Le "phénomène technique" apparaît sous plusieurs formes
dont une est manifeste : un processus mental de décomposition
méthodique et systématique des problèmes d'où
découlent des réponses opérationnelles. Lorsqu'une
masse de hooligans envahit un terrain de foot et provoque une centaine de
blessés, on nomme un comité d'experts, chargé de
donner un avis ; celui-ci décompose le problème politique en un
problème spécifique de terrain de jeu d'où
émane la réponse pratique : des grillages sépareront les
joueurs des spectateurs ! "La technique" est cet acte de réduction de
l'humain à de l'utile qui confine à l'absurde et au cynisme : une
première fois, par l'appel à des experts (experts en quoi ?) ;
une deuxième fois, en réduisant un problème social
à une question technique ; une troisième fois en croyant que le
matériel (le grillage), l'objet, la machine ou tout autre artefact peut
sauver du désespoir. On peut se demander si cette dynamique ne
produit pas d'elle-même sa propre fin. Voilà qui pose
correctement la question d'Heidegger : est-il possible de pousser
jusqu'à l'absurde les choses de ce monde en espérant des
hommes un ultime retournement ?
Je cherche à montrer, d'un point de vue historique et anthropologique,
que les représentations mentales techniciennes que nous
véhiculons tendent à devenir irréversibles à
mesure que le "temps" nous pénètre et que, de la
rationalité économique à la rationalité
technologique, le calcul et la méthode tuent tout ce qui pourrait encore
relever de la passion et de l'insoumission : "l'innovation" est le nom
donné à la création lorsque celle-ci est réduite
à un pur calcul. C'est elle qui, de mon point de vue, est à
l'origine de la suprématie du modèle occidental sur la
planète qui fonde ce qu'on appelle, avec
légèreté, "le sous-développement². De ce point de
vue, je pense que nous n'avons aucun intérêt à trop
attendre...
Un point de vue historique
Une nouvelle structuration du lien social, pratiquement en oeuvre au XIV
ème siècle, apparaît au moment où l'ancien ordre
est en voie de déliquescence : K. Polanyi a montré que
l'autonomie de l'économique prend forme au XIII ème
siècle, au moment où les institutions de la période
médiévale s'affaiblirent (perte de la fonction militaire,
développement des marchands, infiltration des nobles dans les
nouvelles institutions). M. Weber, quant à lui, montrera que
l'érosion de l'autorité de la loi divine et l'éclatement de
l'unité chrétienne libéreront les hommes de l'angoisse
du jugement dernier, laissant ouverte la voie au monde moderne, bien
illustrée par ces mots de Nietzsche : "Tous les instincts qui avaient des
raisons de demeurer secrets se déchaînèrent comme des
chiens sauvages, les appétits les plus brutaux eurent soudain le courage
de se manifester, tout semblait justifier ³.
Rien n'est inscrit d'emblée dans l'histoire (selon la formule
consacrée : "c'est inévitable" ou "c'est nécessairement
comme ça²), même si la critique de l'historicisme par K. Popper
n'épuise pas, loin s'en faut, la question des déterminations. Des
contraintes sont levées, donc des espaces sont ouverts. Mais il n'y a
rien de plus contraignant que l'absence de repères : l'histoire prend
alors des virages décisifs autour d'une structuration
particulière. Tel est l'effet du "temps" qui ressoude la
société à travers une nouvelle norme ou un nouvel
équivalent général, l'heure universelle. Il faut qu'il y ait
eu plus qu'une convergence d'intérêts (gens de cour, bourgeoisie,
travailleurs, etc.) pour que s'exprime, à travers cette volonté de
mesurer le temps, l'invention de l'horloge.
Nous ne savons pas plus du temps aujourd'hui que ce que Saint-Augustin en
disait jadis (³si l'on me demande ce qu'est le temps, je ne sais pas le dire²). La
différence vient du seul fait que, comme le dit le maître en la
matière, D.Landes (1983) : "Nul ne sait ce qu'est le temps ; et, sans
doute, personne ne sait non plus le définir et l'expliquer à la
satisfaction générale. Mais nous savons bien le mesurer" (p276).
