Électrosons
Chantal Pontbriand
PARACHUTE sort du champ du visible pour s'intéresser au son.
Ce numéro s'inscrit dans une suite qui en comprend plusieurs consacrés
à l'"Idée de communauté" (100, 101 et 102) et à
différentes formes de réflexion engendrées par l'idée
qu'on peut vouloir se faire de la communauté (comment on la vit,
comment on la gère) avec les numéros "Autofictions" (105)
et "Économies" (106). Le son apparaît comme étant un
phénomène de communauté qui s'affirme de plus en plus
dans l'environnement social et artistique des dernières années.
La mode techno, les raves, l'évolution des technologies du son,
parallèlement au développement de la recherche musicale,
ont engendré une nouvelle donne. Les festivals Sonar à Barcelone
et mutek à Montréal en sont devenus, entre autres, les lieux
de mise en scène et de révélation.
Un certain nombre de questions nous sont venues à l'esprit à
l'approche de ce numéro où nous nous concentrons spécialement
sur les musiques électroniques de recherche. Qu'y a-t-il de singulier
dans les pratiques artistiques qui utilisent le son électronique
comme matériau? Quels sont les concepts nouveaux qui s'en dégagent?
Est-ce que les technologies numériques transforment la pratique
de l'art: l'objet, les lieux de diffusion, le rapport artiste-spectateur,
producteur-consommateur, les réseaux de diffusion et de communication?
Qu'en est-il de la notion de communauté au sein des acteurs mêmes
de la scène des musiques électroniques? Y a-t-il des communautés
repérables au sein des musiques électroniques dites de recherche?
Quelles sont-elles? Qui sont, sur le plan des artistes, les figures de
proue, et pourquoi les considérer comme tels: qu'est-ce qui constitue
leur leadership ou leur excellence? Quels sont les rapports ou non-rapports
entre la scène commerciale et la recherche? Quels nouveaux rapports
la technologie numérique sonore vient-elle instaurer avec le visuel?
Qu'en est-il aujourd'hui de l'installation sonore? Quel impact l'Internet
peut-il encore avoir sur la pratique d'un art du son?
Nos auteurs et collaborateurs ont saisi l'intérêt de ces
questions. Achim Szepanski est un philosophe spécialiste de Michel
Foucault qui a fondé l'étiquette Force (et sa sous-étiquette
Mille Plateaux en référence à Gilles Deleuze). Raymond
Gervais est un artiste visuel dont le travail cartographie la musique depuis
toujours et qui a lui-même longtemps úuvré dans le champ de
la diffusion des nouvelles musiques. Plusieurs artistes, dont certains
s'inscrivent dans les réseaux mêmes de la musique électronique,
ont répondu à l'appel. Kim Cascone et Tim Hecker comptent
parmi ceux-là, de même que Vincent Epplay. Philip Sherburne
s'attarde aux "résonances corporelles" du phénomène.
Martin Pesch présente le travail de Carsten Nicolai qui s'affirme
aujourd'hui comme étant un maître dans son domaine, rigoureux
et subtil, jouant tant de l'électronique que du champ visuel lui-même.
Le compositeur Marc Battier explore les différentes pistes qui ont
mené au phénomène actuel sur le plan de la cybernétique.
Bernard Schütze décrit la scène propre à Montréal,
démontrant que l'urbanité et certaines contingences socio-historiques
constituent un terrain particulièrement propice à l'engendrement
des nouvelles musiques électroniques. Dans notre section "Échos
et mouvances", qui nous permet digressions et apartés, Maude Desseignes
explore une vision élargie du phénomène sonore à
travers les úuvres d'artistes visuels dont Tacita Dean, Jeremy Diller,
Douglas Gordon, Christian Marclay. Enfin, Don Simmons expose le travail
décapant du Critical Art Ensemble, qui s'apparente aux modes de
faire et aux ruses existentielles des réseaux électroniques
que ce numéro met à l'avant-scène.
