Revue SOLARIS
Décembre 2000 / Janvier 2001 ISSN : 1265-4876 |
Résumé
On partira du constat suivant : l'auteur individuel est le produit de l'imprimerie qui a construit un lien irréductible entre la personne et sa production. Qu'advient-il de cette figure à l'heure du basculement vers l'édition et la distribution numérique sur Internet ? D'où l'idée couramment exprimée selon laquelle le numérique creuserait le déficit aussi bien de la culture de l'imprimé que de celle de l'auteur individuel, autre nom possible pour désigner cette culture. On discutera l'apparente évidence de cette déduction. Cette question de l'auteur engage en fait à un réexamen de la distribution des positions entre réception et production, réexamen dont les dimensions politiques sont primordiales. On voudrait ici établir que ces postures -- disjointes, dans une large mesure par la culture de l'imprimé -- sont soumises à un brutal mouvement de fluidification dans le contexte des réseaux. Le développement d'Internet secrète des positions intermédiaires originales entre réception et production, qui constituent une véritable mutation des savoirs symboliques ; mutations que nos sociétés se doivent de prendre à bras-le-corps, car il y va des conditions d'expression de la citoyenneté dans la "République de l'hypermédia". Dans cette perspective, je discuterai la thèse, à mon
sens simpliste, qui voudrait qu'on passe, dans le contexte de la
cyberculture,
d'un auteur sans collectif (version romantique où l'auteur exprime
une intériorité close) à un collectif sans auteur
(anonymat par indifférence à l'individuation). D'où
l'hypothèse suivante : nous assistons à un renforcement simultané
des deux pôles individuel et collectif, ainsi qu'à l'apparition
de formes auctoriales inédites, ce qui vise la notion d'"auteur
en collectif".
Mots-clés :auteur, hypermédiation, production,
réception, réseaux, savoirs.
Abstract Since the individual author is the pure product of the era of print, during which a product has always been indomitably assigned to a person and vice versa, what could become of that feature in the era of digital publishing and distributing on the Internet? Hence the frequently expressed idea that the digital world would augment the deficiency of the print culture, which could also be described as the individual author's culture. We will discuss the self-evident aspect of that deduction because the question of the author actually requires a reexamination of the way parts are distributed between reception and production; a reexamination whose political dimensions are highly important. At this point, we would like to put forward the fact that the notions of reception and production -- separated, to a large extent, by the print culture -- are both being subjected to a brutal movement of reunion in the network context. The development of the Internet is producing original intermediary relationships between the two, which bring about a genuine mutation in symbolic knowledge. Our societies ought to take these mutations to heart because it is the very conditions of citizenry in the "Hypermedia Republic" which are at stake. Thus, we will discuss the too simple thesis, according to which cyberculture is defined by a passage from an individual author (the romantic version of the author as interiorized insight) towards a collective author (anonymity through indifference towards individuality), in order to formulate the following assumption: we are attending a simultaneous reinforcement of both the individual and the collective pole while, at the same time, we are witnessing the appearance of unprecedented and original author forms that the notion of the "collective author" points out. Key words : author, expression, hypermediation, knowledge,
networks, reception
|
Le fil directeur de cet article s'attache au statut de l'auteur : auteur collectif, co-auteur, voire disjonction entre production et assignation auctoriale. J'y ferai référence à partir de la sphère des médias numériques, propice à actualiser et à accentuer des controverses déjà anciennes pour certaines d'entre elles. On partira du constat suivant : l'auteur individuel est le produit de l'imprimerie qui a construit un lien irréductible entre la personne et sa production. Qu'advient-il de cette figure à l'heure du basculement vers l'édition et la distribution numériques ? D'où l'idée couramment exprimée selon laquelle le numérique creuserait le déficit aussi bien de la culture de l'écrit et de l'imprimé que de celle de l'auteur individuel, autre nom possible pour désigner cette culture.
