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On line, 27 fev 2003, 15:36h


 
 
Revue SOLARIS
Décembre 2000 / Janvier 2001
ISSN : 1265-4876 
accueilsommaire du dossiercourrier aux Èditeurs
 

Auteur, nomination individuelle et coopération productive [1]

Jean-Louis Weissberg


Maître de conférences en Sciences de l'information et de la communication
IUT de Villetaneuse - Université Paris XIII - Avenue J. B. Clément - 93430 - Villetaneuse
Courriel : weissber@iutv.univ-paris13.fr

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Résumé

On partira du constat suivant : l'auteur individuel est le produit de l'imprimerie qui a construit un lien irréductible entre la personne et sa production. Qu'advient-il de cette figure à l'heure du basculement vers l'édition et la distribution numérique sur Internet ? D'où l'idée couramment exprimée selon laquelle le numérique creuserait le déficit aussi bien de la culture de l'imprimé que de celle de l'auteur individuel, autre nom possible pour désigner cette culture. On discutera l'apparente évidence de cette déduction. Cette question de l'auteur engage en fait à un réexamen de la distribution des positions entre réception et production, réexamen dont les dimensions politiques sont primordiales. On voudrait ici établir que ces postures -- disjointes, dans une large mesure par la culture de l'imprimé -- sont soumises à un brutal mouvement de fluidification dans le contexte des réseaux. Le développement d'Internet secrète des positions intermédiaires originales entre réception et production, qui constituent une véritable mutation des savoirs symboliques ; mutations que nos sociétés se doivent de prendre à bras-le-corps, car il y va des conditions d'expression de la citoyenneté dans la "République de l'hypermédia". 

Dans cette perspective, je discuterai la thèse, à mon sens simpliste, qui voudrait qu'on passe, dans le contexte de la cyberculture, d'un auteur sans collectif (version romantique où l'auteur exprime une intériorité close) à un collectif sans auteur (anonymat par indifférence à l'individuation). D'où l'hypothèse suivante : nous assistons à un renforcement simultané des deux pôles individuel et collectif, ainsi qu'à l'apparition de formes auctoriales inédites, ce qui vise la notion d'"auteur en collectif".
 
 

Mots-clés :auteur, hypermédiation, production, réception, réseaux, savoirs.
 
 

 
Abstract

Since the individual author is the pure product of the era of print, during which a product has always been indomitably assigned to a person and vice versa, what could become of that feature in the era of digital publishing and distributing on the Internet? Hence the frequently expressed idea that the digital world would augment the deficiency of the print culture, which could also be described as the individual author's culture. We will discuss the self-evident aspect of that deduction because the question of the author actually requires a reexamination of the way parts are distributed between reception and production; a reexamination whose political dimensions are highly important. At this point, we would like to put forward the fact that the notions of reception and production -- separated, to a large extent, by the print culture -- are both being subjected to a brutal movement of reunion in the network context. The development of the Internet is producing original intermediary relationships between the two, which bring about a genuine mutation in symbolic knowledge. Our societies ought to take these mutations to heart because it is the very conditions of citizenry in the "Hypermedia Republic" which are at stake. 

Thus, we will discuss the too simple thesis, according to which cyberculture is defined by a passage from an individual author (the romantic version of the author as interiorized insight) towards a collective author (anonymity through indifference towards individuality), in order to formulate the following assumption: we are attending a simultaneous reinforcement of both the individual and the collective pole while, at the same time, we are witnessing the appearance of unprecedented and original author forms that the notion of the "collective author" points out. 

Key words : author, expression, hypermediation, knowledge, networks, reception
 
 


 
 



 


Le fil directeur de cet article s'attache au statut de l'auteur : auteur collectif, co-auteur, voire disjonction entre production et assignation auctoriale. J'y ferai référence à partir de la sphère des médias numériques, propice à actualiser et à accentuer des controverses déjà anciennes pour certaines d'entre elles. On partira du constat suivant : l'auteur individuel est le produit de l'imprimerie qui a construit un lien irréductible entre la personne et sa production. Qu'advient-il de cette figure à l'heure du basculement vers l'édition et la distribution numériques ? D'où l'idée couramment exprimée selon laquelle le numérique creuserait le déficit aussi bien de la culture de l'écrit et de l'imprimé que de celle de l'auteur individuel, autre nom possible pour désigner cette culture.

Après avoir examiné, dans une deuxième séquence, quelques propositions destinées à thématiser le statut de l'auteur, notamment dans le domaine artistique, je discuterai la thèse, à mon sens simpliste, qui voudrait qu'on passe, dans le contexte de la cyberculture, d'un auteur sans collectif (version romantique où l'auteur exprime une intériorité close) à un collectif sans auteur (anonymat par indifférence à l'individuation). D'où l'hypothèse suivante : nous assistons à un renforcement simultané des deux pôles individuel et collectif ainsi qu'à l'apparition de formes auctoriales inédites, ce que vise la notion d'"auteur en collectif". Je conclurai en proposant une généralisation méthodologique possible de cette thématique auctoriale à la culture de l'univers numérique.


topI - L'auteur collectif sui generis des réseaux

  1. L'auteur dans la sphère de l'art numérique
  2. Un destinataire coauteur ?
  3. Une "lectacture" et non pas une écriture
  4. La "lectacture", une activité en émergence
  5. La "générativité" : un retrait de l'auteur ?
Emportés par un enthousiasme volontaire, nombre de commentateurs nous invitent à abdiquer tout questionnement sur l'identité de l'auteur, et jetant un regard nostalgique vers l'époque médiévale, mettent en cause son unicité même. Cette suspicion s'adosse à des courants notoires de la philosophie contemporaine autour de la logique de l'énonciation impersonnelle --elle-même héritière, dans une certaine mesure, du structuralisme qui a dominé la scène des sciences humaines françaises dans les années cinquante et soixante-- dans ses versions foucaldienne (avec les fameuses "nappes discursives" [2]), lacanienne (chaînes des signifiants) ou deleuzienne (agencement collectif de forces, flux traversant les sujets). Ainsi Deleuze affirme-t-il : "L'énoncé est le produit d'un agencement, toujours collectif... L'auteur est un sujet d'énonciation, mais pas l'écrivain qui n'est pas un auteur. L'écrivain invente des agencements à partir des agencements qui l'ont inventé, il fait passer une multiplicité dans une autre"[3]. Le sujet individuel n'est alors qu'une phase dans une échelle continue qui va du méga psychisme collectif aux flux intra-individuels animant des plaisirs d'organes.

