Cosmos, Rythme et Plan

(Approche de la production sonore)

Richard Pinhas

À Maurice G. Dantec et William S. Burroughs.

 

Les hommes commencent seulement à s'apercevoir que la musique est le langage figuré des passions. Et plus tard on apprendra à discerner d'après sa musique l'ensemble des instincts d'un musicien. Il ne pensait certes pas s'être trahi par là.

Nietzsche, VP 52, I883.

 

Dire que la musique est le langage figuré des passions, qu'elle implique le discernement de l'ensemble des instincts, c'est ce que Nietzsche affirme d'un musicien, et sans doute, par extension, de toute musique possible.

La production sonore affirme un instinct singulier : un rapport de force qui doit être quantifié et qui doit être qualifier. Ce sont les quantités d'énergie (quanta) et les qualités-pouvoir (affects). Une &laqno; uvre » musicale précipite telles quantités d'énergie et exprime tel ou tel pouvoir d'être affecté ; par exemple la musique-métal, le devenir-eau, le cristal avec les glass-harmonica de Mozart ; les synthèses réelles, analogiques ou bien numériques1. Ce rapport des forces détermine un état, une configuration unique à un moment déterminé, soit une coupe instantanée dans le Temps (Gilles Deleuze, L'Image-Temps). Dans le continuum du plan de composition, cette coupe instantanée de l'état objectif des forces sonores, les multiplicités actuelles, est aussi une description ponctuelle des affects, des complexes affectifs exprimés par le jeu de ces puissances.

Cette configuration datée des forces est la composition à l'uvre dans le corps organique du supposé musicien (le suppôt). Dans sa violence aux corps individués, le corps sonore remet en question la musique elle-même. L'instinct est une Rencontre, fulgurance ponctuelle, ou bien au contraire un état figé dans lequel les multiplicités quantitatives et qualitatives (états objectifs des forces) semblent ne plus pouvoir évoluer2.

Comme une photo dans le monde réel, une telle coupe instantanée est une fiction semblable à la fiction de l'Intellect : nous pensons pouvoir saisir et interpréter les régimes de signes et de formes qui constituent la réalité temporelle, sa datation. C'est une pure commodité. Nietzsche fait souvent référence à cette notion de fixité : les forces sont devenues statiques, figées3, déclin. Ce rapport est de nature stratégique : il souligne les positions de l'implexe des forces qui, dans le continuum vital du plan, initialise et densifie le processus d'expression. Ce processus se nomme également Composition.

Les formants élémentaires de la production sonore, la nécessité interne à l'&laqno; uvre », sont a priori la transparence visible et communicable de cet état figé des forces. La nécessité est forcément interne : c'est le Rythme (l'Inegal selon Deleuze), poussée dégagée et complexe, qui effectue la symbiose de la musique et des éléments. Le Rythme ou Inegal rend sensible les vibrations4.

Le mouvement est le balayage, opéré dans la durée par la condensation des formants élémentaires (simples ou bien composés, séquences complexes). Ce mouvement est, par définition, la circulation des densités dans le continuum sonore (noyaux opératoires, modulateurs analogiques, synthèses des tessitures, &laqno; manipulateurs » numériques de temps et de data, etc.). Soumis au rythme, le mouvement donne naissance au principe oscillatoire du plan de composition musical. Dans le monde complexe des flux sonores abstraits se déploie le Mouvement continu (ou Variation) si proche de la description que Bergson donne de la durée : &laqno; continuité indivisible du mouvement ». Le rythme est l'oscillation fondamentale qui détermine la durée d'une musique, sa pure hétérogénéité. Le rythme est bien tout le contraire de la métrique, de l'homogène. Dans la Temporalité du monde, il est le principe distributeur réel : le rythme est l'Inégal immanent au plan de composition sonore. Il développe le principe actif du mouvement, et, littéralement, il compose le plan d'effectuation des êtres sonores. Pure et stricte unité ontologique.

Peut-être faudra-t-il un jour formaliser les rapports du Temps au Silence, de la musique au cosmos, la constitution et l'efficience des Idées musicales singulières, les rapports sinueux mais stellaires d'une Théorie du ciel à la création du continuum sonore trans-historique. Question posée par Nietzsche à laquelle musiciens et nomades seront tenus de répondre.