Après avoir examiné, dans une deuxième séquence, quelques propositions destinées à thématiser le statut de l'auteur, notamment dans le domaine artistique, je discuterai la thèse, à mon sens simpliste, qui voudrait qu'on passe, dans le contexte de la cyberculture, d'un auteur sans collectif (version romantique où l'auteur exprime une intériorité close) à un collectif sans auteur (anonymat par indifférence à l'individuation). D'où l'hypothèse suivante : nous assistons à un renforcement simultané des deux pôles individuel et collectif ainsi qu'à l'apparition de formes auctoriales inédites, ce que vise la notion d'"auteur en collectif". Je conclurai en proposant une généralisation méthodologique possible de cette thématique auctoriale à la culture de l'univers numérique.
Ce sont, concernant le statut de l'inventeur individuel, des vues analogues qui animent le courant dit d' "anthropologie des sciences et des techniques" lequel a mis en lumière l'importance des réseaux sociaux dans l'élaboration techno-scientifique (L'étude, par Bruno Latour, de la découverte du vaccin par Pasteur [4] étant un modèle du genre). Dans cet horizon, il n'y a plus de "découvreur" singulier mais des réseaux dont des agents, opérateurs de conversion, potentialisent les intersections. L'"eurêka" est alors substitué par le foisonnement d'astucieux bricolages et de tactiques rusées permettant de séduire, de contrôler et finalement d'enrôler d'autres réseaux d'acteurs. L'inventeur, l'auteur n'est plus individualisable. Il abrite un hybride, un alliage humain/non-humains mêlant des personnes, des stratégies de contrôle des concurrents et des innovations dans les dispositifs de prélèvements sur la "nature" à des fins de traitement dans le milieu purifié des laboratoires.
Je me situe, non pas en opposition, mais latéralement en
regard de telles vues, qui emportent l'adhésion tout en laissant
sur la grève l'unicité individuelle, subjectivité
irréductible, forme mortelle qui résiste à toutes
les dilutions structuralistes et les agencements de multiplicités.
Comment penser à la fois l'agencement au sens de Deleuze, et la
figure de l'individualité en tant que source de la production subjective
comme différence, c'est-à-dire comme lieu singulier d'émergence
de sens ? Il y a là un problème philosophique complexe et
aussi une question sociale qui concerne le statut des auteurs ; investigations
qui se situent à la lisière de la thématique de cet
article et que je n'aborderai donc pas. En revanche, je remarque que l'univers
des réseaux est systématiquement sollicité pour objectiver
ces conceptions qui décentrent la subjectivité de l'individu,
et déploient celui-ci comme un champ que des forces hétérogènes
travaillent.
Toute création (artistique, scientifique, etc.) est évidemment toujours de nature collaborative, quel qu'en soit le degré. Cela n'est pas discutable. Mais est-il si évident que, dans le contexte des réseaux numériques, la part individuelle de l'activité créatrice doive être tenue pour négligeable ? Symétriquement doit-on, ainsi que nous y invitent nombre d'investigations, considérer que le récepteur devient alors coauteur ?
Comment sortir de cette symétrie qui à la fois reconnaît et rejette l'élection du récepteur au titre d'auteur partiel ? Il faudrait peut-être mettre en avant des concepts décalés du domaine des hypermédias tels que ceux de "lectacture" (voir ci-dessous) ou de "coefficient d'actualisation" pour désigner l'acte de parcours d'un hypermédia, sans le considérer comme une écriture au sens habituel mais sans le confondre non plus avec la lecture ou la situation spectatorielle cinématographique. Ce coefficient permettrait de prendre en compte la diversité des intensités de modification possibles d'une proposition littéraire ou artistique depuis la simple activation des liens jusqu'à la participation effective à la composition d'ensemble : enrichissement des propositions plastiques, ajouts de nouveaux éléments, etc. À ce coefficient, on devrait adjoindre une qualification du mode de participation du "spectacteur", la considérer comme une interprétation au sens musical avec des performances étagées, de débutant jusqu'à virtuose.
Par ailleurs, l'úuvre numérique incite le destinataire à se fabriquer une théorie de l'úuvre (ce serait l'un des aspects de la "lectacture"), puisque dans son principe, tout n'est pas visible et que les logiques de parcours deviennent des matériaux artistiques en tant que tels. De manière plus générale, j'ai le sentiment que ce balancement -- tout comme la notion de "lectacture" -- pourrait mieux s'interpréter dans le cadre de la fluidification des positions de réception et de production propre à la production numérique. On verra cela ultérieurement.