La mesure du temps soulève un nombre important de questions de
nature épistémologique dont quelque unes sont
évoquées ici :
Avec l'horloge mécanique apparaît un objet technique dont les
qualités sont manifestes au regard de la clepsydre ou du cadran solaire.
L'usage du poids comme origine de la force motrice induit un
entraînement régulier, indépendant des saisons et du
soleil, rendant possible le transport, et capable de miniaturisation. Moins d'un
siècle plus tard apparaissent les horloges de Wallingford et Dondi,
véritables petites révolutions de l'horlogerie naissante. Les
progrès futurs iront dans le sens de la précision.
Le signifiant est lui aussi manifeste : distribution homogène du temps
calendaire, division hachurée et arithmétique de la
journée, l'horloge mécanique est le symbole d'une partition du
temps que nous vivons pleinement aujourd'hui. Aucun de nos actes quotidiens
n'échappe à cette répartition uniforme du temps : la
productivité, la tension du médecin, l'école de masse, le
transport ferroviaire.
L'objet technique, en soi, est important et le signifiant manifeste : mais ils ne
nous expliquent pas la relation que nous entretenons vis-à-vis du
temps mécanique, comme si, au bout du compte, nous nous
étions pliés à cette équivalence formelle de
l'unité de temps. L'heure, l'unité de temps, se
répète inlassablement tout au long de la journée,
quelques soient les milieux où elle s'exerce ; ne sommes-nous pas
familier de cette comparaison des professions sous le seul aspect du nombre
d'heures effectuées comme si tout se valait et pouvait être
ramené à une quantité en terme d'heures ? On se
soumet à l'ordre quantitatif comme si ce dernier avait radicalement
écrasé le qualitatif. L'heure universelle est donc un formidable
vecteur du contrôle social : elle ordonne la diversité humaine en
l'homogénéisant.
Pour finir, se plier à cette unité de temps dont le symbole est
l'horloge mécanique, c'est reconnaître l'angoisse de n'être
que quelque chose qui disparaît. Tant que l'ordre religieux offrait
à l'homme une durée illimitée, au delà de sa
propre existence et tant que le pouvoir politique, fortement imbriqué
avec le pouvoir économique, offrait à ceux qui le
détenaient et à ceux qui semblaient y être
indéterminablement soumis la certitude d'une permanence ou d'un
maintien, le temps avait une dimension infinie. Il en sera différemment
lorsqu'on assistera à cette déchirure du lien social qui offre
à l'homme sa nudité. Devant l'angoisse de la mort, l'homme
répond par sa volonté de puissance qui cherche à
rompre le temps et à compimer l'espace ; trois siècles plus tard,
les nouvelles technologies peuvent toutes être lues de cette
manière, car elles poursuivent cette même quête dont la
vitesse s'accélère à mesure que le sentiment
d'isolement social progresse. N'a-t-on jamais constaté, par simple
observation de la vie sociale qui règle les pays les plus
compétitifs, que la perte de sens d'une société
accélère la vitesse de diffusion des technologies ? Comme si
pour échapper ³à ce qui est³, c'est-à-dire "rien², on
souhaitait aller toujours plus vite.
L'horloge porte en elle les fondements d'une maîtrise rationnelle, d'un
ordre pondéré, du calcul, destructeurs de l'esprit
spéculatif et contemplatif sur ce que nous sommes au profit de "ce qui
compte" c'est-à-dire de ce que nous avons. "Plus tu as, moins tu es²,
disait Marx ; peut-être aussi que le désir d'avoir n'est que le
reflet du manque d'être : "moins tu es, plus tu as², devrait-on ajouter.
L'espace est alors libre pour que, canalisés par la seule mesure du
temps, les objets puissent se développer et envahir l'espace social.
