SONIC YOUTH - L'Alliance américano-française
La jeunesse est un état d'esprit, dit-on. Il faudra s'en convaincre au bout du énième album de Sonic Youth. Totalement imprégné de l'Amérique et de ses référents, de la petite planète New York, un peu à part et lançant quelques clins d'úil français, "A Thousand Leaves" est majoritairement un album de balades amères et écorchées. De toute beauté.
Par Philippe Roizès / photos Olivier Gachen

Le quartier mi-crado, mi-branché de Soho s'anime lentement par une fraîche journée de la fin mars. Les premiers rayons de soleil apportent un peu de nuance à la vague de froid qui a saisi New York comme chaque hiver. Dix jours plus tôt, on enregistrait une température de moins cinq degrés. Le studio de répétition de Sonic Youth se trouve là, à quelques pas de la Knitting Factory, bar-club-label où l'on peut voir alternativement le saxophoniste zappeur John Zorn, Marc Ribot, le guitariste de Tom Waits, Andy Summers en formation jazz, une lecture d'une allumée japonaise argentée sur fond de house et où Lee Ranaldo vient parfois faire crisser sa guitare en solo. Dans le studio, les quatre membres de Sonic Youth arrivent à tour de rôle et s'affalent dans une petite pièce où se trouve un peu de matériel d'enregistrement servant pour les maquettes. "On passe pas mal de temps ici à enregistrer un peu tout et n'importe quoi. Ensuite, en studio d'enregistrement, on fixe les structures", explique la bassiste Kim Gordon, qui, une fois passée la première apparence de maîtresse sévère, consent quelques sourires économes.

PHotos : Olivier Gachen DE BLACK FLAG A BRIGITTE FONTAINE >Sur les murs, des affiches et des photos. En vrac, un énigmatique film français auquel collaborèrent le cinéaste afro-américain Melvin Van Peebles, Jane Birkin et Serge Gainsbourg, le jazzman Sun Ra, les Minutemen. Dans la salle de répétition, sont alignés des dizaines de guitares, divers instruments à cordes et un piano jouet. "J'aime beaucoup leur son", confie le guitariste Thurston Moore, le plus versatile et lunatique de la bande. Il peut passer de l'état d'autiste à celui d'adolescent attardé et blagueur en hurlant "rock'n'roll" dans l'interphone ou "fan club de Black Sabbath, j'écoute" en répondant au téléphone. Il poursuit : "A un concert de John Cage, il y avait un piano jouet éclairé par un énorme spot. Mais il ne l'a jamais considéré comme un véritable instrument duquel il pouvait tirer quelque chose. Il ne l'a utilisé que pour le côté conceptuel de la chose."
Suite de la visite des lieux : des affiches de Black Flag et d'"Alphaville" de Godard couvrent les murs. Sonic Youth est un puits de culture décalé, à la croisée des Etats-Unis et de l'Europe. Une spirale de références à l'histoire du rock'n'roll, à la révolution adolescente du hardcore originel, au jazz en liberté, aux beatniks, à la culture populaire, au maoïsme pop-art de Godard, au bouillonnement musical français des années 60, entre Gainsbourg, le label Saravah et les yéyésÖ
A chaque fois qu'ils mettent les pieds à Paris, ils fouinent dans les boutiques sombres à la recherche d'un disque obscur ou d'une affiche de film. Sur leur précédente tournée, le passe pour l'accès au backstage représentait une Françoise Hardy jeune. "J'ai un disque d'elle et je suis sûre que si je comprenais les paroles, toute la poésie s'envolerait", entame Kim. "Ses paroles ont l'air tellement inintéressantes. Mais ça sonne bien en français. Par contre, j'aimerais vraiment me faire traduire les paroles de Brigitte Fontaine. J'ai une vague idée de ce dont parle une de ses chansonsÖ d'enfants sous la pluie. On aimerait bien la rencontrer."Photos : Olivier Gachen
Le groupe parle également de faire réaliser un clip par le cinéaste français Olivier Assayas. "La France nous a toujours passionnés. Mais je n'aime pas du tout la manière dont y font référence les Japonais de Pizzicato Five. Je trouve ça tellement facile."