Mais peut-on, pour autant parler, d'écriture ? Bien sûr, on peut arguer du fait que l'écriture ne se confond pas avec la production sémantique (on peut noter des listes de mots ou de nombres sans rechercher à transcrire la pensée, c'est même cela que visaient les premières inscriptions). Mais comment éliminer, aujourd'hui, du champ de l'écriture la production d'idées, d'arguments ou d'expressions d'états affectifs, surtout lorsqu'on vise des textes argumentatifs ? Agencer différemment l'organisation physique d'un texte, n'est générateur de productions sémantiques et de postures sensibles passionnantes, que si le dispositif de réagencement devient lui-même la composante essentielle d'une úuvre interrogeant ses différentes instanciations possibles et bousculant les coutumes lectorielles. (Les jeux calligraphiques ou typographiques intentionnels peuvent, eux aussi, ouvrir des champs d'expression sémantiques et esthétiques originaux). Mais dans ce cas, et même si une instanciation suscite une modification interprétative pour un futur lecteur, peut-on lui décerner le titre d'écriture ? À ce compte, n'importe quelle succession de mots tirés au sort et alignés sur une page (ou un écran) peut déclencher une vague d'associations. Ce n'est pourtant ni un texte, ni un poème, juste un exercice automatique ou un test projectif ; sauf si le dispositif de tirage est pensé en tant que tel par l'auteur, et là c'est ce geste qui devient proprement une úuvre (les Cent mille milliards de poèmes de Queneau, par exemple, n'ont d'intérêt que par le dispositif imaginé pour les produire et non en tant que contenus).
Mais la notion de lectacture n'est-elle pas trop fortement connotée par celle de "lecture", rabattant exagérément le sens sur le langage écrit, alors qu'avec l'hypermédiation prennent consistance les pratiques croisées d'expression/réception iconiques, sonores et linguistiques ? Comment qualifier cet acte d'expression/réception ? Spect-acture, hypermédiature ? Le guichet pour déposer les néologismes est encore ouvert.
On voit se profiler une méta-úuvre automatique qui échange ses paramètres avec d'autres úuvres, l'auteur assistant à l'interprétation d'une partition qu'il n'a même pas produite dans sa littéralité. L'úuvre générative comme retrait de l'auteur : ce n'est pas vraiment l'anonymat, mais n'est-ce pas une situation limite recherchée ? Que le lecteur ait l'illusion d'un auteur de premier rang, alors que cet auteur ne fait qu'engendrer des théories d'úuvres et qu'il laisse deviner son souhait -- suprême paradoxe -- qu'on puisse faire l'économie de son travail.
D'où, à la limite, l'espoir d'une úuvre sans auteur ou du moins, d'une úuvre dans laquelle le destinataire ne peut distinguer ce qui appartient à l'intentionnalité du créateur et ce qui relève de la production automatique. Dans un mouvement de retrait, l'auteur se retranche alors -- partiellement -- derrière cette production, se soulageant -- on peut l'imaginer -- de la responsabilité d'être comptable de toutes les instanciations produites par son alliance avec les logiciels qu'il a installés. Ces travaux et réflexions ont l'intérêt incontestable d'interroger la situation auctoriale spécifique à une délégation de compétences à des automates dans un jeu de miroir entre leur concepteur et leur activité propre. Jeu de miroir dans lequel le destinataire doit construire sa place.
J'ajoute que le rejet ou l'espérance d'une dissolution de l'auteur uninominal s'opère à partir d'une situation où cette figure est solidement ancrée. On repère qu'il s'agit, pour une part, d'une position réactive qui accroît par là même la force de ce qu'elle conteste. Toute autre chose que la situation auctoriale médiévale que l'on peut approximativement qualifier de pré-individuelle.
On assisterait donc à la fois à la solidification de l'auteur individuel (celui de l'imprimerie) et à son insertion dans un complexe hypermédia tissant l'indivis et l'individu. Ainsi considérera-t-on l'auteur en collectif. Tiré par une extrémité vers le collectif (le repos narcissique, le plaisir du collectif concrétisé et renforcé, en particulier, par les liens de co-présence sur les réseaux) et simultanément toujours plus sollicité à produire de la singularité, de la différence. L'ordonnancement des colloques ou de séminaires comme celui-ci en est un parfait témoignage, la propension à produire de l'original devenant une condition collective.