Ce sont, concernant le statut de l'inventeur individuel, des vues analogues qui animent le courant dit d' "anthropologie des sciences et des techniques" lequel a mis en lumière l'importance des réseaux sociaux dans l'élaboration techno-scientifique (L'étude, par Bruno Latour, de la découverte du vaccin par Pasteur [4] étant un modèle du genre). Dans cet horizon, il n'y a plus de "découvreur" singulier mais des réseaux dont des agents, opérateurs de conversion, potentialisent les intersections. L'"eurêka" est alors substitué par le foisonnement d'astucieux bricolages et de tactiques rusées permettant de séduire, de contrôler et finalement d'enrôler d'autres réseaux d'acteurs. L'inventeur, l'auteur n'est plus individualisable. Il abrite un hybride, un alliage humain/non-humains mêlant des personnes, des stratégies de contrôle des concurrents et des innovations dans les dispositifs de prélèvements sur la "nature" à des fins de traitement dans le milieu purifié des laboratoires.

 Je me situe, non pas en opposition, mais latéralement en regard de telles vues, qui emportent l'adhésion tout en laissant sur la grève l'unicité individuelle, subjectivité irréductible, forme mortelle qui résiste à toutes les dilutions structuralistes et les agencements de multiplicités. Comment penser à la fois l'agencement au sens de Deleuze, et la figure de l'individualité en tant que source de la production subjective comme différence, c'est-à-dire comme lieu singulier d'émergence de sens ? Il y a là un problème philosophique complexe et aussi une question sociale qui concerne le statut des auteurs ; investigations qui se situent à la lisière de la thématique de cet article et que je n'aborderai donc pas. En revanche, je remarque que l'univers des réseaux est systématiquement sollicité pour objectiver ces conceptions qui décentrent la subjectivité de l'individu, et déploient celui-ci comme un champ que des forces hétérogènes travaillent.
 
 


1 - L'auteur dans la sphère de l'art numérique

Qu'il faille prendre la mesure du caractère culturellement et techniquement distribué de toute production, on ne saurait le contester. En revanche, doit-on tenir pour argent comptant l'idée que les télé-technologies annihilent le sujet créateur sous sa forme personnelle ?

Toute création (artistique, scientifique, etc.) est évidemment toujours de nature collaborative, quel qu'en soit le degré. Cela n'est pas discutable. Mais est-il si évident que, dans le contexte des réseaux numériques, la part individuelle de l'activité créatrice doive être tenue pour négligeable ? Symétriquement doit-on, ainsi que nous y invitent nombre d'investigations, considérer que le récepteur devient alors coauteur ?


2 - Un destinataire coauteur ?

Le livre d'Edmond Couchot, La technologie dans l'art[5], est un bon exemple du balancement entre, d'une part, une conception qui assimile le récepteur à un "coauteur" [6] et, de l'autre, la reconnaissance de l'irréductibilité artistique de la posture de celui qui conçoit le dispositif et agence l'espace de circulation. Il est vrai que la posture interactive flirte parfois avec l'espoir -- toujours déçu, à mon sens -- de partager la position d'auteur dans la recherche d'inflexions, de variations non déjà imaginées par l'auteur principal. Avec l'úuvre numérique, le récepteur peut effectivement se trouver en position d'interprète, mais dans un schéma encore classique (celui de l'auteur académique nettement individualisé qui installe, en dernière analyse, le dispositif dans lequel le spectacteur est invité). Ajoutons qu'il peut s'agir d'une variante de la fluidification entre les positions de réception et de production dans l'univers numérique, dont il sera question plus en avant. Par ailleurs, E. Couchot ne méconnaît pas la spécificité de la posture de l'auteur originaire, "le sujet-Je" qui conçoit le projet... "(avec) sa mythologie personnelle... et sa sensibilité"[7]. Ce même balancement se remarque aussi à propos de l'attribution individuelle, entre l'affirmation de l'exigence renforcée de signature sur les réseaux et le déplacement de cette notion de signature, ne référant plus à une personne uninominale, mais aussi n à un récepteur "coauteur" participant aussi au projet artistique [8]). Par ailleurs, E. Couchot pointe pertinemment une conception "rhizomatique" née du couplage "homme/ordinateur/homme" ... "milieu situé à mi-chemin entre l'individuel et le collectif, le sujet et la société"[9]). Idée proche de celle de Mario Costa avec le concept d'"auteur sublime", lequel, traduisant l'être au monde technologique, s'éclipserait derrière son úuvre parce qu'à la fois sujet "impersonnel et ultra-subjectif"[10]. Ce mariage apparemment contradictoire me semble alors dénoter d'une perception très fine de la situation de l'auteur, cohérente avec l'idée d'un auteur en collectif.

Comment sortir de cette symétrie qui à la fois reconnaît et rejette l'élection du récepteur au titre d'auteur partiel ? Il faudrait peut-être mettre en avant des concepts décalés du domaine des hypermédias tels que ceux de "lectacture" (voir ci-dessous) ou de "coefficient d'actualisation" pour désigner l'acte de parcours d'un hypermédia, sans le considérer comme une écriture au sens habituel mais sans le confondre non plus avec la lecture ou la situation spectatorielle cinématographique. Ce coefficient permettrait de prendre en compte la diversité des intensités de modification possibles d'une proposition littéraire ou artistique depuis la simple activation des liens jusqu'à la participation effective à la composition d'ensemble : enrichissement des propositions plastiques, ajouts de nouveaux éléments, etc. À ce coefficient, on devrait adjoindre une qualification du mode de participation du "spectacteur", la considérer comme une interprétation au sens musical avec des performances étagées, de débutant jusqu'à virtuose.

 Par ailleurs, l'úuvre numérique incite le destinataire à se fabriquer une théorie de l'úuvre (ce serait l'un des aspects de la "lectacture"), puisque dans son principe, tout n'est pas visible et que les logiques de parcours deviennent des matériaux artistiques en tant que tels. De manière plus générale, j'ai le sentiment que ce balancement -- tout comme la notion de "lectacture" -- pourrait mieux s'interpréter dans le cadre de la fluidification des positions de réception et de production propre à la production numérique. On verra cela ultérieurement.