En son point limite, la petite ritournelle implique sans doute une Musique des Sphères. Un seul cosmos, un seul et unique Plan, peut-être même une seule ritournelle sans cesse renouvelée, expression musicale de l'Éternel Retour. Le rythme est essentiellement Ontologique, et toute l'histoire de la musique semble être un plaidoyer pour une véritable Ontologie de l'Inégal. Constituants et non constitués, le Rythme et les durées connexes (ou temporalités simultanées) sont les principes génétiques de la machine musicale abstraite : ils engendrent les diagrammes d'effectuations concrets, le continuum sonore audible ici et maintenant. Les positions expressives des rapports de force sont des densités ponctuelles. Certains énoncés formulent la performance et le tracé de ces rapports. Ces énoncés, modulateurs et tenseurs de langage, sont eux-mêmes les supports et le véhicule des expressions instinctives. Ils disent la présence toujours actuelle des sons. Ainsi l'écriture de la partition imprime-t-elle l'Idée de la composition dans sa temporalité singulière, et réalise sa présentation. Dans un temps différé et de nature incomparable, les instruments de l'orchestre réputé classique, les guitares métalliques &laqno; trash », la machine électronique cyber-technoide, vont procéder à l'actualisation. Ce sont des concrétions objectives ou synthèses d'effectuation réelles.

Par nature, le Temps de l'écriture est suspendu, hors matière ; il est en prise directe avec la contraction et l'étalement des passions. Dépositaire de sa propre logique, enchâssée dans le rapport des forces, il en est le langage figuré. Ami des passions, ce langage sémiotique procède par signes directs : il se présente dans un rapport immédiat d'adéquation à la matière sonore, traduction instantanée, mais traduction tout de même. Ses modalités formelles d'exécution, ses modes d'articulation diffèrent du système de la langue. Il procède par signes directs, images sonores, figures d'expression, icônes ; c'est un langage sémiotique modulaire qui résonne avec la modulation synthétique continue : écriture par diagrammes réels, sémiotique a-signifiante, très éloignée du fantasme plaisant de la langue des affects, chère à Rousseau. Elle se greffe au système d'interprétation des instincts, transducteur privilégié.

Dans la contraction des motifs wagnériens, si l'exprimé incarne &laqno; le continu des rapports différentiels, ou l'idée virtuelle inconsciente » (Deleuze, Différence et répétition) de la mélodie infinie, alors l'expressivité, ou la puissance du mouvement, est le degré de consistance des régimes stratégiques propres aux figures d'expression. Dès lors ces figures dégagent un exprimé qui est le contenu même de la musique : l'affect-métal, le cristal des glass-harmonica, l'oscillation organique du retard magnétique, la froide numérisation des délais numériques, la mythologie du Graal, ou bien encore la répétition complexe, etc. Il faut tenir compte des Formants, du traitement des matériaux, des synthèses diverses, de l'organisation en segments ou en agrégats, séquences et motifs, du degré d'effectuation concrète et de leurs conditions objectives, pragmatiques : les puissances, les modes et les qualités des énoncés-affects. L'expressivité relève finalement du diagramme dont le rythme est le principe actif et absolu. La musique est un devenir cosmique. Le plan.

Écoutons La Mer. Quelle affection, quel est le langage figuré des passions, quelles sensations s'expriment ? À l'évidence une mise en rapport empathique et matérielle directe à l'élément acoustique. Nous entendons le ressac, mais plus encore la connexion vitale aux molécules liquides et à la fluidité. De sa composition émane la symbiose continue des matériaux sonores et des éléments marins poussés à une puissance supérieure, non organique. Les notes et les timbres, les harmoniques s'identifient, en tant que Nature sonore, aux molécules d'eau. C'est un rapport vivant par lequel la musique prend en charge l'expression et le potentiel suprasensible de La Mer. La composition sonore véhicule les puissances et les affects de l'eau : elle rend audible le temps marin dans son idiosyncrasie. Ainsi le Temps marin devient-il une Idée sonore.