PSYCHEDELIQUE ET AMBIANT >Pour l'heure, le titre du nouvel album, "A Thousand Leaves", est une traduction littérale de notre mille-feuilles. Ils avaient prévenu, Diamond Sea, long déroulement psychédélique et ambient sur leur précédent album, constituerait la base de travail pour le suivant. Une partie des nouveaux titres s'étire autour de dix minutes, faisant voguer l'âme sur des arômes sonores reposants. Certainement une porte ouverte aux improvisations scéniques, exercice déjà largement pratiqué par le groupe qui se sert du cadre rock comme d'un prétexte. "On continue, dans un sens, à apprendre à jouer les nouveaux morceaux et à découvrir de combien de liberté nous disposons pour chacun d'eux", explique le batteur Steve Shelley, une crème de gentillesse. "Les parties de chant ont été ajoutées très récemment. Lorsqu'on les jouait sur scène au début, c'était sous la forme d'instrumentaux. Les textes leur donnent plus de personnalité et influent sur la façon de les jouer."
Thurston maîtrise encore mieux l'une des plus belles voix du moment. Les morceaux interprétés par le truculent Lee Ranaldo débordent, quant à eux, de mélancolie. Comme ce Karen Koltrane (aucun lien avec John Coltrane), morceau introspectif, claustrophobique et sombre, lancinant et strident au fil duquel progressent les pincements de cordes, les résonances et la cacophonie positive et salvatrice propre au groupe. "Il y a probablement une interaction entre le mouvement qu'impulse la musique et l'humeur dans laquelle je me trouve quand j'écris un texte", réagit-il. La jeunesse sonique tourne autour de quarante ans et elle fait la musique de son âge mais avec une ardeur et une émotion que peuvent lui envier nombre de ses confrères de la même génération. Restent les grincements et les déraillements de guitare et les voix contenues, prêtes à exploser, sur le fil du rasoir, propres à Kim. Témoignage d'une puissance féminine insoupçonnée par certains. Il suffit de l'entendre hurler ou éclater de rire sur The Ineffable Me pour s'en convaincre.

Photos : Gachen REVIENS ! C'EST JUSTE UNE CHATTE >Contre le sexism (c'est ce slogan sur un autocollant d'un groupe d'extrême gauche parisien, reçu par courrier, qui a donné le titre), qui ouvre l'album par une flopée de parasites, quelques vrombissements et une clameur montante, s'apparente à un boucan organisé mais insaisissable dans lequel les guitares tintent et le rythme lointain se noie sous la réverbe. Les errements de voix de Kim font la démonstration de cette force paisible, retenue. Son "Come back ! It's just a kitten" (Reviens ! C'est juste une chatte) rappelle le Fear Of A Female Planet (Peur d'une planète féminine) développé dans Kool Thing, un titre de l'album "Goo". Modèle pour nombre de jeunes punk-rockeuses, Kim Gordon incarne à merveille la femme sûre d'elle et pleinement épanouie, dont les hommes de la génération post-féminisme peuvent avoir peur. Castratrice malgré elle, elle peut également réveiller quelques désirs enfouis. Son excellent groupe parallèle qu'elle a formé avec une ex-Pussy Galore, la batteuse japonaise de Boredoms et le guitariste de Pavement s'appelle d'ailleurs Free Kitten (de la chatte gratuite) ! Female Mechanic Now On Duty (Femme mécanicienne maintenant en service) est un titre de free punk buté et écorché sur lequel sa voix brisée, à la limite du faux, se propulse à contre-courant.
"Je ne porte aucun intérêt à cette vague de chanteuses qui a déferlé aux Etats-Unis, censée représenter la femme d'aujourd'huiÖ moderne, indépendante, vraie. Ce n'est qu'une nouvelle étiquette marketing et de nouveaux arguments de vente. L'une d'entre elles a écrit ce morceau intitulé Bitch (salope), un peu comme si c'était une qualification. Je me suis demandée pourquoi elle n'avait pas choisi un titre comme Mécanicienne ou Mathématicienne. Et j'ai développé ce thème. Quand on me demande ce que je pense de toutes ces nouvelles chanteuses, je réponds que la musique grand public ne m'intéresse pas. Il n'y a aucune prise de risques. Fiona Apple est un peu plus intéressante que la moyenne, mais je pense que son talent va s'estomper avec les années. Parfois, ces chanteuses ont des choses à dire mais leurs textes sont portés par une musique tellement fadasse. La musique doit avoir autant de substance que les textes. C'est comme si un film développait un visuel intéressant et en même temps des dialogues très conventionnels. Pour moi, Kathleen Hanna (la chanteuse de Bikini Kill, fer de lance riot grrrl - Ndla) est beaucoup plus vraie. La société renvoie aujourd'hui une image très différente de la femme par la presse, la télévision, la publicité, le cinéma, mais c'est toujours dans le but, de mieux exploiter et non pas de reconnaître la femme pour ce qu'elle est. Lorsque le magazine américain Rolling Stone fait un numéro spécial sur le rock féminin, c'est juste un moyen de vendre du papier. C'est typiquement le genre de magazine qui véhicule l'image de la blonde qui se presse les seins pour mieux les faire ressortir. Il n'utilise la femme que pour mieux attirer un lectorat d'hommes." Photos : Gachen
Légère et apaisante, la voix de Kim peut se révéler sournoise et furieuse sur la balade déglinguée French Tickler, un peu comme dans le Pussy Cat des Nancéiens de feu Kas Product. "A un de nos concerts, une jeune fille française est venue nous rejoindre et a gémi puis hurlé dessus. C'est de là qu'est venu le titre qui veut dire homme ou femme-objet", relate Thurston. Encore une de ces expressions américaines inconnues en France comme french toast ou french kiss. "Mais finalement, c'est un morceau fantasque à propos des différents parfums qui peuvent venir à nos narines", complète Kim.

