer lui-même. N'essayons pas d'établir de nouveaux systèmes contre ceux que nous voudrions exclure : ils seraient trop étroits, ils prétendraient opprimer et éliminer trop de dissidents. Notre idée est si vaste qu'il nous faut prendre du recul pour observer le monde et nous-mêmes, tout en permettant aux vieux systèmes de mourir doucement de leur belle mort. Nous ne voulons ni les continuer ni leur en ajouter d'autres, et nous ne voulons être exclusifs. Les systèmes sont le produit de cette intelligence dont nos ancêtres firent la maîtresse absolue du corps ; avec eux, l'âme devint sa propre prisonnière, ayant délégué tous ses pouvoirs à l'intelligence, laquelle avait été sa servante à l'origine. Prenons conscience du fait suivant : à moins d'être constamment alimentée par l'inspiration supérieure d'un fond surrationnel, l'intelligence ne fait que combiner de diverses manières tout ce qu'elle a entassé ; et à tout moment elle peut affirmer telle chose et son contraire. On peut s'en servir à toutes les fins, elle défend toutes les opinions, elle est capable de tout prouver, de tout justifier et de tout réfuter Si l'on n'a pas appris à la mettre en marche et à la freiner, elle se démène comme une folle. En fait, elle n'est ni plus ni moins qu'un instrument utile, un outil-modèle. Qui l'utilise et à quoi ? Le supermoi devrait l'amener à réfléchir. Le supermoi reçoit ses conceptions du fond de la conscience intuitive ; laquelle, à son tour, est dominée par une conscience supérieure, la plus élevée ; dans celle-là, la conscience de tous les individus se lie avec une conscience suprapersonnelle et cosmique. Pourquoi donc exprimé-je de semblables idées, moi qui suis un musicien et non pas un philosophe ? Parce que, dans toute la mesure du possible, nous autres musiciens devrions vivre totalement de l'intuition. Parce que j'en juge par mes propres expériences tout recommence une fois qu'on s'est rendu compte de ce que je viens d'énoncer, et prétend aller plus haut. On n'est musicien, c'est-à-dire professionnel et spécialiste, qu'en deuxième instance. L'on est en premier lieu un esprit individuel qui, une fois établi le contact avec les choses spirituelles, éprouve la nécessité de faire part aux autres esprits d'un message essentiel, d'un message essentiel qui dépasse l'individuel et concerne tous les esprits. La musique ne doit pas se borner à être un procédé d'hydrothérapie, ou un psychogramme ou bien encore un message intellectuel sonore. Sa vocation première c'est la transmutation d'un courant cosmique sur le plan de la conscience supérieure. De nos jours, trop de musiciens procèdent en automates inconscients, ayant perdu l'enthousiasme qui les avait peut-être possédés dans leur jeunesse, à l'époque où ils avaient résolu de se vouer à la musique. Il faut donc repartir à zéro, réveiller en nous cet enthousiasme originel, ou bien n'être plus des musiciens. Il faudrait temporairement dissoudre tous les orchestres et toutes les chorales afin de permettre à chaque musicien d'opérer un retour sur lui-même, de méditer, de se demander pourquoi il vit, pourquoi il est musicien, et s'il faut vraiment qu'il fasse de la musique. Nous verrions alors que la majorité des musiciens (qui exercent leur profession depuis longtemps, croient que cela va durer de même jusqu'à la retraite ou leur mort, que leur existence n'est pas appelée à subir des transformations radicales) nous verrions, dis-je, la majorité des musiciens renoncer à leur profession et s'occuper d'autre chose. Peut-être resteraient-ils à ne rien faire durant un certain temps (si l'on continuait de les rétribuer, par exemple, afin de leur éviter tout souci matériel), et il pourrait en résulter une merveilleuse fécondité. Les raisons qu'on invoque habituellement pour gagner de l'argent, pour continuer d'exister, pour satisfaire des prétentions sans cesse croissantes, ne sont que de faibles prétextes. J'ai rencontré en Inde, entre Agra et Jaipur, un musicien qui a chanté et joué pour moi d'un petit instrument à cordes qu'il avait fabriqué lui-même. C'est un des rares musiciens réellement inspirés et merveilleux que j'ai jamais eu l'occasion de rencontrer. Il ne possédait rien, positivement ; quand je lui demandai s'il accepterait de me céder son instrument pour 20 dollars (il lui aurait fallu des années pour gagner une telle somme, car, d'après ce que m'avait raconté mon chauffeur, il récoltait au mieux quelques 10 cents dans sa journée), il me considéra, tout déconcerté, des larmes coulèrent le long de