Cette métamorphose des Êtres musicaux est bien la force du compositeur : nous voyons Richard Wagner édifier la mélodie continue, où l'amour-passion et la souffrance expriment la grandeur des motifs dans le temps de la compossibilité simultanée. C'est dans le même procès que Jimi Hendrix décharge la honte de la nation américaine, napalm enflammé dans les accords ralentis et tournoyants, déphasés et suspendus, d'une guitare splendide transformée en élément céleste. Devenu pur effet Doppler, Hendrix déphase notre &laqno; moi » au profit d'une collection virtuellement infinie d'identités fluctuantes et métamorphiques. Expression sublime et terrestre de la volonté de puissance. La &laqno; bonne » organisation de la forme et l'unité structurale de l'uvre, la supposée matrice narrative (J. F. Lyotard, Discours Figure), disparaissent au profit d'une distribution nouvelle des matériaux et des tessitures, d'une dispersion magnifique des agrégats sonores : le souffle des formants élémentaires propres aux êtres musicaux.

La musique est une mise en variation continue de la matière-son, une apologie du continuum moléculaire, et elle retrouve ainsi le sens primordial des puissances cosmiques transfinies : bruit de fond de l'univers et expansion chaotique illimitée, la matière, le matériau et les devenirs (Deleuze-Guattari, Mille Plateaux, &laqno; De la ritournelle »). Procès des résonances et des percussions, la musique se donne par le mouvement Inégal dans le réel, durées connexes et simultanées, mais surtout synthétiseur Temporel a priori.

La Mer : une série acoustique de métamorphoses, une émission d'affects aquatiques. Autres exemples, Kraftwerk : l'homme analogique, mélange de câbles et de data dans son devenir machinique et sa grandiose métamorphose, son passage vers l'univers numérique ; Brian Eno et ses devenirs imperceptibles, sa musique atmosphérique et ses stratégies obliques.

Il faut entendre les synthèses d'une composition complexe qui débordent les formes académiques lyriques et figées de la musique paysage. C'est l'art musical tout entier qui, dans sa puissance intérieure, nous fait vivre l'élément : les chants de la Terre, le sublime des chutes glaciaires, la musique météo, élan tellurique des petites différences et de la terrible Répétition (Philip Glass). La musique est aussi cette contraction dernière qui rend audible la densité du ciel, expression de la différence ou &laqno; liberté pour la fin d'un monde », mouvement forcé vers un univers indicible (Deleuze, Différence et répétition). Deleuze a su dire comment toute l'histoire de la musique converge vers cette limite : rendre le cosmos sonore et confondre organiquement puissances sonores et puissances lumineuses. On imagine l'usage intense et répété d'un matériau non figuratif qui précipite des constellations mouvantes de formes et de contenus. Proust musicien, la sonate de Vinteuil, ou bien Baudelaire lorsqu'il décrit l'âme de la mélodie continue comme blancheur sublime et céleste du drame musical wagnérien. Les cellules répétitives et les séquences moléculaires analogiques de Fripp et Eno, Terry Riley, Heldon et Steve Reich.

Si la musique est bien le langage figuré des passions, la figuration ne peut être considérée ni comme le registre interprétatif des signes impulsionnels, ni comme une représentation crédible des crêtes d'intensités. Il existe une différence d'ordres, passage du sens à la représentation, un silence limite (Farrachi, Blanchot). Aucune évaluation possible du signifiant à la passion sonore. Pour parler comme Freud, il faudrait imaginer une barrière radicale entre la fluxion des processus primaires et l'ordre secondaire habité par les mots. D'une sphère à l'autre la seule voie interprétative est la production de Figures, de compositions : expressions sensibles des forces dans l'&laqno; uvre ». Pour Nietzsche, au sens de la Volonté de Puissance, figurer diffère d'exprimer : l'expression est une puissance, un régime stratégique, un mode opératoire concret, le régime aristocratique.

La figuration est une élaboration, un travail transformationnel des énergies par lesquelles la circulation des métamorphoses provoque la Transvaluation liée au Devenir. Si la figuration est un niveau des synthèses de composition, le figuratif est à la figuration ce que le sentiment serait à la sensation. Dévaluation, réactivité, rabattement nihiliste sur la shpère du &laqno; moi ». La figuration est une puissance d'expression, le figuratif, au contraire, renvoie à la représentation.

Le procès de production sonore met en acte au moins trois sortes de temporalités qui se succèdent ou bien s'entrecroisent simultanément. Ces types ne définissent pas les qualités de Durées de l'&laqno; uvre », mais délimitent les temps diversifiés de la composition à l'effectuation concrète. Il existe un Présent Intégral de l'organisation des êtres musicaux qui dépend directement de la Présence des forces sonores, des dynamiques, des accents et des densités : Présence a priori du Rythme et de la continuité de mouvement. Dans ce cas précis, le Temps des simultanéités est ontologiquement lié au rythme défini comme complexe et empirique-transcendantal : l'Inégal est le grand intégrateur, le principe des distributions et du mouvement5.