L'allongement des génériques, dans l'audiovisuel comme dans le multimédia (édition de CD-Rom, création de sites Web) témoigne de la permanence -- voire de l'accentuation -- du souci de nomination. L'importance sociale de la signature -- articles scientifiques [14] notamment -- s'accroît dans nombre de professions (le "book", par exemple). Cette question est très fondamentale car elle touche au statut de la valorisation et à la nature du travail dans nos sociétés. La coopération constitue la forme caractéristique de l'activité productive dans nos sociétés post-fordistes [15]. On comprend que coopération en collectif et préoccupation de distinction personnelle ne sont nullement antagoniques mais bien au contraire qu'elles se présupposent et s'alimentent réciproquement. On ne reviendra donc pas sur la forme individuelle ni sur sa valorisation. Le contexte des réseaux devrait plutôt inciter à penser la persistance -- voire l'hypertrophie -- du marquage individuel, parallèlement au développement des formes auctoriales distribuées avec toutes les graduations imaginables depuis :
La fluidification entre les positions de production et de réception est en effet une caractéristique du milieu hypermédia. Le couper/coller/transformer/ajouter/publier devient la condition éditoriale. (Nommons-la, "home multimédia", par analogie avec le "home studio" musical). L'attribution individuelle est alors beaucoup plus mobile que dans le contexte de l'imprimé. L'agencement, le chaînage réception-production est, en effet, immédiatement à la fois collectif, et naturellement non uninominal. Cette fonction productive -- non auctoriale labellisée -- (le flux textuel ou multimédia mis en ligne, les millions de sites personnels) est à distinguer. La continuité réception-production peut alors y être considérée comme nouvelle condition expressive, soulagée dans une certaine mesure d'une tendance narcissique instinctive, décentrée de la figure de la subjectivité individuelle, allégée aussi de l'obsession de la légitimation comme úuvre (les úuvres classiques n'étant évidemment pas disqualifiées pour autant).
La musique techno est un parfait exemple de cette fluidification qui engendre une production collective musicale distribuée. Les séquences écoutées sont immédiatement transformées et relancées sur le réseau, si bien que l'activité de réception est naturellement une recomposition à partir des sources reçues. Ainsi un flux mouvant récursif -- plutôt que séquentiel, car le principe de l'enregistrement fige nécessairement -- anime la production de la musique techno. On le voit clairement, l'úuvre est immédiatement collective car les réseaux tendent à transformer immédiatement la réception en expression ce que la culture de l'imprimé avait, dans une certaine mesure, oblitéré. Internet est, à ce titre, un instrument de production de la musique techno et non pas simplement un vecteur de transmission.
Deuxième exemple, Linux -- système d'exploitation constamment amélioré par des milliers d'informaticiens sur la planète -- est un excellent symbole de cette situation d'auteur en collectif où quelques noms (Linus Torvalds, l'initiateur de Linux dont l'autorité intellectuelle sur le noyau Linux est toujours reconnue, Richard M. Stallman, principal initiateur de la Free Software Fondation) sont cités dans tous les articles (collectif et nomination vont de pair). Le domaine des logiciels libres constitue l'un des meilleurs exemples d'une création collective à anonymat gradué. En effet, des développements spécifiques sont souvent signés (mais non appropriés) par leurs auteurs. Le milieu se tient parfaitement informé des prouesses de tel ou tel développeur et ces prouesses participent pleinement d'une reconnaissance sociale, monnayée ici non en capital mais en virtuosité singulière reconnue. De plus, la participation au développement d'un logiciel libre est un atout maître dans un C.V. d'informaticien, symbole s'il en est d'une trajectoire individuelle. Exemple que l'on peut d'ailleurs rapprocher de la création artistique multimédia collective partiellement anonyme sur Internet, sous forme supervisée. Un dispositif-cadre conçu par un artiste (thème, texte et images de départ, par exemple) initie alors le flux et appelle qui le souhaite à enrichir la proposition ; ce flux se développant au gré des apports successifs en textes, images ou sons. La formation de "guides" dans les jeux en réseaux (regroupement de joueurs décidant d'allier leurs compétences et affrontant d'autres "guildes") est aussi un bon indicateur. S'y côtoient, en effet, une véritable collaboration sans attributions nominales (la "guilde") avec des phénomènes de "starification", comme des classements nominaux, sur le net, des meilleurs joueurs à tel ou tel jeu.