ses joues, il secoua négativement la tête. Et je crus mourir de honte. Tous ceux qui souhaitent être musiciens, obéissant à une voix supérieure qui retentit en eux, devraient commencer par des exercices de méditation les plus simples et s'adresser à eux-mêmes : &laqno; Tâche de produire un son, mais en étant sûr de disposer de l'espace et du temps suffisants, n'importe lesquels », et ainsi de suite. Mais, avant toute chose, il faut qu'ils prennent conscience du but de leur existence, et de l'existence de tous les autres. Il s'agit d'atteindre à une existence supérieure, d'ouvrir notre moi humain individuel aux vibrations universelles. Car les musiciens doivent préparer l'avènement de l'homme supérieur qui, pour l'instant, demeure caché en nous ; mettre en vibration le corps entier, jusque dans ses plus infimes fibres, afin qu'il se détende et se sensibilise, afin qu'il soit prêt à recevoir les vibrations de la conscience supérieure. Je prévois le refus que vous opposerez à ce &laqno; Manifeste ». Cela ne m'inquiète pas. Il serait dommage que vous ne ressentiez pas, dans les meilleurs moments, qu'une intuition vous inspire, que vous détenez en vous le pressentiment d'une existence supérieure et possible qui vous fait survivre. Ne restez plus dans l'obscurité, mais atteignez à la certitude. Prenez conscience : pourquoi, où, comment ? Dites-vous bien que nos incapacités et nos imperfections ne sont que des apparences ; que l'avenir, contenu en chacun de nous (qui est précisément une conscience supérieure), nous attire plus haut, toujours plus haut. Nous autres musiciens sommes particulièrement bien armés pour inspirer aux autres ce désir de dépassement de soi-même. N'abusons pas de notre puissance. Il ne s'agit pas de compter des musiciens isolés qui accèdent aux plus hauts sommets ; l'essentiel, c'est qu'il règne autour d'eux un champs d'oscillations tellement intense et supramagnétique que quiconque pénètre dans ce champ vibre à son tour. Participons à la grande révolution de l'humanité, puisque nous savons ce que nous voulons : cela vaut la peine de risquer sa vie quand il est question d'un tout. Foin de vérités partielles, de problèmes particuliers, de groupes nationaux, unilatéraux et politisés. Ne nous engageons pas dans une révolution française, vietnamienne, russe ou africaine : notre révolution à nous, c'est celle de la jeunesse pour l'homme supérieur. Celui-là n'est pas engendré par les destructions, les fissions nucléaires, la fermeture de frontières, mais par la conscience croissante que l'humanité forme un seul corps ; et que tout ce corps est malade aussi longtemps qu'un seul de ses membres est frappé, foulé, contraint, violenté. La lutte elle est inévitable sera dure. Car les puissants ne croient plus en l'humanité. Ils se considèrent comme une élite parce qu'ils détiennent les moyens physiques du pouvoir ; parce qu'ils disposent de systèmes et de doctrines morales, politiques ou religieuses. Et pourtant, ces doctrines créent des particularismes au lieu d'amplifier la vie ; ils autorisent les plus forts à se poser en juges des plus faibles, à s'en servir comme ils l'entendent. Et pourtant, ils sont prisonniers de leur propre intelligence qui met tout en pièces afin de &laqno; comprendre » et donc de dominer. Cette intelligence-là fait brutalement intrusion dans le subconscient et l'inconscient ; il lui manque une conscience supérieure, qui devrait être la première à s'imposer. Voilà pourquoi les techniciens de l'intelligence finiront par perdre leurs guerres profanes : ils sont endurcis et ne disposent pas de l'inspiration d'une conscience supérieure. Nous sommes dominés par des soldats, des magnats de la finance, des statisticiens, des fonctionnaires de partis politiques, des fanatiques religieux, des syndicalistes, des technocrates spécialisés dans l'administration. Que pouvons-nous espérer ? Commençons par agir sur nous-mêmes. Quand nous aurons accédé à la conscience supérieure, nous n'aurons pas besoin d'être &laqno; régentés » ; nous nous adresserons aux saints non pas ceux de l'Église, mais aux esprits qui servent l'humanité tout entière ; ceux-là posséderont une forme de conscience universelle qui aura dépassé toutes les différences de race ou de religion et qui n'identifiera plus universalité et uniformité. Mais qu'est-ce que tout cela a-t-il donc à voir avec la musique ? Voyez-vous, aujourd'hui, il s'agit d'un ensemble, d'une somme, d'un tout. Si nous le comprenons, nous ferons de la vraie musique, consciente de ce tout. |