Encarté dans le Temps de la reproduction, la musique devenue audible, dans le mouvement même de son exécution, est contemporaine des processus d'écoute, donc d'une certaine &laqno; subjectivité ». Liée aux formes et aux variations de la perception, elle délimite un temps vivant qui s'actualise dans les durées &laqno; subjectives » propres à la Logique des sensations (Deleuze, sur Bacon). La musique réifiée en partitions existe éternellement (objet éternel selon Withehead), mais peut demeurer inaudible en l'état. D'où son caractère littéralement infinitif : des sons incorporels, hors milieu, loin des vibrations de l'air. C'est une temporalité entre parenthèses, une sorte de Temps objectif dans lequel la musique s'implique en forces compactes et virtuelles, mais douées d'actualisations possibles. Le temps de l'écriture musicale diffère par nature car c'est un Temps de la production : diagrammes et pure objectivité (les plans de composition des synthèses sonores). Illustration de l'Infinitif sonore : certaines lettres de Mozart affirment que la musique surgit comme pure Idée à dérouler, rêve ou pointe contractée, dense et concrète, qui requiert seulement une explication ou bien une expression, une sorte de narration du flux sonore.

Temps contractés de la condensation des Êtres musicaux, Temps nucléaire des Idées sonores, par-delà la supposée subjectivité des compositeurs, seules comptent cette densité de durée et l'inflexion inclusive de l'horizon suprasensible réalisé. Simultanéité des motifs wagnériens, répétitions différentielles des séquences organico-métalliques de Robert Fripp, grande analogie des rythmiques simples chez Kraftwerk, autant de multiplicités qui conduisent au sublime et à l'absolu. Point de densité absolu de l'&laqno; uvre », le Rythme, en tant qu'inégal, fonde la grande machine sonore abstraite : il est passage de milieux et crée la consistance (Deleuze-Guattari, Mille Plateaux) ; il distribue les tenseurs acoustiques ou tropes électroniques (électro-tropes) et déploie les modules de variation. La modulation synthétique a priori condense les temporalités connexes et simultanées et engendre les stratégies du diagramme.

La production sonore est forcément une simplification essentielle : décanter jusqu'au noyau des forces, montrer les structures elles-mêmes, extraire les plus pures intensités, rendre évidents les processus de composition (Eno, Boulez, Glass et Fripp possèdent en commun cette démarche). Boulez explique comment le diagramme simplifie le mouvement, régime stratégique de l'&laqno; Ouverture » : &laqno; C'était le sang neuf venant des "barbares", une sorte d'électrochoc appliqué sans ménagement à des organismes chlotiques. On emploie en algèbre le terme de simplification quand on réduit les termes d'une équation à une expression plus directe. C'est bien dans ce sens que l'on peut parler du Sacre comme d'une simplification essentielle » (présentation du Sacre du printemps, CBS).

Cette simplification est l'innovation très performante des musiques actuelles. Dès lors le langage figuré des passions devient la consistance, soit l'expression dégagée par le plan de composition musical : diagramme et rythme. Considérant le rythme, Boulez inverse les perspectives critiques : &laqno; Mais avec Stravinski, c'est le principe même qui est remis en cause : d'abord par la prééminence du rythme sur les autres composantes du langage musical, ensuite, par la conception même du temps, de la pulsation. La prééminence du rythme se traduit par la réduction d'autres catégories comme polyphonie, harmonie, à une fonction subordonnée » (ibid.).

L'effectuation rythmique, le rythme concret qui emplit les corps, est en même temps la sensation empirique réelle et l'élément majeur de la composition : il ordonne le monde des synthèses effectives. Mais ce rythme réel dépend lui-même d'un autre plan, le plan de la machine musicale abstraite, la grande rhizosphère sonore. Sur ce plan immanent un Rythme inengendré effectue la synthèse disjonctive des simultanéités.

Le rythme de l'uvre, de la séquence, de l'agrégat, ou d'un unique son, point de singularité ou inflexion, est immédiatement dérivé du Rythme ontologique produit par la machine sonore abstraite. Par exemple, c'est dans l'accomplissement d'une démarche proprement diagramatique que le Sacre se défait définitivement des coordonnées figées ou fixes ; d'où la promotion d'un mode rythmique accentué dans la perspective d'une mise à nu de la pulsation (Boulez encore).

