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LES prophètes de l'âge high-tech annoncent une explosion historique de l'information. Actuellement, elle circule à une vitesse prodigieuse à travers les réseaux, portée par les flux numériques, quasi désincarnée, puisque affranchie des liens imposés par les moyens de communication ordinaires: elle évolue dans l'apesanteur apparente du cyberespace. Prospectivistes, hommes politiques et cadres d'entreprise n'hésitent pas à échafauder de grandioses conclusions. Voilà les citoyens prévenus: ils doivent se préparer à plonger dans« un monde qui baigne dans l'information» , selon l'expression deM. Newt Gingrich, speaker de la Chambre des représentants (1). D'aprèsM. Bill Gates, président de Microsoft, ces flots seraient dans un proche avenir annonciateurs d'un« capitalisme sans risques de frictions» , ce qui devrait encore améliorer le meilleur des mondes possible (2).Savoirs et connaissances vont-ils pénétrer dans un monde idéal, une simple touche de clavier brisant les structures actuelles de notre production culturelle
? Finies les contraintes et les entraves qui ont si lontemps assujetti l'édition, le film, l'industrie du son et l'audiovisuel? Les médias traditionnels seront-ils évincés au tournant du millénaire par ce nouveau miracle que représente le numérique? Et si, au lieu de nous ouvrir les portes d'un monde édénique, le cyberespace allait nous enchaîner à de nouvelles servitudes tout à fait matérielles et terre à terre: les pressions et les limites imposées par l'économie de marché? Car le cybermonde développe sa propre économie politique.Quelles en sont les caractéristiques
? Avec la croissance exponentielle d'Internet, voici qu'on en revient à la théorie de Marshall McLuhan: le village global électronique est pour demain. Au début 1994, la Chine ne possédait comme hôtes électroniques que deux sites; en mai 1996, elle en a environ2 500 . Dans le même temps, l'Argentine a progressé de 1 à5 312 , et le Japon de38 267 à269 327 . Donc, sous peu, tous les hommes seront-ils destinés à devenir citoyens égaux et à part entière du cyberespace? En fait, les réseaux électroniques sont majoritairement le domaine réservé des élites et de leurs satellites principalement les classes moyennes des pays du Sud, en Corée, en Inde ou au Brésil. Pour les privilégiés, naviguer dans les réseaux est le signe d'un progrès capital. Mais considérons les faits
: en 1995, le nombre d'ordinateurs personnels (PC) en usage dans le monde était d'environ 180 millions, pour une population globale de presque six milliards d'individus. La possibilité d'accéder au réseau était donc limitée à 3% de personnes. En 1995, un petit nombre de pays riches, représentant environ 15% de la population mondiale, possédaient environ les trois quarts des principales lignes téléphoniques, sans lesquelles, par le biais d'un modem (modulateur-démodulateur) on ne peut accéder à Internet... Plus de la moitié de la planète ne s'était jamais servie d'un téléphone: dans quarante-sept pays, il n'y avait même pas une seule ligne pour cent habitants; or, d'après l'Union internationale des télécommunications,« on peut affirmer qu'il dessert les besoins d'un pays lorsque nul n'est situé à plus de cinq kilomètres d'un téléphone (3)» .En janvier 1996, on estimait que 60