Ce n'est pas que l'objet n'ait pas de sens, comme on l'entend si souvent ; ceux
qui le disent souhaitent toujours dissoudre l'objet dans sa relation avant
même d'avoir étudié la structure et la logique qui les
animent. Chaque objet porte un sens de sorte que l'accroissement des objets
multiplie les sens au point de casser toute hiérarchie de valeur, ou
"tout se vaut".
C'est au plus profond de ce manque de considération de l'être que
réside la force des objets techniques qui, compte tenu de leur
accroissement et de leurs différences de nature (un fer à
repasser n'est pas une télévision), démultiplient alors
leur capacité de puissance. Abandonné à leur seule
logique, les objets vont se développer par lien de cohérence
technique puisque l'homme ne fait qu'assister leur filiation.
Rien de la période qui débute au XVIII ème
siècle et se poursuit aujourd'hui, et dont les fondements apparaissent
deux siècles plus tôt, n'aurait pu voir le jour sans cette relation
au temps mécanique, induite par cette angoisse d'être dans un
monde sans repère. La régularité du mouvement de
l'horloge masque, sous le symbole du démon de Laplace, l'angoisse de
l'être déchiré.
La science est un projet qui repose sur la foi dans "le temps qui vient". C'est
pour cela que le positivisme s'identifie aussi bien à la science et il n'est
pas sûr que le paradigme de la science moderne y soit bien
étranger.
Les artefacts, qui nous submergent, capitalisent "le temps passé". Une
machine, n'est-ce pas une mémoire de l'histoire qui retrace les
conditions des inventions, les luttes passées et les espoirs
déçus ? Les capitaux sont des "avances de temps". N'est-ce pas
ce que nous apprenons à nos étudiants lorsque nous leur
parlons "d'investissement" ?
Enfin, le cadre institutionnel et organisationnel est du "temps
domestiqué", encadré, canonisé, dompté.
Cet article pose les jalons de cette investigation ; un prochain article
étudiera l'articulation de ces différents points.
La science, une foi illimitée dans le "temps qui vient"
R. Descartes, qui voit dans le comportement humain et animal une
mécanique totalement explicable, posera le fondement de la science
moderne. F.Bacon, qui voit dans la puissance humaine l'ambition de dominer la
nature, préfigure ce que sera la méthode expérimentale.
Associant une vérification empirique à une capacité
mathématique, ils fondent la raison démonstrative, la science.
L'idée de la science sous-entend deux préalables : tout d'abord
l'idée que "plus on va dans l'histoire et plus on sait², de telle sorte que
le savoir s'approche de plus en plus de la vérité. Ensuite, la
science étant d'emblée opératoire, elle se coupe de toute
autre forme de savoir spéculatif, opérant une
suprématie sur les autres formes de connaissance.
Voici le développement de ces deux points :
La science, par ses réalisations concrètes, montre à la
fois les changements qu'elle occasionne et les espoirs qu'elle fait naître.
Elle porte en elle les espérances eschatologiques que soutenait autrefois
la religion. Le positivisme est évidemment la figure la plus forte de ce
moment historique car A. Comte avait fondé ses trois états
(l'état théologique, l'état métaphysique et
l'état positif) sur la croyance que "plus la science progresse et plus la
méthode scientifique va s'étendre aux autres disciplines et
obtenir des résultats semblables². Il n'aura pas tort quant à
l'extension de la méthode scientifique, que Nietzsche avait du reste
parfaitement bien vu : "Ce qui distingue le XIX ème siècle, ce
n'est pas le triomphe des sciences, mais le triomphe sur les sciences de la
méthode scientifique".
Même si, aujourd'hui, le positivisme prend d'autres formes, on entend
encore souvent des formules du type : "ceux qui ont la connaissance devraient
...² comme si la connaissance était quelque chose qui s'acquiert par
capitalisation.