Ce numéro, qui ne pouvait se passer d'être lui-même
"sonore", s'accompagne d'un disque compact de Tim Hecker (Jetone), (disponible
sur demande). Ne pouvant pas non plus ne pas être un peu visuel tout
de même, il comprend un portfolio de photographies de Caroline Hayeur,
d'où émerge le corps-sonore du monde des électrosons.
Ces réseaux consacrés aux musiques électroniques
"indépendantes", ou de création, se développent en
résistance à d'autres manières de faire du monde de
la musique, institutionnalisées et commercialisées, remises
en question ou tout simplement dépassées par la mouvance
actuelle. Le monde change, la musique aussi. Ses modes de création,
de production et de diffusion sont transformés et expriment des
dynamiques, des intensités et des réalités que l'on
reconnaît comme étant celles qui correspondent aux temps présents,
au monde tel qu'il se vit maintenant avec ses enjeux, ses impasses et ses
retournements. "La musique électronique représente l'avenir."
Ce grand pianiste et penseur qu'était Gould énonçait
ce constat en 1968 déjà1. Pour poursuivre dans le sens de
cette réflexion, peut-être peut-on dire que l'avenir du monde
est "musical", comme le souhaitait si ardemment Friedrich Nietzsche, en
plus d'être électronique. C'est-à-dire que la musique
électronique, sortie aujourd'hui des germinations de l'histoire,
de ses retranchements académiques, ou de ses usages populaires under
comme over-ground, produit un monde d'électrosons dont la portée
créatrice est en pleine expansion et interroge avec vivacité
notre rapport au monde en général. Cette démarche,
qui exploite le matériau musical lui-même au-delà des
codes, des outils et des instruments, fait place à de multiples
agencements, qui prennent en compte avancées et ratages tout de
go. Le son électronique fait se rejoindre individus et individualités
dans moult réseaux où ceux-ci font lien et génère
un nouvel être-ensemble, autre conception du monde, ouverte et propice
à l'éclosion de l'imaginaire individuel et collectif. En
ce sens, "musique" et monde se conjuguent pour marquer la communauté
qui vient.
Ce qui m'apparaît particulièrement remarquable dans ce
phénomène, au-delà des différentes possibilités
d'expression individuelle ou de réorganisation des champs traditionnels
de la production et de la diffusion que cela représente, c'est que
ce mouvement s'organise autour d'un matériau essentiellement abstrait.
Ici, l'abstraction rassemble et lie. On peut se demander ce que ces électrosons
vont chercher dans le tissu cognitif et affectif de tous ceux qui les produisent,
et les écoutent. Quelle est la dynamique circulaire, régénérante,
qui s'y crée? Effectivement, on ne peut s'empêcher de penser,
comme Achim Szepanski, qu'il s'agit là d'un univers rhizomatique,
qui permet aux intensités de s'éveiller et d'exister sans
que le poids du monde ne les atrophie autant qu'ailleurs. Nul doute, à
voir aujourd'hui l'importance des praticiens, des productions, des événements
et des amateurs, que les électrosons produisent du sens, et du sens
commun. Serait-ce là l'expression de la communauté sans communauté,
une communauté qui soit en dehors des catégories de sens,
des savoirs réifiés, organisés et souvent étouffés?
Une exploration de la "pensée-outre-mots" qui nous mène au-delà
du champ du convenu et qui vise l'exploration du potentiel de liberté
de l'humain.
Il y a quelques mois, l'un de ces nouveaux cracks de l'abstraction,
Carsten Nicolai, passait par mon bureau alors qu'il s'apprêtait à
participer à un Micro-mutek ici à Montréal. Autant
fut ma joie de rencontrer ce merveilleux artiste, autant fut la sienne
apparemment de découvrir les anciens numéros de parachute.
Spécialement celui où figurait Laurie Anderson en 1979. Je
crois qu'il se reconnut dans le graphisme très pur, en noir et blanc,
de cette époque, semblable à son propre travail. Aussi, comment
ne pas être sensible à la fulgurance des concepts mis de l'avant
par Laurie Anderson, dont toute l'úuvre met en scène le son et le
potentiel de pensée donné par l'électronique (je suis
certaine que Glenn Gould aurait aimé Laurie Anderson!). Cette anecdote
me rappelle par ailleurs la longue histoire qui lie parachute au monde
des sons électroniques à travers les nombreux textes que
nous avons aussi publiés au fil des ans - voir à ce sujet
notre section "Rétrospective/Flashback", créée pour
l'occasion - sur Philip Glass, Steve Reich, Terry Riley, Michael Snow,
Alvin Lucier, La Monte Young, Pauline Oliveros et Robert Ashley, parmi
d'autres. Autant de monuments dont la pensée radicale nous anime
encore!