3 - Une "lectacture" et non pas une écriture

La navigation interactive n'est pas une écriture. L'invitation à la navigation hypertextuelle se conjugue pour nombre de commentateurs, avec effacement de la séparation entre lecture et écriture. L'argumentation se construit en commençant par souligner que toute lecture est une ré-écriture interne du texte lu. Lire un texte, le comprendre (étymologiquement, "prendre en soi"), consiste effectivement à le réécrire intérieurement par une série d'aller retour entre prédiction de ce qui va suivre et réajustement du sens de ce qui précède (comme pour l'appropriation orale). Ayant affaibli la distinction entre lecture et écriture, on franchit un pas de plus en tentant de faire fusionner l'auteur et le lecteur. Une forme de cette tentative consiste à considérer, par exemple, que la navigation hypertextuelle --pour peu qu'elle puisse modifier le graphe de circulation (ajouter des núuds, renforcer des chemins)-- deviendrait, de ce fait, une écriture. C'est le point de vue, par exemple, de Pierre Lévy lorsque qu'il écrit : "Le navigateur peut se faire auteur de façon plus profonde qu'en parcourant un réseau préétabli : en participant à la structuration de l'hypertexte, en créant de nouveaux liens. Certains systèmes enregistrent les chemins de lecture et renforcent... ou affaiblissent les liens en fonction de la manière dont ils sont parcourus par la communauté des navigateurs"[11]. Mais, même si le lecteur peut modifier des liens ou ajouter des núuds, s'agit-il alors toujours d'écriture ? Incontestablement, pour le lecteur suivant qui parcourra l'hypertexte transformé, les significations du document seront, elles aussi, modifiées. Si certains chemins sont soulignés, peut-être sera-t-il enclin à les emprunter (ou à s'en détourner). De toute manière, sa circulation en sera remaniée.

Mais peut-on, pour autant parler, d'écriture ? Bien sûr, on peut arguer du fait que l'écriture ne se confond pas avec la production sémantique (on peut noter des listes de mots ou de nombres sans rechercher à transcrire la pensée, c'est même cela que visaient les premières inscriptions). Mais comment éliminer, aujourd'hui, du champ de l'écriture la production d'idées, d'arguments ou d'expressions d'états affectifs, surtout lorsqu'on vise des textes argumentatifs ? Agencer différemment l'organisation physique d'un texte, n'est générateur de productions sémantiques et de postures sensibles passionnantes, que si le dispositif de réagencement devient lui-même la composante essentielle d'une úuvre interrogeant ses différentes instanciations possibles et bousculant les coutumes lectorielles. (Les jeux calligraphiques ou typographiques intentionnels peuvent, eux aussi, ouvrir des champs d'expression sémantiques et esthétiques originaux). Mais dans ce cas, et même si une instanciation suscite une modification interprétative pour un futur lecteur, peut-on lui décerner le titre d'écriture ? À ce compte, n'importe quelle succession de mots tirés au sort et alignés sur une page (ou un écran) peut déclencher une vague d'associations. Ce n'est pourtant ni un texte, ni un poème, juste un exercice automatique ou un test projectif ; sauf si le dispositif de tirage est pensé en tant que tel par l'auteur, et là c'est ce geste qui devient proprement une úuvre (les Cent mille milliards de poèmes de Queneau, par exemple, n'ont d'intérêt que par le dispositif imaginé pour les produire et non en tant que contenus).


4 - La "lectacture", une activité en émergence

On détecte une tendance malheureuse à analyser les nouvelles postures et les productions permises par la numérisation en les ramenant à des formes anciennes, serait-ce à travers des négations trop rapidement posées (comme par exemple : le lecteur est devenu auteur). Oui, la lecture hypertextuelle intensifie la lecture sur supports stables. Non, ce n'est pas, en soi, une écriture. Même les notions de coauteur ou de coproducteur paraissent trop imprécises (elles réfèrent à la collaboration de plusieurs auteurs, approximativement de même statut, comme dans la production audiovisuelle, par exemple). On pourrait, en revanche, considérer que l'interactant devient en quelque sorte l'interprète de l'hypertexte ou de l'hypermédia, au sens musical du terme ; éventuellement un virtuose, mais pas le compositeur. En fait, on tirerait profit de la définition de nouvelles notions substituant celle d'écriture : balisage de chemins, production d'agencements formels, marquage de circulations. Un concept de lectacture est probablement à thématiser. On devrait alors envisager que cette lectacture agisse dans une zone intermédiaire entre la production et l'appropriation de sens ; pôles, que la lecture et l'écriture tenaient jusqu'à présent, et dans une certaine mesure seulement, éloignées. Car, indubitablement, lecture et écriture, même sur supports stables, ne sauraient être isolées l'une de l'autre. Lire, c'est réécrire pour soi le texte (et pour les textes "savants", souvent les annoter). Écrire, c'est enchaîner sur des lectures passées. Par ailleurs, ces deux pôles s'agencent mutuellement dans des contextes toujours collectifs. Une lectacture permise par des supports dynamiques augmente encore les proximités entre les deux pôles, sans toutefois, me semble-t-il, les condamner à fusionner. De multiples développements (indexation de textes, mobilisation de moteurs ou guides de recherche, formalisation de chemins de navigations, etc.) font plus ou moins signe dans cette direction.

Mais la notion de lectacture n'est-elle pas trop fortement connotée par celle de "lecture", rabattant exagérément le sens sur le langage écrit, alors qu'avec l'hypermédiation prennent consistance les pratiques croisées d'expression/réception iconiques, sonores et linguistiques ? Comment qualifier cet acte d'expression/réception ? Spect-acture, hypermédiature ? Le guichet pour déposer les néologismes est encore ouvert.


5 - La "générativité" : un retrait de l'auteur ?

Avec la générativité, les travaux de Jean-Pierre Balpe radicalisent d'une autre manière la question de la position auctoriale en tentant de faire assumer, au moins en partie, la fonction d'auteur à l'úuvre elle-même. Elle manifesterait une certaine indépendance à l'égard de son créateur par une sorte d'autonomisation de son fonctionnement. J.P. Balpe aborde la question du rapport auteur-úuvre-lecteur, avec une proposition que je qualifierai "d'auteur en retrait". Alors que dans les úuvres classiques, écrit-il, "l'auteur avait toujours le dernier mot" "dans l'úuvre d'art numérique, c'est à l'úuvre que le dernier mot revient (mis en italique par nous) car, une fois ses manifestations mises en branle, l'auteur, à moins de modifier son modèle, se trouve en position de lecteur qui ne peut plus modifier le résultat en train de s'actualiser. Ce à quoi il assiste alors, c'est à quelque chose comme l'objectivation de sa visée idéelle de l'úuvre" [12]. Plus même, le processus de création poursuivrait un idéal intangible d'une production automatique d'úuvre qui s'écrit elle-même, l'auteur se retranchant derrière cette mise en production. Ainsi ajoute-t-il : "Dans Trois mythologies et un poète aveugle, encore, les instruments Midy, joués par des musiciens, intervenaient ainsi en direct dans l'échange d'interactions : alors même qu'ils la jouaient, l'úuvre numérique jouait ses interprètes".

 On voit se profiler une méta-úuvre automatique qui échange ses paramètres avec d'autres úuvres, l'auteur assistant à l'interprétation d'une partition qu'il n'a même pas produite dans sa littéralité. L'úuvre générative comme retrait de l'auteur : ce n'est pas vraiment l'anonymat, mais n'est-ce pas une situation limite recherchée ? Que le lecteur ait l'illusion d'un auteur de premier rang, alors que cet auteur ne fait qu'engendrer des théories d'úuvres et qu'il laisse deviner son souhait -- suprême paradoxe -- qu'on puisse faire l'économie de son travail.