Donc, comme "modèle" de connaissance, la science s'est
incontestablement imposée. En revanche, elle ne tiendra pas son projet
d'éclaircissement de la réalité. En voici une illustration :
on a attendu plus de trois mille ans pour lire les cartes de la biologie
génétique : il s'agit là d'une innovation probablement
très prometteuse mais celle-ci ne nous aide pas beaucoup à
mieux penser notre monde et le fait de l'ignorer n'a pas empêché
le monde passé de parfois bien se penser. En se débarrassant de
tout questionnement ontologique, l'esprit scientifique ne pourra plus
répondre aux questions majeures de notre époque. Devant cet
obscurcissement, sa seule issue va être de se réfugier dans des
espaces de plus en plus localisés et des champs de plus en plus
circonscrits. Le témoin de ce mouvement va être K. Popper qui,
d'une certaine façon, "sauve les meubles". D'une part, parce qu'il
enfermera la pensée dans le champ clos de la "recherche" alors que le
statut même de celui qui a fonction de "chercher" était, depuis
longtemps, mis en cause. On concevait que "la rue" pouvait avoir la raison.
D'autre part, parce qu'en séparant les conditions subjectives des
énoncés, il surdétermine la logique formelle au
détriment d'autres approches. Ce que, de façon maladroite, P.
Feyerabend lui reprochera.
Que certains soient amenés aujourd'hui à penser que notre
histoire est faite de "hasards" et de "bifurcations", de "chances" et
"d'opportunités", n'est pas une grande sottise ; elle le devient
dès lors qu'on omet de souligner les degrés de liberté et
les contraintes auxquelles cette latitude est soumise. Telle est le cas de cette
"innovation intellectuelle" selon laquelle "le monde est plein d'incertitude". Nul
ne peut contester que la situation économique actuelle est plus
"incertaine" que celle des années 60. Mais il ne s'agit pas de cela dans
ce nouveau discours car ce n'est pas le monde qui a changé, c'est le
"regard" que les scientifiques portent sur lui (à la limite, ils assimilent
la réalité à leur regard quand ils ne vont pas
jusqu'à dire que "la réalité n'existe pas"). Autrement dit,
le monde a toujours été "incertain". Or, ce que nous cherchons
à comprendre n'est pas ce qui se passe dans la tête des prix
Nobel, enfermés dans les polémiques de leurs laboratoires, mais
la réalité qu'ils décrivent. La direction de la
réalité technoscientifique, à l'intérieur de
laquelle règne une forte incertitude quant aux choix des
décisions, fait peser des menaces plus "certaines "que dans les
années trente.
Donc, première conclusion : la conscience ne va pas de pair avec la science .
La deuxième constatation est que le savoir scientifique est par nature hégémonique :
Les artefacts, le "temps qui passe"
La période qui démarre dans la seconde moitié du XVIII
ème siècle est celle de progrès technique
mesuré par des artefacts. On pense, au fil des siècles, à
la machine à filer le coton d'Arkwright en 1769, au fer laminé
en 1783, à la machine à vapeur de J.Watt en 1787. La
véritable victoire est celle de la Machine -au delà de la
machine-outil en 1799- de la passation du travail humain et vivant vers
l'artefact, mort ou machinique, parce que la productivité y est devenue
la traction principale du monde social. Derrière le mythe d'une
diminution de la peine, c'est en fait le pouvoir de la machine sur l'homme qui
est réfléchi, face à la rapidité d'exécution
qui dépossède l'homme. Mais ce pouvoir de la machine n'est
pas innocent.
Quand le geste est reproduit, qu'il répète inlassablement le
même mouvement arithmétique que celui qui se donne à
voir dans l'horloge mécanique, pourquoi ne pas transférer ce
geste humain à une machine ? Que trouver d'étonnant à
cela ? Récemment, dans un colloque, un monsieur, à qui on
avait volé sa voiture, racontait qu'il avait
téléphoné à un commissariat central, qu'il
était tombé sur un disque et avait dû laisser un message.