Ceux qui considèrent que la lecture hypermédia s'identifie à une écriture réduisent les pratiques d'expression-réception sur supports numériques à celles qui se sont sédimentées dans la culture de l'imprimé. Or, il me semble que par de nombreux canaux, l'alliance des technologies d'inscription numérique et d'usages plus répandus qu'on ne le croit, dessinent d'autres perspectives, intermédiaires entre consultations, conservations, citations, collages, émissions de liens et production originale de contenus. Une offre logicielle grand public accompagne et fortifie cette alliance : boîtes à outils de toutes sortes, progiciels de design d'hypermédias, logiciels de traitement d'image fournis avec les appareils photographiques numériques et décalqués des outils professionnels de type Photoshop, logiciels d'échantillonnage musicaux, de sampling etc. Des home-studios aux pratiques de copier-transformer-coller musicales (techno, house music) [16] en passant par les mix des raves, le domaine musical offre un bon écho de ce qu'une réception-production hypermédia est en passe de généraliser : un home multimédia élargi aux agencements conjoints des univers textuels, graphiques, iconiques et sonores dans le contexte de la communication collective et de la documentation partiellement automatisée. Si on décrit concrètement ce que signifie réaliser une home-page sur Internet ou un site collectif dans une classe, par exemple, on découvrira une nappe graduée d'activités où la recherche documentaire automatisée par moteurs et guides, la citation, l'emprunt non référencé, le collage, la transformation de sources originales occupent une place considérable.
Bien entendu, une part personnelle originale, lieu de la créativité dans un sens plus traditionnel, complète ces activités : établissement de chemin de navigation, design d'interfaces graphiques, et... rédaction de textes où il se vérifie que les savoirs de la lecture-écriture demeurent fondamentaux dans ces nouveaux espaces expressifs. Et l'on voit bien que ces dernières compétences sont majorées au fur et à mesure qu'on évolue vers les univers professionnels. Mais, dans une perspective d'éducation et d'apprentissage, les premières strates d'activités de sélection et d'agencements documentaires sont d'une richesse heuristique considérable.
Tous les Internautes, par exemple, savent bien que l'usage du réseau met en úuvre des compétences variées passant du simple surfing (l'équivalent de la lecture classique) à la maîtrise des téléchargements de logiciels et à l'exploitation de grandes masses d'informations acquises grâce aux robots et autres guides de recherches, dont les langages de requêtes se font sans cesse plus acérés et complexes. Les réglages et manipulations logiciels sur Internet dérivent parfois même vers des savoir-faire quasi-experts (chargement d'applications en V.R.M.L. et autres plug'ins, réception de chaînes multimédias en continu, etc.). On voit se multiplier sur le réseau, des offres d'outils "grand public" de création de sites, proposant aux Internautes néophytes des formats préétablis qu'il s'agit de paramétrer et d'illustrer grâce à des banques d'images libres de droits [18]. Il suffit alors d'agencer ces textes, photos et liens hypermédias pour construire un site personnel sans maîtriser la programmation classique.