% des 9,5 millions d'ordinateurs reliés à Internet appartenaient à des Américains. Le langage dominant du cyberespace? L'anglais, sans conteste (lire, page 18, l'article de Bernard Cassen). De surcroît, avec un total mondial de 20 à 40 millions d'utilisateurs, le nombre des sites d'Internet, pour mille personnes, était de 10 à 18 aux Etats-Unis, en Australie et dans les pays nordiques; il était de 5 à 10 pour le Canada et une partie de l'Europe de l'Ouest. Tandis qu'on en comptait à peine un seul en Amérique latine et en Afrique (à l'exception de l'Afrique du Sud), au Proche-Orient et en Asie (y compris les pays de l'ex-Union soviétique).Internet est présent dans un grand nombre de pays, mais seulement douze des cinquante-quatre nations africaines sont connectées. Si, à l'heure actuelle, 800 services en ligne sont soit développés, soit en voie de création par la presse mondiale, on en compte tout juste quatre au sud du Sahara dont trois en Afrique du Sud (4). Les disparités sociales provoquées par l'ère de l'électronique risquent d'être comparables aux inégalités résultant des immenses investissements financiers transnationaux. Même aux Etats-Unis, terre d'élection des réseaux, les possibilités d'accès sont encore incroyablement stratifiées. En 1995, environ 40 millions de ménages américains étaient équipés d'ordinateurs personnels. Cependant, une enquête récente réalisée sur
54 000 foyers indique que seulement 4% à 8% des familles dont le revenu annuel est inférieur à10 000 dollars possèdent un ordinateur. Quant à la classe des Américains gagnant en moyenne34 000 dollars, ils ne sont que 20% à 30% à se servir de l'informatique. L'usage habituel d'un ordinateur personnel n'est répandu que dans les familles aisées, au revenu annuel égal ou supérieur à75 000 dollars: on y dénombre de 60% à 65% d'usagers (5). Un pourcentage qui n'est pas modifié par l'usage des ordinateurs dans les écoles. Bien entendu, peu de foyers équipés de PC sont connectés à Internet; au début de 1996, pas plus de 8% de la population américaine avait accès au Web (6). Quant aux forces économiques qui se sont emparées des réseaux, elles sont en train de généraliser pis, de renforcer les obstacles qui en interdisent l'accès au commun des mortels. Historiquement, Internet actuellement le réseau le plus puissant du monde est une véritable anomalie: au départ, c'était un système quasi public, qui dépendait de fonds gouvernementaux et d'institutions universitaires. Son développement s'est fait, paradoxalement, au moment où l'on créait une foule de services de télécommunications privés, aux Etats-Unis comme dans les autres pays riches.Les Etats-Unis sont, depuis toujours, les champions de la propriété privée des systèmes de communication
; c'est là un engagement total. Les Américains ont appliqué ce type d'exigence à l'industrie mondiale des technologies de l'information. Toute leur pensée officielle en est imprégnée. Le vice-président,M. Albert Gore, par exemple, n'a eu de cesse d'insister sur le fait que l'« investissement privé» est la première des cinq valeurs qui devront guider le développement de l'« infrastructure globale de l'information» (7).M. Martin Bangemann, le commissaire européen chargé des télécommunications, a également déclaré que la société de l'information ne pourra voir le jour que« si nous laissons agir les forces du marché» et que la« condition préalable» doit être la« levée» des monopoles nationaux actuels des télécommunications et de l'infrastructure des réseaux. De telles convictions sont à la base d'une campagne de privatisations accélérées. Dès 1998, l'Union européenne doit ouvrir ses télécommunications à la concurrence mondiale. Dans les pays pauvres (que l'on n'appelle plus« pays en voie de développement» mais changement significatif« marchés émergents» ), pas moins de vingt-six compagnies de téléphone seront mises en vente dans les trois prochaines années. La norme globale de l'avenir? La propriété privée de toutes les structures qui constituent la plate-forme du cyberespace.Jamais encore on n'avait autant adhéré aux mécanismes du marché. C'est là une subversion radicale de la notion de service public qui régissait le régime des télécommunications nationales. Avec la privatisation rampante, les réseaux, et surtout Internet, seront progressivement libérés de toute obligation de service public au profit des intérêts privés.