Fou de rage, le monsieur se plaignait de ne plus voir de gendarme. Ce serait
bien la première fois que j'irais me plaindre de ne plus voir de
gendarme ! Ce qui est en cause ici, ce n'est pas la machine, c'est qu'on soit
arriver à faire faire à des hommes, en l'occurence un
gendarme, des activités qu'une machine simple peut réaliser
avec plus d'efficacité. C'est parce qu'on a réduit le geste humain
à celui d'une machine qu'on a aujourd'hui une boulimie de machines
qui se substituent aux hommes.
L'histoire de la machine est donc celle de l'anéantissement des
capacités humaines : la machine est une sorte de loi juridique
appliquée à l'économie selon laquelle elle stoppe,
à un moment du temps, le conflit entre les dirigeants et
exécutants. A ce stade, elle signifie à ces derniers
l'étendue de leur misère. Plus la machine prend des formes
complexes, c'est-à-dire qu'elle incorpore de la valeur ajoutée, et
plus les conflits dirigeant/éxécutant sont brouillés ; soit
parce qu'il se déplacent dans la concurrence des constructeurs entre
eux, soit qu'ils épousent d'autres lieux (utilisateurs ou usagers).
La substitution du capital au travail est donc un transfert de conflits qui est
fixé dans la matière. La machine est par définition un
objet politique qui capitalise une histoire, celle du temps passé ; au
moment où elle est implantée, le conflit, prenant appui sur elle
est déjà ailleurs. Mais en disant cela, on ne dit pas seulement
que la technique est du "pouvoir cristallisé², on dit qu'elle mesure la
déchéance humaine, le moment où la servitude est
devenue volontaire.
Aujourd'hui, la machine n'est plus un objet isolé. Ce que nous appelons
"la technique" est un traitement du social, plus général que la
somme des conflits individuels, dont la machine est un élément
de meccano. Ce traitement réside dans la fixation de normes et de
codes dont la technologie informationnelle est le principal vecteur (J.Prades
1985).
Les capitaux sont des "avances de temps"
Le "phénomène technique" n'a d'existence que parce qu'il est l'enjeu d'une formidable accumulation de capitaux. L'accumulation de capitaux est, à un double sens, une "avance de temps" :
L'organisation ou le "temps domestiqué"
Les plus belles découvertes de produits ou procédés ne
sont rien, en effet, si elles ne sont pas accompagnées d'innovations
touchant l'organisation du travail et le cadre institutionnel A ce titre, le
développement de la lettre de change, de l'assurance, sont aussi
importants, sinon plus, que la machine de Watt. Et parmi ces techniques
nouvelles, la comptabilité mérite une attention
particulière (Sombart 1916) bien que contestée (F.Braudel
1979). Elle a tout d'abord séparé la famille de l'unité
"entreprise², créant ainsi deux entités séparées
que le passif du bilan allait refléter. Weber affirme par exemple que
"dans les grandes familles commerciales florentines, celle des Médicis
par exemple, les registres mélangeaient les dépenses
domestiques et les transactions en capital ; dans les bilans, on faisait les
comptes relatifs aux affaires extérieures de commenda, tandis que du
côté intérieur tout restait confondu dans la marmite
familiale de la communauté". La comptabilité a ensuite
remplacé les liens coutumiers par les symboles algébriques qui
se prêtent à des sommations ou à des déductions,
rendant le plus petit fait subjectif justiciable du calcul. La comptabilité
est de plus un apprentissage formel, logico-déductif, qui peut conforter
l'individu le plus paresseux mais également le plus diabolique en le
bornant dans un cadre structuré. La comptabilité est
également susceptible de comparaisons entre différentes
unités ; la société médiévale était
une société guerrière qui ne se prêtait à
des comparaisons que pour s'affronter physiquement ; là, on passe
d'un registre physique à l'intégration mentale de la
comparaison pour l'efficience. La comptabilité est enfin la preuve d'un
exercice licite de l'activité commerciale et de la richesse. Le surplus de
richesse dégagé provient de l'articu-lation, du poids relatif des
dépenses (nous dirions aujourd'hui, des postes de charges) ; c'est dire
qu'il est endogène à l'activité et ne provient ni de la
fraude ni de la corruption. La comptabilité introduit donc un principe
de sincèrité.