Avec la production multisupport, développée notamment par l'INA, le téléspectateur pourra, à terme, accéder, au-delà de l'émission diffusée, à la production "grise", c'est-à-dire à l'ensemble des rushes, archives et images associées, dont une infime partie seulement est diffusée, faute de temps, à l'antenne. Bref l'équivalent audiovisuel de la consultation de l'environnement documentaire dans la presse en ligne : dossiers, rapports, publications qui ont servi au journaliste, mais ne sont pas publiés, faute de place, et qui deviennent accessibles dans l'édition électronique [19]. Il s'agit là d'une réorientation majeure pour les auteurs qui devront, non plus sélectionner des matériaux pour servir un propos unique dans un format délimité (le fameux 52 minutes, par exemple), mais construire des scripts exploitant les ressources documentaires rassemblées, grâce aux logiciels idoines disponibles [20]. Évidemment dispositions inédites, aussi, pour le téléspect-acteur qui passera d'un régime réglé sur le flux linéaire temporel à une proposition d'exploration en profondeur rejoignant celle qui s'impose avec les hypermédias. Plus radicalement encore, et c'est ce qui nous intéresse ici, il est envisagé que le public puisse avoir accès aux outils utilisés par les auteurs afin de fabriquer d'autres programmes hypermédias avec le stock de matériaux rassemblé par l'équipe initiatrice. Le partage, même inégal, des outils logiciels entre professionnels et amateurs avertis [21] est, en effet, source de remaniements profonds dans la structure des rapports auteurs/publics dans la logique même de ce que nous avons nommé ici, le home multimédia.
On peut repérer la même continuité réception-adaptation-création
dans certains jeux vidéos. L'exemple de Pod est, à
cet égard, révélateur. Pod est un jeu de course
automobile d'un réalisme surprenant déployant l'arsenal du
décorum des circuits (seize circuits évoquant les univers
de Blade Runner, Mad Max, etc.) et multipliant les degrés
de réglage des engins (accélération, adhérence,
braquage, etc.). Les voitures concurrentes sont dotées d'une "intelligence
propre" de la course assez évoluée. Mais l'innovation réside
ailleurs. Un forum sur Internet, permet aux "mordus" de concevoir de nouveaux
circuits dans lesquels ils peuvent inviter des concurrents. Gagner la course
n'est plus alors l'unique objectif. S'éloigner du circuit et visiter
les paysages présentent, pour certains, autant d'intérêt.
De nouveaux véhicules peuvent aussi être fabriqués
avec des caractéristiques techniques propres. Et finalement, bouclant
le circuit, les créateurs de
Pod conçoivent les nouvelles
versions du jeu en s'inspirant de l'imagination des adeptes de ces sites.
Ainsi, est-on passé, par touches successives, d'un jeu vidéo
à une expérimentation collective d'un cadre scénographique,
où les participants sont à la fois acteurs de leur spectacle
et spectateurs de leurs actes :
spect-acteurs donc, avec toutes
les graduations de savoir-faire qu'on peut imaginer.
On dira, bien entendu, que nul n'est tenu de devenir rédacteur hypermédia et que la rédaction de textes linéaires sur papier n'est pas condamnée à quitter notre horizon. C'est aujourd'hui exact, mais cette opposition devient, de plus en plus abstraite, dès lors que les savoirs de l'écriture s'hybrident naturellement à ceux de l'hypermédiation. L'usage documentaire dérivera alors fréquemment vers la production hypermédia. Nous ne supposons pas, qu'au nom d'on ne sait quelle injonction normative, des pratiques de simples consultation et navigation soient appelées à devenir obsolètes, ni que l'hypermédiation doive effacer les frontières entre les activités triviales et expertes de création multimédia. Mais nous imaginons toutes sortes de strates, aujourd'hui déjà observables, entre ces deux positions [23]. Nous conjecturons que, même si les frontières se déplacent avec l'évolution techno-culturelle, ces deux pôles et donc aussi les zones intermédiaires, maintiendront leurs spécificités. Ces zones médianes forment le terrain fertile de projets individuels et collectifs formateurs, et surtout en harmonie techno-culturelle avec les nouveaux instruments symboliques en émergence.
Faire fructifier les savoir-faire intermédiaires de l'hypermédia est un enjeu éducatif, bien sûr, mais plus fondamentalement politique, si l'on comprend que se construisent ici les formes symboliques et par là même, les outils expressifs de la vie collective en général et de la démocratie, en particulier. Même sans démarche volontariste, les pratiques du home multimédia se développeront nécessairement, mais plus lentement et sans que soit mise en lumière leur valeur. Il est de la responsabilité de ceux qui ont en charge les politiques éducatives, de commencer par reconnaître, au sens fort du terme, les pratiques du home multimédia comme condition actuelle de la citoyenneté ; et ensuite, il leur appartient de les systématiser.