D'où, à la limite, l'espoir d'une úuvre sans auteur ou du moins, d'une úuvre dans laquelle le destinataire ne peut distinguer ce qui appartient à l'intentionnalité du créateur et ce qui relève de la production automatique. Dans un mouvement de retrait, l'auteur se retranche alors -- partiellement -- derrière cette production, se soulageant -- on peut l'imaginer -- de la responsabilité d'être comptable de toutes les instanciations produites par son alliance avec les logiciels qu'il a installés. Ces travaux et réflexions ont l'intérêt incontestable d'interroger la situation auctoriale spécifique à une délégation de compétences à des automates dans un jeu de miroir entre leur concepteur et leur activité propre. Jeu de miroir dans lequel le destinataire doit construire sa place.


top II - L'auteur en collectif

  1. Un dégradé de situations auctoriales
    1.  
    2. Une production où l'auteur source se dissout
    3. À cette extinction de l'auteur fait écho une émission sans garantie de destinataire
    4. Arrêtons-nous aussi sur une production à visée éditoriale intermédiaire
    5. Et enfin la production collective à destination clairement éditoriale
  2. L'amour des génériques
La question de l'écriture collective n'est pas totalement nouvelle [13]. La prôner aujourd'hui comme offrande de l'ère des réseaux, n'est-ce pas calqué des valeurs issues d'un ancien régime médiatique (celui du manuscrit et de la parole vivante) sur une situation actuelle inédite ?

 J'ajoute que le rejet ou l'espérance d'une dissolution de l'auteur uninominal s'opère à partir d'une situation où cette figure est solidement ancrée. On repère qu'il s'agit, pour une part, d'une position réactive qui accroît par là même la force de ce qu'elle conteste. Toute autre chose que la situation auctoriale médiévale que l'on peut approximativement qualifier de pré-individuelle.

On assisterait donc à la fois à la solidification de l'auteur individuel (celui de l'imprimerie) et à son insertion dans un complexe hypermédia tissant l'indivis et l'individu. Ainsi considérera-t-on l'auteur en collectif. Tiré par une extrémité vers le collectif (le repos narcissique, le plaisir du collectif concrétisé et renforcé, en particulier, par les liens de co-présence sur les réseaux) et simultanément toujours plus sollicité à produire de la singularité, de la différence. L'ordonnancement des colloques ou de séminaires comme celui-ci en est un parfait témoignage, la propension à produire de l'original devenant une condition collective.


1 - Un dégradé de situations auctoriales

À l'intérieur de cette figure de l'auteur en collectif, pointons deux extrêmes : une production auctoriale à visée éditoriale (artistique, notamment) et une production dans l'ici et maintenant, éphémère, où l'attribution individuelle n'est pas en enjeu décisif (groupe de discussion, mise en ligne de texte, de sites, etc.). Dans cet arc, je distinguerai quatre graduations, lesquelles bien sûr se chevauchent dans la plupart des situations concrètes :
 
 

2 - L'amour des génériques

À l'ère de la cyberculture, il me semble que la figure du sujet individuel prend un relief non moins marqué qu'avec l'imprimerie triomphante ou l'audiovisuel omnipotent. La crue informationnelle sur les réseaux et la densification des liens possibles rendent stratégique le choix d'un parcours singulier producteur de vues originales ainsi que le moment de la synthèse personnelle. On ne discutera pas le fait que cette synthèse s'opère dans le cadre d'un maillage associant, plus que jamais, des programmes automatiques et des collectifs humains. Mais conclure pour autant à la disparition de la figure de l'auteur individuel, c'est faire un pronostic -- plus que douteux -- et non pas un diagnostic.

L'allongement des génériques, dans l'audiovisuel comme dans le multimédia (édition de CD-Rom, création de sites Web) témoigne de la permanence -- voire de l'accentuation -- du souci de nomination. L'importance sociale de la signature -- articles scientifiques [14] notamment -- s'accroît dans nombre de professions (le "book", par exemple). Cette question est très fondamentale car elle touche au statut de la valorisation et à la nature du travail dans nos sociétés. La coopération constitue la forme caractéristique de l'activité productive dans nos sociétés post-fordistes [15]. On comprend que coopération en collectif et préoccupation de distinction personnelle ne sont nullement antagoniques mais bien au contraire qu'elles se présupposent et s'alimentent réciproquement. On ne reviendra donc pas sur la forme individuelle ni sur sa valorisation. Le contexte des réseaux devrait plutôt inciter à penser la persistance -- voire l'hypertrophie -- du marquage individuel, parallèlement au développement des formes auctoriales distribuées avec toutes les graduations imaginables depuis :


topIII - Le home multimédia, un savoir médian et un enjeu politique

  1. Devenir auteur
  2. Compétences graduées
  3. Continuité réception-adaptation-création
  4. La cyberculture comme percolation réception-expression
  5. Instabilité, méta-écriture et méta-lecture
Je souhaite maintenant montrer comment le dispositif de production hypermédia (incluant la mise en réseau) contribue à l'émergence d'un auteur en collectif. Je prendrai quelques exemples particulièrement illustratifs.

 La fluidification entre les positions de production et de réception est en effet une caractéristique du milieu hypermédia. Le couper/coller/transformer/ajouter/publier devient la condition éditoriale. (Nommons-la, "home multimédia", par analogie avec le "home studio" musical). L'attribution individuelle est alors beaucoup plus mobile que dans le contexte de l'imprimé. L'agencement, le chaînage réception-production est, en effet, immédiatement à la fois collectif, et naturellement non uninominal. Cette fonction productive -- non auctoriale labellisée -- (le flux textuel ou multimédia mis en ligne, les millions de sites personnels) est à distinguer. La continuité réception-production peut alors y être considérée comme nouvelle condition expressive, soulagée dans une certaine mesure d'une tendance narcissique instinctive, décentrée de la figure de la subjectivité individuelle, allégée aussi de l'obsession de la légitimation comme úuvre (les úuvres classiques n'étant évidemment pas disqualifiées pour autant).

La musique techno est un parfait exemple de cette fluidification qui engendre une production collective musicale distribuée. Les séquences écoutées sont immédiatement transformées et relancées sur le réseau, si bien que l'activité de réception est naturellement une recomposition à partir des sources reçues. Ainsi un flux mouvant récursif -- plutôt que séquentiel, car le principe de l'enregistrement fige nécessairement -- anime la production de la musique techno. On le voit clairement, l'úuvre est immédiatement collective car les réseaux tendent à transformer immédiatement la réception en expression ce que la culture de l'imprimé avait, dans une certaine mesure, oblitéré. Internet est, à ce titre, un instrument de production de la musique techno et non pas simplement un vecteur de transmission.