Rien n'indique de relation de causalité entre la comptabilité et
le capitalisme. F Braudel rappelle que le premier livre de comptabilité
date de 1211 alors qu'il est admis que le principe de la partie double
décrit le plus systématiquement nous vient de la " Summa de
aritmetica" de Luca Pacioli en 1494, redécouvert dans la
deuxième partie du 19ème siècle. Si on ne peut pas
déduire une relation de causalité linéaire, comme du
reste aucun "fait" pris isolemment, on ne peut, malgré tout, sous-
estimer la convergence des principes comptables avec ceux de la
société naissante puisqu'on y retrouve les mêmes
principes canoniques : l'enregistrement symbolique des activités dans
"le temps comptable², quelle merveille de domestication ! Si la
comptabilité est un symbole, c'est parce qu'elle est à la fois la
manifestation de la rationalité économique et de la
rationalité technique, entendue dans un sens non machinique.
Nous venons d'évoquer quelques traits significatifs qui laissent
ouverte, sans la provoquer, la formidable transformation qui a eu cours en
Europe, entre le XVI ème siècle et la fin du XVIII ème
siècle.
Voici comment A. Koyré (1957) caractérise le nouveau monde :
Un point de vue anthropologique
Un point de vue anthropologique permet d'approcher, sous un nouvel angle,
l'étude de la technoscience et la singularité de l'Occident. S.
Latouche (1983) a montré le caractère globalisant de l'Occident
; M. Beaud (1991) a traduit une idée différente au niveau du
"système national-mondial hierarchisé". Tous deux admettent,
selon la formule de J.C. Chesneaux, le caractère transposable mais pas
généralisable du système.
On peut s'interroger sur ce qui a permis à cette petite partie de la
planète de s'offrir le privilège de mettre à
l'écart les 3/4 de l'humanité. Voici quelques remarques,
posées telles quelles, à la manière weberienne avec, au
centre, toujours l'idée du temps.
La croyance au Progrès : le "temps des autres"
La première remarque relève d'un constat : la majeure partie
des innovations, que ce soit dans les pays de l'Est (M. Heller 1985 / A. Zinoviev
1978) ou dans les sociétés du Sud (F. Partant, 1983) est
exportée de l'Occident et relève du mimétisme. Il ne
s'agit pas des innovations matérielles les plus visibles mais du couplage
entre les différents types d'innovations : de produits, de
procédés et d'organisation du travail. Rapidement
évoqué, on peut décrire le processus de la
manière suivante : les innovations de produit tractent la consommation
finale, donc une large partie de la demande solvable ; les innovations de
procédé favorisent la substitution du capital au travail alors que
les innovations d'organisation interne ou externe de la firme favorisent une
intensification du travail ; ces deux derniers types d'innovation
générent des gains de productivité. A leur tour, ces
derniers provoquent une baisse de coût, donc de prix et, par là,
un élargissement de la demande qui redouble la force des innovations
de produit. L'impulsion de l'Etat est, dans ce mécanisme, à la
fois essentiel et très subtil : trop souvent réduit au rôle
quantitatif que lui prêtait Keynes, il est aujourd'hui plus qualitatif (veille
technologique, etc.)
Ce processus combinatoire est étranger aux trois quarts de
l'Humanité et cette étrange situation ne tombe pas du ciel et
résulte d'un imaginaire occidental : la croyance au Progrès.
Voyons d'abord ce que cette croyance n'est pas, ensuite ce qu'elle signifie,
enfin ce qui distingue cette croyance d'autres systèmes de valeur.