Que se passe-t-il aux Etats-Unis
? Les géants des télécommunications tels que AT&T et MCI espèrent fermement coloniser le cyberespace en alliant la notoriété de leur nom aux prouesses de leurs équipes de marketing: ce qui leur fournira des moyens prodigieux dans le domaine des services à la clientèle et des modes de facturation. Mais il ne faut pas croire que l'industrie des télécommunications puisse dominer le monde du numérique. Il y a beau temps qu'en utilisant les réseaux l'entreprise privée a réussi à se jouer de toute réglementation. Où Internet est-il le plus utilisé? Dans le domaine commercial. En janvier 1996, le« commercial» comprend plus du quart de tous les hôtes du réseau, surpassant largement le domaine de l'« éducatif» utilisé par les institutions universitaires.Mais, d'après des sources bien informées, il existe quatre fois plus de
« réseaux cachés» connectés à Internet que de réseaux en connexion ouverte. Dans ce foisonnement, de nouveaux« intranets» (réseaux fermés qui connectent tous les ordinateurs d'une même aire entreprise, région, pays et auxquels ne peuvent avoir librement accès les usagers ordinaires d'Internet) se multiplient, et ce sont les entreprises privées qui se taillent la part du lion. Les« intranets» se sont emparés de la technologie d'Internet pour mettre au point un éventail de services privés dans l'entreprise et pour se brancher, de surcroît, sur le réseau des réseaux. Ils ont également mis en place des« murs anti-feu» (firewalls) sur leurs logiciels; objectif: interdire aux citoyens internautes l'accès à leurs domaines privés.Veut-on se faire une idée du rôle exceptionnel que jouent les grands groupes dans le cyberespace
? Les« intranets» s'arrogent une part de choix dans les investissements astronomiques réalisés par les géants américains (8) au cours des années 80 dans les technologies de l'information. Une évolution fulgurante qui laisse présager un bouleversement fondamental dans le centre de gravité du cyberespace; il va donc être essentiel de redéfinir la frontière entre les réseaux, qui sont la chasse gardée des entreprises, et ce qui était encore récemment un média destiné à un usage de service public universel, Internet.Face à cette envahissante mainmise des grands groupes sur l'univers de la communication électronique, que va-t-il rester aux sociétés de services en ligne qui furent les premiers vecteurs du développement d'Internet
? Ironiquement, très peu de chose. En 1995, si l'on comptait sur tout le territoire des Etats-Unis environ deux douzaines de pourvoyeurs de services en ligne et des centaines de prestataires sur Internet, deux seulement s'étaient attribué la plus grande part du marché: America Online et CompuServe. Ceux-ci se sont alliés avec des milliers de fournisseurs de contenu (pour CompuServe, environ3 000 , depuis United Airlines jusqu'aux plus grands fabricants de systèmes d'exploitation et aux constructeurs de matériel). Car les fournisseurs de services en ligne ne sont que des intermédiaires. Ils réalisent des gains substantiels en imposant des tarifs élevés; et ils ne partagent avec leurs fournisseurs de contenu qu'une petite partie des revenus en provenance des abonnements.Toutefois, en 1995, on dénombrait beaucoup plus d'internautes librement connectés sur Internet que d'utilisateurs des seuls services commerciaux en ligne. De plus, ils naviguaient sur le Net à l'aide de programmes. Le plus populaire était Netscape's Navigator
; à ce jour, en 1996, ce dernier se vante d'avoir de 15 à 20 millions d'utilisateurs. Résultat: Netscape a détrôné de leur position privilégiée les sociétés de service en ligne.Une avance aussi considérable a eu un impact négatif sur la stratégie d'intermédiaires menée par les fournisseurs de services commerciaux en ligne. Plusieurs d'entre eux ont tout simplement disparu. D'autres ont tenté de se refaire une nouvelle image en agissant à la fois dans l'univers des communications comme grands prestataires d'accès et récepteurs
; ce qui revient à fournir la connexion en même temps à Internet et à leurs propres banques de données spécialisées. Alors que, sur Internet, les prestataires de services proposaient au client l'accès de base, sans restriction, pour 20 dollars par mois environ, les fournisseurs commerciaux ne pouvaient espérer survivre qu'en offrant au client des aides à la navigation et des services spécialisés. Au début de 1996, leurs tarifs étaient de 30 à 85 dollars par heure quotidienne d'utilisation, et ce sur une base mensuelle. Et le coût est bien plus élevé pour ceux qui passent de longues heures devant leurs écrans (9). MAIS il existe encore deux autres méthodes pour tirer le maximum de profit du cyberespace. Premièrement, celui-ci offre un terrain d'élection pour la vente directe d'informations. Les vendeurs de services en ligne se font régulièrement concurrence, multiplient les motivations et les incitations afin d'attirer les principaux fournisseurs d'informations que ce soit des médias prestigieux tels