Raison de plus de se réjouir de ce numéro qui nous permet
de constater que nombre d'artistes et d'auteurs sont aujourd'hui sur ces
pistes fascinantes et poursuivent la réflexion.
Notes
1. Glenn Gould, Concert Dropout, en conversation avec John McClure,
disque Columbia, 1968.
Je remercie Raymond Gervais et Alain Mongeau, directeur artistique du
festival MUTEK, de nous avoir si généreusement conseillés
pour ce numéro.
Electrosounds
Chantal Pontbriand
With this issue, parachute leaves the visual field and enters the field
of sound. "Electrosounds" forms part of a series of several recent issues
dedicated to the "Idea of Community" (# 100, 101 and 102) and to the different
ways of conceiving communities (how we live in them, how we manage them)
taken up in the issues "Autofictions" (105) and "Economies" (106). Over
the past few years, sound has increasingly come to be seen as an element
of social and artistic communities. The fashion for techno music, raves
and advances in sound technology, alongside new experiments in musical
composition, have given rise to a new field of artistic activity. The Sonar
festival in Barcelona and the mutek festival in Montréal, among
others, have become sites for staging and discovering new work.
As we began to prepare this issue, which examines experimental electronic
music in particular, several questions came to the fore: what is unique
about artistic practices which use electronic sound as their material?
Which new concepts does this field bring to light? Do digital technologies
transform artistic practice (the art object, its sites of exhibition, the
artist-spectator and producer-consumer relationships, the networks for
distributing and circulating the work)? What sense of community is there
among the artists themselves who work with electronic music? Are there
identifiable communities within the field of so-called experimental electronic
music? What are these communities? Who are the leading artists in the field,
and why are they seen as such: what constitutes their leadership or excellence?
What sort of relationship exists, if any does at all, between the commercial
and experimental milieus? Is digital sound technology establishing new
relationships between the aural and the visual? What is the state of sound
installation today? What impact can the Internet still have today on sound
practices in art?
The writers and collaborators who contributed to this issue here grasped
the interest of these questions. Achim Szepanski is a philosopher who specializes
in the work of Michel Foucault and who founded the Force recording label
(and its subsidiary label Mille Plateaux, a reference to Gilles Deleuze).
Raymond Gervais is a visual artist whose work has always charted musical
developments and who has also worked for many years to increase the exposure
of new music. Numerous artists, some of whom work in the field of electronic
music itself, responded to our call. Among them are Kim Cascone and Tim
Hecker, as well as Vincent Epplay. Philip Sherburne considers the question
of electronic music's "corporeal resonances." Martin Pesch presents the
work of Carsten Nicolai, who is recognized today as a leader in the field:
rigorous and subtle, he works both with electronic sound and in visual
art. The composer Marc Battier explores the various paths that have led
to contemporary work in cybernetics. Bernard Schütze discusses the
electronic music scene in Montréal, demonstrating that an urban
milieu and various socio-historical contingencies have been particularly
favourable to the development of new electronic music. In the section "Echoes
and Shifts," which allows for digressions and debate, Maude Dessaignes
explores an expanded vision of sound phenomena through the work of visual
artists such as Tacita Dean, Jeremy Diller, Douglas Gordon and Christian
Marclay. Finally, Don Simmons introduces us to the essential work of the
Critical Art Ensemble, work which pertains to production techniques and
existential ruses also practised in the electronic music circles treated
in this issue.
In this issue, we could not pass up the opportunity to be "aural," and
have thus produced a compact disc by Tim Hecker (Jetone) (also available
upon request). But we also couldn't pass up the opportunity to be a little
bit visual just the same, and so we present a portfolio of photographs
by Caroline Hayeur, which bring to light the materiality of the electrosound
world.