On aurait tort d'aller trop vite dans la dénégation du
progrès selon des formules creuses comme : "Plus personne ne croit au
Progrès" car sous cette formule lapidaire, les intéressés
ne savent plus de quoi ils parlent
Ce n'est pas, bien sûr, sous la forme morale que cette croyance a une
signification, en ce sens que le Progrès apporterait le Bien et
supprimerait le Mal. La seule traite que nous avons à l'égard de
la dégradation écologique suffirait à montrer que nous
n'allons pas dans le sens du "Bien"et que beaucoup en ont une claire
conscience. Mais ce n'est pas une raison suffisante pour clamer que personne
ne croit au progrès.
Ce n'est pas non plus sous sa forme eschatologique en ce sens qu'à
l'avenir nous serons tous riches et travaillerons peu. Là encore, la
simple comparaison de notre niveau de vie avec la croissance du PIB montre
que le premier augmente de moins en moins vite par rapport à la
croissance du second ce qui signifie qu'il faut toujours plus de PIB pour couvrir
une petite variation du second. Même à un niveau strictement
quantitatif, la démonstration peut être faite. Mais ce n'est pas
encore suffisant pour dire que nous ne croyons pas au progrès.
Ce n'est pas enfin sous la forme du Vrai ou du Faux que l'on peut s'autoriser
à proclamer qu'on ne croit plus au progrès : tout le monde sait
que le progrès n'est pas plus "juste que faux", ce qui n'entraîne
pas le retrait d'une espérance, bien au contraire.
Venons-en à spécifier cette croyance.
Nous prétendons que nos sociétés "vivent", au sens fort,
le changement technique et sont bousculées par sa présence.
Nous en voulons pour preuve qu'elles réagissent sous les trois formes
suivantes : soit elles refusent une innovation (lorsque la population nantaise
refusait en 1973 le projet Gamin), soit elles l'acceptent (lorsque la population
de Vélizy expérimentait les débuts de la
télématique française), soit elles s'y plient, moyennant
une réponse partielle des "innovateurs" (comme la carte
d'identité européenne, par exemple).
En aucun cas, nos sociétés sont indifférentes au
changement technique, ne succombent à un ordre de la
résignation ou n'élaborent une véritable pratique de la
distanciation. Cette approche circonstanciée est celle du
soviétique de Zinoviev lorsqu'il n'offre pas de résistance verbale
aux propos du Parti, que les évènements récents
n'invalident pas totalement aux yeux de cet auteur. C'est également la
manière dont au Bénin on écoutait avec sagesse les
messages politiques comme des codes dont on ne croyait pas une ligne car on
les "entendait". Entendre ne signifie pas ici "refuser", "accepter" ou se "plier".
Nous, Occidentaux, croyons au Progrès ; nous lui prêtons
attention, nous y souscrivons ou nous nous y opposons sans jamais nous y
soustraire.
L'Occident parle la Technique sans peut-être rarement évaluer
que le langage qu'il utilise est déjà celui de l'ordre de la
Technique. En ce sens, ces lignes sont déjà l'expression de cette
croyance ! Mais que dire de cette incroyable production de livres et d'articles
sur les sciences et les techniques dont les auteurs, à peine l'ouvrage
terminé, réfutent le livre, refusent d'en parler et se mettent
à travailler sur le prochain ouvrage
Le pouvoir d'attraction : "notre temps"
La deuxième remarque que nous inspire l'Occident dans l'espace est le
pouvoir d'attraction qu'exercent notre façon de penser et surtout nos
objets techniques. Pour faire image, on serait tenté de le comparer
à ce pouvoir de captage d'attention qu'exerce une
télévision allumée sur un enfant qui rentre dans une
pièce. Une sorte de fascination à laquelle il est difficile
d'échapper. Du coup, tout ce qui relève d'un autre imaginaire
participe du retard, voire de l'exclusion. C'est la conclusion à laquelle
arrive P. Feyerabend : "La montée de la science moderne coîncide
avec la suppression des sociétés non occidentales par les
envahisseurs occidentaux. Ces sociétés ne sont pas seulement
physiquement supprimées, elles perdent aussi leur
indépendance intellectuelle et sont forcées d'adopter la religion
sanguinaire de l'amour du prochain-le christianisme. Leurs individus les plus
intelligents obtiennent un bonus supplémentaire : ils sont introduits
dans les mystères du rationalisme occidental avec à son
sommet, la science occidentale".