La consistance intrinsèque et la densité interne de l'&laqno; uvre » sont l'issue concrète du continuum des compossibles sonores, flux musical virtuel tendu vers la dispersion d'événements, la distribution des matériaux et des intensités, l'expression et le développements des mélodies. Former des tracés acoustiques inouïs, exprimer les résonances cosmiques, exacerber la grande pulsation fondamentale, enfin rendre la musique nébuleuse, un gaz audible et sonore : diffraction céleste et souffle magique. Dès lors les Idées sonores composent les Êtres musicaux, ce sont les essences ontologiques du plan de composition sonore. La &laqno; modernité » consiste peut-être en ce passage du complexe-structure de Bach à l'Implexe matériau-répétition de nos frères contemporains.

De même que le rythme dérivé, la simplification essentielle porte a priori sur n'importe quel élément ou n'importe quel formant : par exemple l'Or du Rhin. La longue introduction développe un seul accord double, à la fois tessiture particulière et esquisse réelle d'un motif ; lorsque ce travail porte sur le rythme concret, en retour, la pulsation elle-même se trouve magnifiée (Webern et l'absolue nécessité). La musique devient Temps du monde, Oscillation virtuelle du cosmos, rayonnement du bruit de fond de l'univers.

Récapitulons. Dans son état le plus pur6, l'impulsion rythmique concrète renvoie au Rythme différentiel en tant qu'Inégal. C'est un Rythme complexe qui effectue les synthèses disjonctives et affirmatives de durées simultanées et connexes, et assure ainsi la coexistence de tous les mouvements et des mondes sonores compossibles. Chaque ligne de durée correspond intimement à un univers sonore spécifique, une monade-son ; chaque rythme décrit une singularité du plan et le plan d'immanence lui-même se confond en symbiose à l'Inégal.

Un Être musical simple (ou bien séquentiel) est constitué de micro-rythmes, et se produit rythmiquement (son être au monde est d'essence rythmique). Il module selon des processus métamorphiques, ou variations rythmiques internes (la pulsation), ou bien encore du type &laqno; rencontres » (Fripp et Deleuze font l'apologie des commitments). Les modulations sont comme les peuples du plan de composition sonore. Les comportements, les apparitions, les modalités d'être sont essentiellement rythmiques. Les Êtres musicaux sont des complexes rythmiques, et sans doute le sommes-nous également.

En fin de compte, nous comprenons bien qu'il existe un jeu des vitesses relatives inhérentes au rythme, mouvements différentiels de vitesses et de lenteurs d'une part, modulations des possibles d'autre part : la mise en variation continue des êtres musicaux et des inflexions, les rythmes différentiels des durées connexes et simultanées (compossibilité chez Leibniz et simultanéisme intérieur pour Nietzsche). Tristan : &laqno; Je suis le monde. »

Âme du monde, le Rythme est l'essence de la musique : il est sa composante vitale et fondamentale, son absolue nécessité. La compossibilité sonore consiste dans la simultanéité d'exposition des multiplicités de motifs à rythmes variables et différentiels, et dans les durées hétérogènes affirmées comme réelles et coprésentes. Déjà les propositions du Timée englobent une multiplicité de temporalités hétérogènes et irréductibles, sous la forme d'une pluralité d'astres errants, chacun possède sa propre chronicité, son mouvement singulier lié au rythme de sa trajectoire (Platon, Timée, 39b-d, 41e). En tant qu'Inégal, le Rythme est l'a priori fondateur des synthèses de composition. Pli ontologique entre Temps et Silence, il explique le processus de différenciation et effectue la mise en variation continue des lignes de durées simultanées. Le Rythme, grand modulateur du Temps et des durées, concrétise la modulation synthétique sonore.

L'impulsion rythmique est la face concrète et active de la différence constitutive. Devenue matériau, elle réalise la composition du plan de consistance sonore. C'est pourquoi la pulsation rythmique est l'incarnation littérale de l'âme du monde : séquences électroniques répétitives chez Robert Fripp, déplacement des accents chez Philip Glass, machine nomade au tempo binaire avec Kraftwerk, machine industrielle électro-trash avec Heldon.