LE JAZZ, LES BEATNICKS ET LE RAP >Toujours entre mélodie et bruit, Sonic Youth fait passer des émotions crues et flatte les sens. Comme l'a dit Godard, "la beauté sera convulsive". Une phrase qui s'adapte tout à fait au travail des quatre New-Yorkais. Thurston, au fil des albums, cultive son potentiel vocal qui le conduit à interpréter de vraies pop songs, simples mais profondes, sans trace de mercantilisme. Sunday, au son presque clair, laisse traîner une superbe mélodie qui s'étire en spasmes de guitares. Une chanson à écouter sous un soleil paresseux.
"Quand on est ado, on trouve les dimanches ennuyeux parce que tout est fermé, rien ne se passe", dit Lee. "Pour les adultes, le dimanche est un jour de repos. Pour moi, maintenant, le dimanche est un bon jour. C'est une main tendue à la paresse." Kim poursuit : "J'ai toujours le sentiment que le dimanche symbolise la fin de quelque chose. C'est le cycle de la semaine qui est ainsi et ça influence au-delà de la structure classique du travail." "C'est un hommage à Sun Ra", explique Thurston, dont l'admiration pour le jazzman noir n'a guère de limites. Apprécié chez nombre de protagonistes du noise rock et du "post rock", Sun Ra fut d'ailleurs repris par les Français de Bästärd. "U2 aussi avait leur chanson sur le dimanche", blague-t-il.
Sunday n'est pas le seul hommage de l'album. Hits Of Sunshine a clairement été composé pour feu Allen Ginsberg, décédé l'année dernière, pape de la poésie beat qui avait révolutionné l'écriture par le vent de liberté qu'elle incarnait et son jeu constant sur les mots, les sons et le rythme. Longue distorsion et étirement du temps rappelant le Looking At You du MC5. Sur fond de couinements, écoulements de guitares jouant au chat et à la souris avec la stéréo, Thurston murmure.
Il y est question de rêve de peinture, de couleurs, d'ombre et de lumière. "Ginsberg a été une influence", confirme Thurston. "On fait attention aux allitérations et aux modulations sonores dans les mots qu'on emploie. On essaye de rendre les mots les plus musicaux possibles. Sans le savoir, les rappeurs d'aujourd'hui sont dans la droite ligne des poètes beat. Ils choisissent leurs mots, les façonnent, leur procure une certaine attaque, jouent avec eux. Ils ont créé leur propre langage, une façon de se réapproprier les mots et de leur conférer une nouvelle dimension, une nouvelle force. Ce n'est pas nouveau dans la tradition africaine. Les esclaves arrivés d'Afrique faisaient pareil et les Last Poets que les rappeurs ne connaissaient pas s'en sont inspirés dans les années 70."
Sonic Youth est bel et bien un groupe de New York, foyer d'effervescence continue, nourrie par des gens comme eux qui ont grandi dans le vide d'ailleurs et ont été attiré par la brillance de la grosse pomme. La boulimie culturelle ne s'apaise jamais.Photos : Gachen "Le hip-hop a beau être devenu un business avec tous les défauts que cela suppose, les Blancs ont enfin pu se rendre compte que les Noirs sont également créatifs. Dans ce pays, les communautés demeurent tellement cloisonnées qu'elles ne se croisent pas. Ça paraît fou mais certains Blancs n'avait jamais entendu parler de musique noire avant." Plus intéressé par la force du courant que par ses réalisations musicales, Thurston décrit le hip-hop comme un des derniers bastions de la radicalité : "La tendance actuelle à sampler les morceaux et à les restituer tels quels, comme le font Puff Daddy et quasiment les Fugees n'est pas très créative. Je préfère ce que fait quelqu'un comme Christian Marclay avec des platines. Mais, malgré son succès commercial, le hip-hop reste très controversé. Il est rare qu'une musique soit aussi radicale et conflictuelle aujourd'hui. On ne voit plus des artistes au top des ventes, comme Biggie Small ou Tupac Shakur, qui se font descendre du fait de leur style de vie qui reste toujours à la limite de la légalité ou bien au-delà. Le rap a toujours fait référence au gangstérisme. Le hip-hop volait les musiques des autres et les rappeurs utilisaient des métaphores qui sortaient tout droit du jargon des gangsters et des maquereaux. Finalement, le gangsta rap n'aura été qu'un prolongement extrême mais logique." Kim complète : "Ils n'arrivent jamais vraiment à se couper du gangstérisme. Ça les suit de près ou de loin, quel que soit le nombre des albums vendus. L'idée de départ, faire de la musique avec des platines, est très radicale. Les premiers DJ's ne se réappropriaient pas la musique des autres par concept, mais juste parce que c'était un moyen simple et peu onéreux de faire de la musique." Et Thurston de reprendre : "Le rap demeure radical mais pas vraiment expérimental. L'expérimentation est plutôt réservée aux classes moyennes, aux gens éduqués. Beastie Boys, par exemple, adorent le rap, l'incorporent dans leur musique mais ne sont plus considérés depuis longtemps comme faisant partie du hip-hop. Il n'y a pas beaucoup de recul dans le rap. C'est un message qui doit être compris instantanément par l'auditeur. L'expérimentation suppose plus de réflexion, de recul. Ce n'est pas quelque chose de primaire. Les minorités, souvent, ne réfléchissent pas sur la musique, elles en font, c'est tout. Contrairement à ce qu'on peut penser, les musiciens de be bop avaient généralement reçu une éducation. Des gens comme John Coltrane ou Miles Davis possédaient un passif culturel immense."