Ce pouvoir d'attraction est terriblement effectif sur les objets techniques,
beaucoup plus que sur les rites et les coutumes auxquels nous avaient
habitué d'autres formes sociales : dès que l'Occidental
possède quatre sous, il les affecte à l'acquisition d'objets qu'il
consomme, ce qui nécessite, en amont, la production de nouveaux
objets capable de capter de nouveaux besoins sociaux, en aval, l'acceptation de
travailler plus pour posséder davantage.
L'équivalence : "le temps pour tous"
La troisième remarque que nous inspire l'Occident est sa
capacité à assurer une équivalence entre le travail,
l'effort, l'investissement et sa traduction le long de l'échelle sociale.
Loin de moi l'idée d'évacuer "le capital familial" ou social,
comme dirait P.Bourdieu, dans le positionnement social ; c'est une
banalité statistique que de montrer que les "genres" se reproduisent,
tant au niveau du pouvoir industriel qu'au niveau politique ou intellectuel. Ni
encore la fonction de revanche sociale qui existe dans beaucoup de promotions
professionnelles. Nous n'étudions pas les raisons de cette
réussite mais seulement la chose suivante : dans nos
sociétés, la quasi-totalité des fonctions professionnelles,
de bas en haut de la pyramide sociale, ne nécessite que de très
faibles qualités : celle du travail (sa quantité), celle qui permet
de l'imposer (l'autorité) puis celle qui la valorise (la promotion), ces
attributs étant assis sur une compétence technique
préalable, ouverte à suffisamment de "monde" pour que ce
même "monde" y croie. Mais il n'y a pas que la compétence qui
soit "technique², tout le reste l'est aussi : il existe des techniques d'organisation
du travail (pour travailler plus), des techniques de management (pour
s'imposer davantage) et des techniques de marketing (pour mieux se vendre).
Ceci ne serait rien si le système ne permettait pas de mouvement : or,
ce qui frappe dans l'histoire de l'Occident, c'est le déplacement des
fortunes familiales, des corps d'Etat, des religions, de la bourgeoisie, etc. qui
assure au système sa pérennité alors même que la
seule observation de l'histoire islamique nous montre les forces de rappel qui
ramènent inexorablement les choses à leur position initiale.
Ce que l'on sait de la société soviétique avec ses
privilèges secrets réservés aux cadres du Parti, le
trucage systématique des données économiques, la
hiérarchisation codée et statique des progressions interdit sur
ce point une symétrie avec l'Occident. Nul ne sait encore si les
événements récents pousseront le bloc
soviétique vers l'occidentalisation ou la tiers-mondisation, mais il y a
fort à parier que le chemin qui conduit à la première
hypothèse sera long et périlleux.
De même, le rôle de l'économie informelle, le don et la
supériorité du lien familial sur le marché,
éventuellement les cultes pratiqués dans de larges
régions du Sud sont autant de barrières à
l'Occidentalisation. Loin de nous, s'il était besoin de le préciser,
l'idée que les pays concernés pourraient en tirer le moindre
avantage, si tant est que le choix puisse être posé en ces termes.
On l'aura compris : ce qui distingue l'Occident du reste du monde à la
fois d'un point de vue historique et anthropologique, c'est son rapport au
temps. Or, c'est la technique qui définit notre relation au temps. La fin
ultime de ce processus, nous la nommons : "la technoscience". Il nous reste
à préciser ce que traduit ce concept, ce qui le distingue du
terme de "technique". Nous pourrons alors préciser la dynamique de la
technoscience, et dire pourquoi nous lui attribuons un caractère
durable ou passager.
* (sous la direction de) "La technoscience, les fractures des discours" L'Harmattan 1992
BIBLIOGRAPHIE