que l'hebdomadaire Time ou la chaîne NBC, ou des acteurs moins conventionnels comme les banques et les compagnies aériennes dont le titre ou le nom sont déjà très connus du grand public. En outre, la propriété et le contrôle des sources d'information par certaines sociétés produisant des logiciels et offrant, en même temps, des services en ligne leur permettent d'acquérir davantage d'influence stratégique. Par exemple,M. Bill Gates, le président de Microsoft, a accumulé les droits électroniques sur d'énormes quantités de matériels, en particulier avec son acquisition récente des Archives Bettmann: 16 millions d'images (10)! Comment la vente directe d'informations par le biais d'Internet sera-t-elle profitable? Pour y parvenir, il faudra résoudre un problème épineux: en 1995, la revue Fortune estimait que la moyenne globale de logiciels et données frauduleusement acquis représentait 49% du total (11). L'existence de lieux d'accès gratuits bibliothèques, écoles, universités n'a fait que renforcer l'indifférence du public envers les droits de propriété dans le domaine de l'information (lire, pages 16 et 17, l'article de Richard Falk).Le pire cauchemar de l'industrie
? Que certains internautes utilisent habilement les réseaux électroniques pour amasser, gratuitement, le maximum de données. Le slogan favori des pirates d'Internet (hackers),« l'information doit être libre» , reste très populaire.Le commissaire américain aux brevets et droits d'auteur,
M. Bruce Lehman, en conformité avec les vues de groupes tels que l'Association of American Publishers, critique ouvertement le point de vue de tous ceux qui pensent que« le cyberespace est un monde à part, ingouvernable, et ne pouvant pas être régi par les lois commerciales qui s'appliquent ailleurs (12)» . Quant aux entreprises qui détiennent des droits d'auteur, elles réclament une stricte application de lois extrêmement répressives sur la propriété intellectuelle.De quoi va dépendre l'issue positive ou négative de cette lutte pour faciliter le libre accès des citoyens au monde électronique
? De la réussite des tentatives que mènent les industries du copyright (droit d'auteur) pour limiter à une catégorie de personnes précises l'usage de la propriété intellectuelle dans l'informatique. Paradoxe: les grandes sociétés craignent de« colporter» l'information sur les réseaux, mais cette peur ne le cède en rien à leur cupidité. La« vitalité animale» des entrepreneurs capitalistes, si évidente dans ce domaine, les a propulsés sans discrétion aucune en quête d'« annonces sensationnelles» dans la presse économique. Il ne faut pas se laisser impressionner par toute cette grandiose littérature. Car on y détecte aisément un objectif on ne peut plus banal: il s'agit d'identifier de nouvelles sources d'information, ou de présenter les anciennes sous un emballage nouveau, en vue de leur exploitation électronique.La cible première de cette forme d'exploitation commerciale
? Sans aucun doute, le domaine de l'éducation. Un exemple suffira: l'offre récente de la part d'AT&T de favoriser l'accès à Internet des écoles élémentaires et secondaires des Etats-Unis représentait, pour cette société, l'occasion idéale« de faire des affaires avec les écoles et de montrer les nouveaux produits aux parents (13)» . Déjà, les« produits pédagogiques» font l'objet, de la part du groupe Disney et d'une foule d'autres entreprises commerciales, d'un marketing forcené. Les applications électroniques de ce matériel vont constituer le grand marché de l'avenir. En associant la fourniture de données à la facturation selon les revenus des utilisateurs, ces entreprises sont en train de transformer l'information en un produit soumis aux lois du marché.Il existe un second volet à l'exploitation commerciale du cyberespace
: c'est l'alliance ancienne du marketing et de la publicité fer de lance de la société de consommation. Elle s'est donné pour objectif de faire dépendre les réseaux électroniques du parrainage publicitaire.Il y a deux ans,
M. Edwin Artzt, président du principal annonceur du monde, Procter & Gamble, a choqué les milieux américains de la publicité en prononçant un discours devant l'American Association of Advertising Agencies. Il a déclaré que, bon an mal an, sa firme« est obligée de vendre 400 millions de boîtes de lessive Tide» : « Pour ce faire, nous sommes forcés de toucher le consommateur avec plusieurs messages en une année. En publicité, la fréquence et la force des techniques de vente sont essentielles afin de conserver la fidélité de l'acheteur, lorsqu'il s'agit de marques comme les nôtres qui font l'objet d'achats fréquents. Prenez un mois ordinaire: nos marques, que ce soit Tide, Crest ou Pantène, vont solliciter plus de 90% de leur audience-cible à six ou sept reprises. Le seul moyen d'atteindre cet impact, c'est par la télévision de grande audience et c'est la raison pour laquelle nous consacrons à ce média pas loin de 90% de notre budget de publicité, qui se monte à 3 milliards de dollars...»