 Deuxième exemple, Linux -- système d'exploitation constamment amélioré par des milliers d'informaticiens sur la planète -- est un excellent symbole de cette situation d'auteur en collectif où quelques noms (Linus Torvalds, l'initiateur de Linux dont l'autorité intellectuelle sur le noyau Linux est toujours reconnue, Richard M. Stallman, principal initiateur de la Free Software Fondation) sont cités dans tous les articles (collectif et nomination vont de pair). Le domaine des logiciels libres constitue l'un des meilleurs exemples d'une création collective à anonymat gradué. En effet, des développements spécifiques sont souvent signés (mais non appropriés) par leurs auteurs. Le milieu se tient parfaitement informé des prouesses de tel ou tel développeur et ces prouesses participent pleinement d'une reconnaissance sociale, monnayée ici non en capital mais en virtuosité singulière reconnue. De plus, la participation au développement d'un logiciel libre est un atout maître dans un C.V. d'informaticien, symbole s'il en est d'une trajectoire individuelle. Exemple que l'on peut d'ailleurs rapprocher de la création artistique multimédia collective partiellement anonyme sur Internet, sous forme supervisée. Un dispositif-cadre conçu par un artiste (thème, texte et images de départ, par exemple) initie alors le flux et appelle qui le souhaite à enrichir la proposition ; ce flux se développant au gré des apports successifs en textes, images ou sons. La formation de "guides" dans les jeux en réseaux (regroupement de joueurs décidant d'allier leurs compétences et affrontant d'autres "guildes") est aussi un bon indicateur. S'y côtoient, en effet, une véritable collaboration sans attributions nominales (la "guilde") avec des phénomènes de "starification", comme des classements nominaux, sur le net, des meilleurs joueurs à tel ou tel jeu.

 Ceux qui considèrent que la lecture hypermédia s'identifie à une écriture réduisent les pratiques d'expression-réception sur supports numériques à celles qui se sont sédimentées dans la culture de l'imprimé. Or, il me semble que par de nombreux canaux, l'alliance des technologies d'inscription numérique et d'usages plus répandus qu'on ne le croit, dessinent d'autres perspectives, intermédiaires entre consultations, conservations, citations, collages, émissions de liens et production originale de contenus. Une offre logicielle grand public accompagne et fortifie cette alliance : boîtes à outils de toutes sortes, progiciels de design d'hypermédias, logiciels de traitement d'image fournis avec les appareils photographiques numériques et décalqués des outils professionnels de type Photoshop, logiciels d'échantillonnage musicaux, de sampling etc. Des home-studios aux pratiques de copier-transformer-coller musicales (techno, house music[16] en passant par les mix des raves, le domaine musical offre un bon écho de ce qu'une réception-production hypermédia est en passe de généraliser : un home multimédia élargi aux agencements conjoints des univers textuels, graphiques, iconiques et sonores dans le contexte de la communication collective et de la documentation partiellement automatisée. Si on décrit concrètement ce que signifie réaliser une home-page sur Internet ou un site collectif dans une classe, par exemple, on découvrira une nappe graduée d'activités où la recherche documentaire automatisée par moteurs et guides, la citation, l'emprunt non référencé, le collage, la transformation de sources originales occupent une place considérable.

Bien entendu, une part personnelle originale, lieu de la créativité dans un sens plus traditionnel, complète ces activités : établissement de chemin de navigation, design d'interfaces graphiques, et... rédaction de textes où il se vérifie que les savoirs de la lecture-écriture demeurent fondamentaux dans ces nouveaux espaces expressifs. Et l'on voit bien que ces dernières compétences sont majorées au fur et à mesure qu'on évolue vers les univers professionnels. Mais, dans une perspective d'éducation et d'apprentissage, les premières strates d'activités de sélection et d'agencements documentaires sont d'une richesse heuristique considérable.


1 - Devenir auteur

L'évolution propre des langages hypermédias devrait inciter l'Éducation Nationale à prendre résolument l'orientation du home multimédia. "Devenir auteur" tel devrait être la devise inscrite au fronton de l'école du XXIe siècle. Utopie démocratique, que les nouveaux systèmes symboliques numériques se doivent de prolonger, s'il est vrai que le contexte de l'hypermédiation fait émerger de nouvelles pratiques d'expression-réception. Dans ce sens -- celui du home multimédia -- l'école doit prendre en charge le devenir-auteur hypermédia des enfants, comme Célestin Freinet avait pris en charge leur devenir auteur à travers la fabrication de journaux. Et si, hier, tout le monde n'était pas appelé à écrire dans un journal et à l'imprimer, demain, en revanche tout le monde sera plus ou moins conduit à se mouvoir dans la cyberculture. Et c'est bien ce que nombre d'expériences en France et dans le monde indiquent, notamment avec l'usage renouvelé de la pédagogie de projet autour d'Internet (réalisation coopérative de sites, par exemple, version moderne de "l'imprimerie à l'école").


2 - Compétences graduées

Levons, ici, une éventuelle méprise. L'auteur-citoyen dans l'aire de la culture de l'écrit n'est pas obligatoirement un auteur au sens académique du terme (journaliste, écrivain, homme de lettres ou de sciences, etc.). De la même manière, l'auteur hypermédia n'est pas appelé à maîtriser les savoir-faire spécialisés qui demeureront l'apanage de professionnels. Mais à des niveaux différenciés, chacun est conduit à utiliser des outils de complexités graduées pour des usages eux aussi gradués. La mise au point du langage SCOL [17] est un bon exemple d'usages échelonnés d'un même logiciel. Ce langage de conception d'espace tridimensionnel et interactif sur Internet -- véritable prodige technique permettant le design personnel d'espaces de communication -- est proposé dans plusieurs versions de complexité et de prix différents selon qu'il s'adresse au grand public ou à des professionnels. SCOL devrait permettre aux Internautes de créer assez facilement leurs propres mondes virtuels en trois dimensions et d'y déposer leur avatar en scannant une photo, par exemple. Toutes les composantes des scènes conçues sont cliquables et peuvent renvoyer par liens à d'autres lieux, afficher des sources documentaires ou lancer des applications. De même, dans sa version de 1998, Le deuxième monde distribue à ses "habitants" des outils simples pour configurer, en trois dimensions, leur home page ainsi que leur domicile virtuel, limité dans la version antérieure à un appartement-type dont ils ne pouvaient que personnaliser la décoration. Là encore, l'habileté et les motivations des usagers donnent forme à des réalisations de qualités différenciées.