These networks of "independent" or original electronic music develop
in resistance to other, institutionalized and commercialized ways of creating
music, which contemporary developments call into question or simply leave
behind. The world changes, and with it music. The ways music is conceived,
produced and heard are transformed and express the dynamics, sounds and
realities that we recognize as belonging to the present day, to the contemporary
world as we live it, with all its issues, impasses and reversals. "Electronic
music is the future";1 already in 1968 the great pianist and thinker Glenn
Gould could make such a statement. We might extend this thought and say
that the future of the world is "musical," as Friedrich Nietzsche so fervently
hoped, as well as being electronic. Which is to say that electronic music,
having today emerged from its historical period of germination, from its
academic confinement and its popular forms of use, both under and above
ground, is producing a world of electrosounds whose artistic potential
is rapidly expanding and vigorously questioning our relationship to the
world in general. This project, which employs the stuff of music itself,
beyond all systems, tools and instruments, creates a space for multiple
ways of ordering sound which absorbs both innovations and misfires without
skipping a beat. Electronic sounds bring individuals and individualities
together in myriad networks, creating links and generating a new collective
existence and a different way of thinking about the world, one that is
open to and encourages a blossoming of the individual and collective imagination.
In this sense, "music" and the world join to blaze the coming community.
What is particularly remarkable about this phenomenon, it seems to me,
is the way this movement, beyond all the various possibilities for individual
expression or for restructuring the traditional fields of production and
distribution that it represents, is taking form around an essentially abstract
material. Here, abstraction functions to unite and to create links. We
might ask ourselves what these electrosounds do with the cognitive and
affective matter of all those who produce and listen to them. What sort
of circular and regenerative dynamic is being created here? One cannot
help but think, with Achim Szepanski, that this is a rhizomatic universe,
one which makes it possible for intensities to be born and to exist without
being atrophied by the weight of the world. There can be no doubt, in light
of the importance of electronic music producers, works, events and listeners
today, that electrosounds create meaning, and meaning in common. Could
this be the expression of a community without community, a community located
outside the categories of meaning and of reified, structured and often
stifled knowledge? A sort of exploration of "thought beyond words" which
leads us beyond the realm of conventional knowledge and seeks to explore
human freedom in all its possibilities.
A few months ago, one of these crack new abstractionists, Carsten Nicolai,
dropped by my office shortly before participating in a Micro-mutek event
here in Montréal. How happy I was to meet this marvellous artist,
and how happy he was, it seems, to discover back issues of parachute, especially
one in which we featured Laurie Anderson in 1979. I believe he saw himself
in the pure, black-and-white design æsthetic of the time, which resembles
his own work. And how could we not be affected by the flashing brilliance
of the ideas of Laurie Anderson, whose entire úuvre brings sound to the
forefront and highlights the potential the electronic has for thought (I'm
sure Glenn Gould would have loved Laurie Anderson!). This anecdote prompts
me to think of parachute's long history with the world of electronic sounds,
as seen in the numerous texts we have already published over the years
(on this subject, see the "Rétrospective/Flashback" section we have
created for the occasion) on the work of Philip Glass, Steve Reich, Terry
Riley, Michael Snow, Alvin Lucier, La Monte Young, Pauline Oliveros, Robert
Ashley and many others. So many monumental thinkers whose ideas still inspire
us!
One more reason, then, to celebrate the way this issue makes it possible
to take stock of the artists and authors who today are following a fascinating
course and continuing to reflect on this topic.
Translated from the French by Timothy Barnard
Note
1. Glenn Gould, Concert Dropout, conversation with John McClure, Columbia
recording, 1968.
I would like to thank Raymond Gervais and Alain Mongeau, artistic director
of the MUTEK festival, for so generously advising us on the preparation
of this issue.
Couverture _ Cover
Carsten Nicolai, wellenwanne, 2001, matériaux mixtes_mixed media;
photo: Bob Goedewaagen, Rotterdam, photo reproduite avec l'aimable permission
de l'artiste_Courtesy the artist. |