« Cependant, a ajoutéM. Artzt, il existe dans un avenir proche une très réelle possibilité que la plupart des programmes télévisés ne soient plus sponsorisés par la publicité.» En effet, les changements d'horaires, le zapping, les jeux vidéo, les CD-ROM, les programmes payants et l'accès à Internet« représentent un obstacle sans précédent qui nous empêche de plus en plus de solliciter nos clients par nos messages publicitaires, et surtout de les toucher avec la fréquence et la régularité requises pour établir leur fidélité à nos marques» . TOUT en essayant d'élaborer une réponse stratégique,M. Artzt a procédé à un examen à long terme de la situation: « Le premier support publicitaire fut l'imprimé. A l'apparition de la radio, nous avons dû acheter du temps, en plus de l'espace il a fallu vendre avec des mots et de la musique, sans images , et nous, c'est-à-dire l'industrie de la publicité, nous sommes emparés du contrôle de notre environnement. Nous avons ensuite créé la programmation. Nous avons façonné l'environnement pour qu'il réponde à nos besoins. Il n'était plus question de nous adresser uniquement à des journaux et à des magazines que les gens achetaient pour les lire quotidiennement. Le nouvel objectif, c'était de susciter la fidélité de l'auditeur aux programmes que nous financions. Nous avons inventé des feuilletons, des comédies, des émissions de variétés et des séries policières. Nous avons réussi à transformer en institution familiale les soirées radiophoniques du dimanche.» Ce fut, en effet, la grande époque des publicitaires: ils avaient littéralement pris au lasso les nouvelles technologies pour en faire le plus formidable outil de vente. C'est ce qu'ils s'apprêtent à faire avec Internet: « A nous de nous emparer à nouveau des réseaux électroniques et de forcer Internet à travailler dans notre intérêt, a déclaréM. Edwin Artzt. Cela ne se fera pas aussi facilement qu'avec la radio et la télévision, où tout jouait en faveur de l'annonceur. Maintenant, nous nous heurtons à la concurrence. Elle ne viendra pas seulement des médias traditionnels sponsorisés par la publicité, mais aussi des programmes indépendants spectacles, loisirs, informations qui vont représenter une source de profit radicalement différente pour les prestataires de contenu. Le danger est réel. Car ces nouveaux fournisseurs de médias ont l'intention d'offrir aux consommateurs ce qu'ils désirent, au tarif que ces derniers voudront bien acquitter. Donc, si les prix des services prennent la place des revenus publicitaires, nous aurons là un grave problème.
» Mais je ne pense pas que les choses se passeront ainsi. Si la profession procède comme elle l'a déjà fait, cette menace, réduite à néant, va devenir une formidable occasion de réaliser des bénéfices. Pensez à toutes ces nouvelles circonstances favorables. Nous pourrons utiliser l'interactivité pour faire participer le consommateur à nos publicités. Nous pourrons susciter des réactions immédiates. Si une consommatrice désire savoir quel vernis à ongles marque Cover Girl est assorti au rouge à lèvres qu'elle a vu dans notre annonce, nous lui répondrons sur-le-champ. Nous pourrons cibler non seulement des groupes démographiques, mais aussi des foyers individuels. Une famille vient-elle d'avoir une naissance? Nous lui montrerons une publicité vantant les mérites des Pampers. Nous pourrons utiliser les jeux, l'info-publicité, les centres commerciaux vidéo. Nous serons en possession d'une foule d'outils pour attirer et informer le consommateur. Si notre travail est bien fait, les gens seront vissés à leurs sièges, devant leurs ordinateurs, au moment de la pub.»