 Tous les Internautes, par exemple, savent bien que l'usage du réseau met en úuvre des compétences variées passant du simple surfing (l'équivalent de la lecture classique) à la maîtrise des téléchargements de logiciels et à l'exploitation de grandes masses d'informations acquises grâce aux robots et autres guides de recherches, dont les langages de requêtes se font sans cesse plus acérés et complexes. Les réglages et manipulations logiciels sur Internet dérivent parfois même vers des savoir-faire quasi-experts (chargement d'applications en V.R.M.L. et autres plug'ins, réception de chaînes multimédias en continu, etc.). On voit se multiplier sur le réseau, des offres d'outils "grand public" de création de sites, proposant aux Internautes néophytes des formats préétablis qu'il s'agit de paramétrer et d'illustrer grâce à des banques d'images libres de droits [18]. Il suffit alors d'agencer ces textes, photos et liens hypermédias pour construire un site personnel sans maîtriser la programmation classique.


3 - Continuité réception-adaptation-création

Le développement déjà évoqué de la production multisupport est un autre indicateur de la propension expérimentatrice qui fait dériver vers le récepteur final des compétences d'agencement du type home multimédia. Même si ces perspectives sont encore mal dessinées, leurs motivations sont significatives et rejoignent, finalement, notre propos.

 Avec la production multisupport, développée notamment par l'INA, le téléspectateur pourra, à terme, accéder, au-delà de l'émission diffusée, à la production "grise", c'est-à-dire à l'ensemble des rushes, archives et images associées, dont une infime partie seulement est diffusée, faute de temps, à l'antenne. Bref l'équivalent audiovisuel de la consultation de l'environnement documentaire dans la presse en ligne : dossiers, rapports, publications qui ont servi au journaliste, mais ne sont pas publiés, faute de place, et qui deviennent accessibles dans l'édition électronique [19]. Il s'agit là d'une réorientation majeure pour les auteurs qui devront, non plus sélectionner des matériaux pour servir un propos unique dans un format délimité (le fameux 52 minutes, par exemple), mais construire des scripts exploitant les ressources documentaires rassemblées, grâce aux logiciels idoines disponibles [20]. Évidemment dispositions inédites, aussi, pour le téléspect-acteur qui passera d'un régime réglé sur le flux linéaire temporel à une proposition d'exploration en profondeur rejoignant celle qui s'impose avec les hypermédias. Plus radicalement encore, et c'est ce qui nous intéresse ici, il est envisagé que le public puisse avoir accès aux outils utilisés par les auteurs afin de fabriquer d'autres programmes hypermédias avec le stock de matériaux rassemblé par l'équipe initiatrice. Le partage, même inégal, des outils logiciels entre professionnels et amateurs avertis [21] est, en effet, source de remaniements profonds dans la structure des rapports auteurs/publics dans la logique même de ce que nous avons nommé ici, le home multimédia.

 On peut repérer la même continuité réception-adaptation-création dans certains jeux vidéos. L'exemple de Pod est, à cet égard, révélateur. Pod est un jeu de course automobile d'un réalisme surprenant déployant l'arsenal du décorum des circuits (seize circuits évoquant les univers de Blade Runner, Mad Max, etc.) et multipliant les degrés de réglage des engins (accélération, adhérence, braquage, etc.). Les voitures concurrentes sont dotées d'une "intelligence propre" de la course assez évoluée. Mais l'innovation réside ailleurs. Un forum sur Internet, permet aux "mordus" de concevoir de nouveaux circuits dans lesquels ils peuvent inviter des concurrents. Gagner la course n'est plus alors l'unique objectif. S'éloigner du circuit et visiter les paysages présentent, pour certains, autant d'intérêt. De nouveaux véhicules peuvent aussi être fabriqués avec des caractéristiques techniques propres. Et finalement, bouclant le circuit, les créateurs de Pod conçoivent les nouvelles versions du jeu en s'inspirant de l'imagination des adeptes de ces sites. Ainsi, est-on passé, par touches successives, d'un jeu vidéo à une expérimentation collective d'un cadre scénographique, où les participants sont à la fois acteurs de leur spectacle et spectateurs de leurs actes : spect-acteurs donc, avec toutes les graduations de savoir-faire qu'on peut imaginer.
 
 


4 - La cyberculture comme percolation réception-expression

Au terme de ces entrelacements, réception et production hypermédias s'enchaînent -- sans se confondre -- comme se font écho aussi lecture et écriture et se couplent fondamentalement les activités de réception et d'expression dans les environnements mus par l'informatique [22]. Tendance fondamentale qui pousse à accroître, parmi les usages du réseau, ceux qui tendent à la production d'hyperdocuments.

 On dira, bien entendu, que nul n'est tenu de devenir rédacteur hypermédia et que la rédaction de textes linéaires sur papier n'est pas condamnée à quitter notre horizon. C'est aujourd'hui exact, mais cette opposition devient, de plus en plus abstraite, dès lors que les savoirs de l'écriture s'hybrident naturellement à ceux de l'hypermédiation. L'usage documentaire dérivera alors fréquemment vers la production hypermédia. Nous ne supposons pas, qu'au nom d'on ne sait quelle injonction normative, des pratiques de simples consultation et navigation soient appelées à devenir obsolètes, ni que l'hypermédiation doive effacer les frontières entre les activités triviales et expertes de création multimédia. Mais nous imaginons toutes sortes de strates, aujourd'hui déjà observables, entre ces deux positions [23]. Nous conjecturons que, même si les frontières se déplacent avec l'évolution techno-culturelle, ces deux pôles et donc aussi les zones intermédiaires, maintiendront leurs spécificités. Ces zones médianes forment le terrain fertile de projets individuels et collectifs formateurs, et surtout en harmonie techno-culturelle avec les nouveaux instruments symboliques en émergence.

Faire fructifier les savoir-faire intermédiaires de l'hypermédia est un enjeu éducatif, bien sûr, mais plus fondamentalement politique, si l'on comprend que se construisent ici les formes symboliques et par là même, les outils expressifs de la vie collective en général et de la démocratie, en particulier. Même sans démarche volontariste, les pratiques du home multimédia se développeront nécessairement, mais plus lentement et sans que soit mise en lumière leur valeur. Il est de la responsabilité de ceux qui ont en charge les politiques éducatives, de commencer par reconnaître, au sens fort du terme, les pratiques du home multimédia comme condition actuelle de la citoyenneté ; et ensuite, il leur appartient de les systématiser.