Photos : Gachen BOOM BOOM BOOM BOOM BABY >Le piratage, Sonic Youth connaît. Mécontent de la production trop massive de l'album "Goo", le groupe avait sorti les maquettes enregistrées par J Mascis de Dinosaur Jr en pirate. Quand Thurston Moore sort un maxi du groupe sur son label Ecstatic Peace, il ne prévient même pas sa maison de disques officielle. Encore plus étonnant, lorsqu'il sort un 45 tours live du groupe metal Venom sur le même label. Thurston relate la supercherie : "J'avais été en 1985 à un concert où Venom faisait la première partie de Black Flag. Il y avait le public de Black Flag et celui de Venom. C'était drôle parce que Venom se la jouait du style "on joue dans une arène" avec des phrases hurlées très cliché rock'n'roll, genre "all right !". Alors que le punk rock existait pour brûler ce genre d'attitudes d'icônes rock'n'roll. La moitié du public se foutait de leur gueule et l'autre moitié répondait "yeah !". J'ai enregistré tout ce que disait le chanteur entre les morceaux et je l'ai sorti en 45 tours". "Un must", commente Lee.
Une dernière question pour Steve, généralement très silencieux. Et s'il écrivait un texte un jour pour Sonic Youth ? "J'en ai écrit un un peu salace une fois, mais personne ne l'a vraiment aimé", confie l'intéressé. "Tu devrais monter un groupe de rap porno. Quelque chose dans le genre de Foxy Brown. Ou bien parle de batterie", ricane Thurston. "Si j'écris un mot, ils vont se foutre de ma gueule", reprend Steve. Et Thurston d'enchaîner : "Je vois bien un truc du style : "Je suis un batteur, des fois c'est cool, des fois c'est chiant"." Et Lee de surenchérir : "Ou bien : "Boom boom boom boom baby"." Steve lâche enfin, un sourire en coin : "Tu vois ce que je veux dire."




Référence: http://www.dubruit.com/n36/soni.htm