M. Edwin Artzt a longuement souligné un fait: l'application de la technologie des communications aux seuls objectifs admis par une économie capitaliste va exiger d'« investir dans la programmation afin d'assurer l'accès des annonceurs au public de masse et aux plus juteux marchés (14)» .C'est dans cette optique que l'irruption croissante de la publicité chez les fournisseurs de services en ligne comme CompuServe, sur Internet, prend tout son sens. Quelques mois auront suffi aux géants tels que IBM, Ford, AT&T pour tester l'usage des réseaux électroniques. Conséquence inéluctable, Internet va cesser d'être essentiellement un outil de recherche pour les scientifiques et se transformer en panneau d'affichage planétaire pour l'entreprise capitaliste.
Cette exploitation du cyberespace au profit de la publicité a su rapidement attirer
« les techniciens les plus doués, les entrepreneurs les plus ambitieux, le marketing le plus pointu et les gestionnaires les plus avertis» . Les infrastructures nécessaires ont suivi. Visa et MasterCard se sont appliqués à mettre au point des modes sûrs de facturation en ligne pour effectuer des transactions financières par carte de crédit. Internet accueille les grandes agences de publicité, prêtes à aider les entreprises clientes dans la conception de leurs campagnes et de leurs stratégies. L'introduction des techniques promotionnelles du marché de masse a vu l'arrivée d'une douzaine de sociétés au moins, en particulier Nielsen Media Research inventeur de l'Audimat , dont le rôle est de mesurer l'audience d'Internet et de vendre toutes sortes de données aux cinq cents plus grandes firmes du monde désignées par la revue Fortune. Des sociétés comme Netscape et Microsoft se sont mises à distribuer quasi gratuitement leurs logiciels. Leur objectif: être compétitif en créant des espaces publicitaires très fréquentés. CERTAINS, y compris des gens du métier, ne prennent pas au sérieux l'hypothèse que les annonceurs puissent se constituer un fief sur Internet; il est exact que seul un petit nombre de sites réalisent des gains publicitaires. Mais comment ne pas s'apercevoir que le système du parrainage a déjà commencé à envahir le coeur et l'âme d'Internet? Hélas! Le prix à payer pour cette invasion de la médiocrité sera énorme. L'action de la publicité? Capturer et réorienter le contenu social des médias qui dépendent d'elle. Dans ce domaine, la triste histoire d'une presse américaine tributaire de l'industrie du tabac devrait servir d'avertissement. En 1992, l'université du Michigan a réalisé une étude portant sur quatre-vingt-dix-neuf magazines. Conclusion: 40% des titres qui n'inséraient pas de publicité pour des marques de cigarettes étaient les mieux disposés à publier des articles sur le tabagisme. Les magazines féminins, en particulier, qui ne dépendaient pas des annonceurs de l'industrie du tabac, se sentaient libres de faire paraître des articles à ce sujet.Le pouvoir des géants de la publicité est tel, et la servilité des chaînes de télévision est si grande, que le New York Times a pu mentionner
« un acte de contrition extraordinaire» ! En effet, le journal télévisé de la chaîne ABC s'est senti obligé de présenter des excuses publiques à Philip Morris et R.J. Reynolds. Motif: le téléjournal s'était permis de déclarer que« ces géants du tabac ajoutaient de la nicotine au contenu de leurs cigarettes» . Le problème fondamental, c'est que les chaînes bannissent sans hésitation toute émission qui risque de porter offense aux annonceurs ou qui ne satisfait pas aux exigences de l'Audimat.Et pourtant le rêve qu'incarne Internet, celui d'un échange d'information universel et sans entraves, est loin d'être mort. Mais, aussi longtemps que la transmission du savoir continuera à suivre les normes imposées par le pouvoir politico-économique, cet idéal d'une
« démocratie de l'information» restera au stade de l'utopie.Tous ceux qui croient à la liberté de l'information doivent poursuivre sans relâche le combat pour réaliser enfin la conquête démocratique du cyberespace.