 Cette perspective pourrait, de surcroît, donner un contenu concret à l'appel au décryptage des images, objectif récurrent proclamé, ici et là, par tous ceux qu'inquiète une supposée domination -- à démontrer, par ailleurs -- du règne iconique sur le scripturaire. La seule manière de dégonfler la baudruche de la manipulation par les images consiste à faire de chacun un manipulateur -- au sens premier du terme -- d'hyper-images. Pour former des citoyens capables de déjouer les prétendus pièges des images numériques, rien ne vaut tant que de développer leur réception-production, c'est-à-dire leur mobilisation expressive. On s'apercevra alors que l'hypermédiation fait apparaître en pleine lumière ce que savent tous les professionnels de l'image, à savoir que toute image est bordée par du langage, souvent écrit. åuvrant naturellement dans les savoirs croisés de l'écriture, de l'icône et du son, l'hypermédiation est une propédeutique sémio-critique naturelle.
 
 


5 - Instabilité, méta-écriture et méta-lecture

Ainsi se fait jour la nécessité d'une acclimatation raisonnée à la cyberculture, tout à la fois maniement d'un ensemble corrélé d'outils de réception et d'outils de production, même si, à la différence des technologies de l'écriture, celles de l'hypermédia évoluent rapidement, et ne sont sans doute pas appelées à se stabiliser. Mais cette instabilité n'est probablement qu'un obstacle moins insurmontable qu'on le dit trop souvent. Le reconnaître doit inciter à développer les apprentissages de type méta-expressifs, là encore en suivant les logiques propres de l'hypermédiation qui, spontanément, convertissent à une attitude archéologique, interrogeant les couches non-visibles de l'image, comme les principes guidant, en arrière-fond, les scénographies installées.

La création hypermédia se trouve en harmonie avec un mouvement culturel profond qui pousse les auteurs et artistes de l'univers numérique, (tout aussi bien que les game designers des nouvelles générations de jeux vidéo [24]), à créer des úuvres (ou des productions) directement comme méta-úuvres -- telle la générativité littéraire, chère à Jean-Pierre Balpe -- c'est-à-dire comme puissances de productions de familles, de tribus, de sociétés d'úuvres auto-matiques (littéralement : qui sont cause de leur propre mouvement). Cette position "démiurgique", partagée par nombre d'auteurs multimédias, engendre spontanément une posture de méta-écriture (produire des méta-récits plutôt qu'une narration délimitée, créer des méta-scènes avec des acteurs virtuels doués d'une certaine autonomie plutôt qu'une dramaturgie déterminée, etc.).

Symétriquement, du côté des spect-acteurs, ces dispositions suscitent ce qu'on pourrait appeler une méta-lecture ou plus généralement une méta-réception : rechercher les principes fondateurs dans les séries de rééditions, tenter de repérer les invariants (et qu'on puisse les identifier ou pas, n'est, à la limite, pas essentiel), bref se bricoler, à chaque reprise, une "théorie" du récit, ou de la scène. Cette attitude récursive devient la condition spectatorielle actuelle. C'est finalement, un retour de manivelle logique, qu'un dispositif de méta-écriture suscite une posture de méta-lecture. Et l'on rejoint là les fondements de la culture de l'hypermédiation fondée sur une percolation entre la construction et la réception du sens.


topConclusion : surplomber sans dominer

Je me situe assez bien dans la conjecture de E.L. Eisenstein qui, dans La révolution de l'imprimé, stigmatise la "propension à juger terminées des histoires qui continuent à se dérouler"[25]. Plus généralement, elle réhabilite, à l'encontre d'une résolution dialectique sommaire, "la possibilité d'une prolongation infinie de tendances fondamentalement contradictoires"[26]. "Nous ne sommes pas sortis du règne de l'imprimerie" affirme-t-elle, en somme. Je reprendrais volontiers ce diagnostic, mais à condition d'ajouter immédiatement que ce règne s'hybride, sans cesser de diffuser ses logiques, avec celui de l'hypermédia. Hypothèse de mixage, donc avec conservation, et parfois même raffermissement, des anciens caractères. L'hypermédia, comme technologie intellectuelle, serait précisément cela : la radicalisation des logiques de l'imprimerie (normalisation, extension de la diffusion par la mise en ligne de la mémoire imprimée, etc.) dans un nouveau contexte marqué par l'automatisation des recherches, l'unification numérique des fonds et l'indexation automatique.

 Dans cette perspective et pour clore mon propos, je proposerai de généraliser la question de la confrontation des anciennes et nouvelles caractéristiques auctoriales et de les considérer comme un cas particulier des incidences culturelles générales de la téléinformatique. En effet, en matière de pensée des mutations culturelles provoquées par la téléinformatique, la réédition mécaniste règne souvent en maître. On tient, par exemple, pour acquis que la temporalité de l'écriture (la distance de temps entre production et réception) est appelée à succomber devant la fulgurance du supposé temps réel des réseaux. Or on pourrait montrer que les télé-technologies freinent la communication sociale et réinjectent dans notre univers culturel des formes nouvelles de temps différé caractéristique de l'écrit. Et ceci n'est qu'un exemple. En fait l'actuel s'agrège à l'ancien plus qu'il ne l'efface, et souvent rejaillissent, au sein des paysages contemporains, des logiques dont on a trop rapidement pronostiqué l'obsolescence [27] -- tel l'auteur individuel. (On peut même, je crois, faire l'hypothèse que la téléinformatique acclimate la matière symbolique de manière beaucoup plus respectueuse que l'écriture n'a réceptionné la tradition orale ou l'imprimé traduit le manuscrit). Ces prolongements incitent à imaginer un concept de position surplombante sans domination, où les principes de la téléinformatique acclimateraient ceux de l'oralité, de l'écriture, de l'imprimerie et de l'enregistrement sans les assujettir, tout comme l'auteur en collectif interprète l'auteur individuel sans l'évincer.
 
 
 
 
 


topNotes

1
- "Ce texte est une édition augmentée-diminuée de quelques autres : indication explicite d'un travail de couper/coller/agencer/augmenter. Je le revendique car il me semble être en adéquation avec le fil rouge de l'article, montrant que ces pratiques sont la nouvelle forge expressive de la production de documents à l'ère de l'hypermédia en réseau. Cette note est elle-même, bien sûr, fabriquée selon ces mêmes procédés...". Les matériaux utilisés pour cet article sont principalement :