Cette perspective pourrait, de surcroît, donner un contenu
concret à l'appel au décryptage des images, objectif récurrent
proclamé, ici et là, par tous ceux qu'inquiète une
supposée domination -- à démontrer, par ailleurs --
du règne iconique sur le scripturaire. La seule manière de
dégonfler la baudruche de la manipulation par les images consiste
à faire de chacun un manipulateur -- au sens premier du terme --
d'hyper-images. Pour former des citoyens capables de déjouer les
prétendus pièges des images numériques, rien ne vaut
tant que de développer leur réception-production, c'est-à-dire
leur mobilisation expressive. On s'apercevra alors que l'hypermédiation
fait apparaître en pleine lumière ce que savent tous les professionnels
de l'image, à savoir que toute image est bordée par du langage,
souvent écrit. åuvrant naturellement dans les savoirs croisés
de l'écriture, de l'icône et du son, l'hypermédiation
est une propédeutique sémio-critique naturelle.
La création hypermédia se trouve en harmonie avec un mouvement culturel profond qui pousse les auteurs et artistes de l'univers numérique, (tout aussi bien que les game designers des nouvelles générations de jeux vidéo [24]), à créer des úuvres (ou des productions) directement comme méta-úuvres -- telle la générativité littéraire, chère à Jean-Pierre Balpe -- c'est-à-dire comme puissances de productions de familles, de tribus, de sociétés d'úuvres auto-matiques (littéralement : qui sont cause de leur propre mouvement). Cette position "démiurgique", partagée par nombre d'auteurs multimédias, engendre spontanément une posture de méta-écriture (produire des méta-récits plutôt qu'une narration délimitée, créer des méta-scènes avec des acteurs virtuels doués d'une certaine autonomie plutôt qu'une dramaturgie déterminée, etc.).
Symétriquement, du côté des spect-acteurs, ces dispositions suscitent ce qu'on pourrait appeler une méta-lecture ou plus généralement une méta-réception : rechercher les principes fondateurs dans les séries de rééditions, tenter de repérer les invariants (et qu'on puisse les identifier ou pas, n'est, à la limite, pas essentiel), bref se bricoler, à chaque reprise, une "théorie" du récit, ou de la scène. Cette attitude récursive devient la condition spectatorielle actuelle. C'est finalement, un retour de manivelle logique, qu'un dispositif de méta-écriture suscite une posture de méta-lecture. Et l'on rejoint là les fondements de la culture de l'hypermédiation fondée sur une percolation entre la construction et la réception du sens.
Dans cette perspective et pour clore mon propos, je proposerai
de généraliser la question de la confrontation des anciennes
et nouvelles caractéristiques auctoriales et de les considérer
comme un cas particulier des incidences culturelles générales
de la
téléinformatique. En effet, en matière
de pensée des mutations culturelles provoquées par la
téléinformatique,
la réédition mécaniste règne souvent en maître.
On tient, par exemple, pour acquis que la temporalité de l'écriture
(la distance de temps entre production et réception) est appelée
à succomber devant la fulgurance du supposé temps réel
des réseaux. Or on pourrait montrer que les télé-technologies
freinent la communication sociale et réinjectent dans notre univers
culturel des formes nouvelles de temps différé caractéristique
de l'écrit. Et ceci n'est qu'un exemple. En fait l'actuel s'agrège
à l'ancien plus qu'il ne l'efface, et souvent rejaillissent, au
sein des paysages contemporains, des logiques dont on a trop rapidement
pronostiqué l'obsolescence [27]
-- tel l'auteur individuel. (On peut même, je crois, faire l'hypothèse
que la
téléinformatique acclimate la matière
symbolique de manière beaucoup plus respectueuse que l'écriture
n'a réceptionné la tradition orale ou l'imprimé traduit
le manuscrit). Ces prolongements incitent à imaginer un concept
de position surplombante sans domination, où les principes de la
téléinformatique
acclimateraient ceux de l'oralité, de l'écriture, de
l'imprimerie et de l'enregistrement sans les assujettir, tout comme l'auteur
en collectif interprète l'auteur individuel sans l'évincer.
© "Solaris", nº 7, Décembre 2000 / Janvier
2001.