La littérature développe un analogue à la machine musicale : c'est l'oscillation pendulaire qui scande l'éternité de l'ubik et le pur présent des compossibles7. Étrange créature de Démons et merveilles, l'entité Randolph Carter incarne cette compossibilité. Randolph Carter, ou bien &laqno; tout ce qui a été est et sera simultanément » (H.P. Lovecraft), fait écho à la proposition classique de Spinoza &laqno; que la durée des choses (tient) tout entière dans un moment unique, qui est l'éternité ». De la musique imaginaire d'Erich Zann à la féerique perfection de Parsifal, c'est la même nécessité absolue et la même pulsation qui traversent le monde des sons. Lovecraft décrit le plan fini d'intégration, mouvement absolu, par lequel la production sonore devient plan de composition.

Le son fait symbiose avec la pulsation et le rythme transmet le rayonnement électronique de la matière ; devenue Matière-Mouvement et Matière-Temps (Deleuze), la musique exprime la totalité du monde. &laqno; De par la vérité de la musique se saisissent les passions mêmes » (Nietzsche, JGB IV I06, traduction de Cyril Martin). L'expression musicale du Graal transvalue la beauté de la mélodie infinie, et les motifs décrivent les thèmes suspendus qui correspondent organiquement à la modulation continue du mouvement : transparence des passions à la musique et auto-affirmation de la nécessité élevée à sa puissance la plus haute. Comme les passions, la musique est constituée de souffles et d'éléments météorologiques (Nietzsche, Lettres à Gast).

Loin de toute interprétation, les Idées sonores s'incarnent dans des effectuations, dans des perspectives, des combinaisons et des inflexions (Rameau) : la nature autochrone des Êtres musicaux est la passion. Ainsi l'uvre de Wagner ne révèle pas seulement une physiologie, mais l'essence intégrale de la musique, la nécessité chère à Webern.

Il faut de très nobles passions pour que la musique devienne cosmique, un mouvement oscillatoire absolu. Juillet 1855, Liszt à Wagner : &laqno; Va sur les montagnes, compose, et mets tout le ciel en musique. »

 1. Le métal : les cuivres chez Wagner, mais aussi Fripp et Eno, Index of Metal, Eg Records. L'eau : La Mer chez Debussy, Aquae d'Edgar Froese. Les synthèses : Kraftwerk ou bien Heldon, mais aussi la techno : Chemical Brothers.

2. Sur le suppôt et l'instinct, Pierre Klossowski, Nietzsche et le cercle vicieux, Mercure de France, Paris, 1991. Sur la notion de &laqno; rencontre », voir aussi bien Fripp que Deleuze.

3. Nietzsche, Le Gai Savoir, Posthumes, MIII-1.

4. Armand Farrachi, La part du silence, Barrault, Paris, 1984. Gilles Deleuze, Différence et répétition, PUF, Paris, 1993.

5. Ce caractère de simultanéité pose la synthèse de l'Inégal et affirme la présence d'un temps spécifiquement musical : Gilles Deleuze, Diffé-rence et répétition, PUF, Paris, 1993, p. 376.

6. Boulez : &laqno; L'exemple le plus extrême et le plus caractéristique de ce nouvel état de choses nous est fourni par les Augures printaniers, où un seul accord contient ­ littéralement ­ toute l'invention. Réduite à son expression la plus simple, voire la plus sommaire ­ puisqu'un seul accord ne peut avoir de véritables fonctions de relations ­, l'harmonie va servir de matériau à l'élaboration rythmique que nous allons percevoir par des accents. () C'est d'ailleurs bien ainsi que nous percevons une musique pareillement conçue : avant de nous inquiéter de savoir quel accord nous entendrons, nous sommes sensible à la pulsation émise par cet accord. La Glorification de l'Élue ou la Danse sacrale, si elles nous présentent des événements moins simplifiés, nous impressionnent d'abord de cette façon ; car, au-delà des fragments mélodiques que leur répétition nous permet de rapidement saisir pour les neutraliser, ce que nous écoutons c'est l'impulsion rythmique à l'état pur » (nous soulignons).

7. Cette pointe de présent (cf. Gilles Deleuze, L'Image-Temps, Editions de Minuit, Paris, 1985) déplie en durées hétérogènes et simultanées qui renvoient à une multiplicité de lignes de réalités irréductibles, dans les romans de Philip K. Dick et de Norman Spinrad.




Référence: http://www.save-the-world.com/FORM/nomade/cosmo.htm