- "L'auteur en collectif : un concept à construire", communication au colloque Figures de l'anonymat : médias et société, E.N.S. de Fontenay-Saint-Cloud, 3 et 4 juin 1999.
- "L'Hypermédiation, une mutation des savoirs symboliques", communication au colloque Hypertextes et Hypermédias : Réalisations, Outils & méthodes, Université Paris 8, HERMES Sciences, Paris, 1999, pp. 185-197.
2
Dans cette perspective, les agents humains ne font qu'animer ces "nappes discursives" dont les convergences (les épistémès) sont les seules véritables producteurs de discours. Foucault dans Dits et écrits : "On peut imaginer une culture où les discours circuleraient et seraient reçus sans que la fonction auteur apparaisse jamais." (Gallimard, Paris, p.811).
3
Deleuze Gilles, Parnet Claire, Dialogues, Champs, Flammarion, Paris, 1996, p. 65. Son concept de " pli " dessine le même motif, où l'intériorité est un pli de l'extérieur, l'extérieur délimitant lui-même un intérieur, d'où l'impossibilité d'une saisie réfléchissante.
4
Latour Bruno, Les microbes : guerre et paix, A. M. Métailié, Paris, 1984.
5
Couchot Edmond, La technologie dans l'art, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1998.
6
Ainsi E. Couchot écrit-il : "Avec le numérique, l'auteur et son destinataire -- appelé à devenir de plus en plus systématiquement le coauteur de l'úuvre -- , nécessairement appareillés aux mêmes automatismes, se retrouvent intimement associés aux mêmes projets" p. 250.
7
Couchot Edmond, op. cit., p. 231.
8
Couchot Edmond, op. cit., p. 233.
9
Couchot Edmond, op. cit., p. 230.
10
Couchot Edmond, op. cit., p. 228.
11
Lévy Pierre, Qu'est que le virtuel ?, La Découverte, Paris, 1995, p. 43.
12
Balpe Jean-Pierre, "Quelques concepts de l'art numérique", Conférence donnée à Moss (Norvège), mai 1998. Texte consultable sur le site du département Hypermédia de l'Université Paris 8 : http://hypermedia.univ-paris8.fr rubrique "articles"
13
Dans La révolution de l'imprimé, E. L. Eisenstein explique : "Les nouvelles formes d'attribution de la qualité d'auteur et les droits de la propriété littéraire sapèrent les idées anciennes d'autorité collective non seulement en matière de composition des livres bibliques mais aussi de textes philosophiques, scientifiques et juridiques." (La révolution de l'imprimé dans l'Europe des premiers temps modernes, La Découverte, Paris, 1991, p.110).
14
Le développement des procédures de comptage citationnel (nombre de citations faites à un auteur dans les publications d'un domaine) confirme cette préoccupation.
15
Philippe Zarafian écrit à ce sujet : "... la socialisation coopératrice est en train de basculer d'une coopération réglée sur des bases fonctionnelles vers une communication intersubjective pour des raisons propres à l'efficience contemporaine du travail coopératif." (Travail industriel, socialisations et liberté, in Futur antérieur, Paradigmes du travail, nº 16, 1993/2, L'Harmattan, Paris, p. 81.). Sur l'importance croissante de la subjectivité individuelle, Christian Marazzi écrit-il : "Le nouveau capital fixe, la nouvelle machine qui commande le travail vivant, qui fait produire l'ouvrier, perd sa caractéristique traditionnelle d'instrument de travail physiquement individualisable et situable, pour être tendanciellement toujours plus dans le travailleur même, dans son cerveau et dans son âme." (La place des chaussettes, L'éclat, Paris, 1997, p. 107.). On pourrait citer aussi les travaux de Toni Negri ou ceux de Yann Moulier-Boutang.
16
Dans son introduction au catalogue d'Imagina 98, Bernard Stiegler développe une argumentation similaire balançant la puissance des industries mondiales du "broadcast numérique" par le traitement local des images : la "house vidéo" qui devrait conduire à "un changement profond de l'attitude comportementale du consommateur". (Actes d'Imagina 98, INA, Bry-sur-Marne, 1998, p. 5). Voir aussi l'excellent commentaire que Pierre Lévy fait de la musique techno dans Cyberculture, Odile Jacob, nov. 1997, pp. 168-172.
17
Ce langage est développé par la société Cryo.
18
De tels services existent depuis des années aux États-Unis. En France, la société Multimania ainsi que le moteur de recherche Lycos proposent gratuitement ces instruments, non sans lorgner sur la surface publicitaire ainsi créée par la multiplication des sites hébergés.
19
Ainsi Bernard Stiegler, directeur du département Innovation à l'INA explique : "Si nous avons 10 heures d'interview de Nathalie Sarraute, par exemple, pourquoi ne pas les proposer aux téléspectateurs intéressés ? Une bonne partie pourrait être mis en ligne en accompagnement de l'émission de 45 minutes, en organisant pour cela une navigation documentaire. Lors de la présentation du programme sur une banque d'images, un indicateur pourra signaler que, derrière telle séquence, un sujet plus long est disponible, qui lui-même renvoie à un ensemble de documents". Interview au magazine de l'image et du son, INA, juin 1998, p. 10.
20
On peut se demander, sur ce point, si la "patte" d'un réalisateur, parviendra aussi bien à s'imprimer dans ce nouveau système de contraintes : un excellent auteur de films peut se révéler un piètre concepteur de CD-Rom. Miser sur l'émergence d'un "auteur collectif" est peut-être, de ce point de vue, un raccourci trompeur. Mais sans doute aussi faut-il imaginer une redistribution plus collective du travail dans un tel cadre, tirant profit des compétences de chacun.
21
Le coût des systèmes de production de programmes en vidéo numérique a été divisé, en francs constants, par 10 en 15 ans, et ceci avec des performances techniques en constante progression. Et cette diminution de prix se poursuit. (Début 1999, on pouvait acquérir une station de production pour un investissement allant de 50 à 100 000 F. L'entrée de gamme, sous forme d'ordinateur portable connectant caméscope, appareil photo, Minidisc, etc. et officiant comme banc de montage numérique se situait à moins de 20 000 F). Voir Franck Poguszer, "Home vidéo : ma télé à moi", in In@visions, Nº 9, Janvier 1999, INA, p.16.
22
Par exemple, le CD-Rom Odyssey, conçu par la société Arkaos pour Jean-Michel Jarre offre aux utilisateurs un environnement pour "jouer" de l'ordinateur sur sa musique, comme on joue d'un instrument. Les touches du clavier commandent l'affichage d'images que l'on peut déformer en utilisant des effets spéciaux et dont on peut régler le rythme. Le logiciel Xpose LT commercialisé par Arkaos permettra à ses acquéreurs de "jouer" leurs propres images sur des musiques de leur choix
23
On retrouve, sous certains aspects seulement, la querelle qui avait enflammé le milieu de l'informatique éducative dans les années quatre-vingt, entre les partisans d'un large enseignement des principes de la programmation (ce qu'assumait LOGO, notamment) et ceux qui optaient pour les usages pédagogiques de l'informatique (E.A.O., simulation, etc.). Notre option pour des "savoirs médians" ne recouvre pas exactement cette confrontation. Elle retient le côté "productif" des premiers, tout en mettant l'accent sur la diffusion des outils intermédiaires de création qui déplacent les savoirs requis, de l'informatique classique (algorithmique, programmation) vers les langages applicatifs et les pratiques généralisées du couper/coller/relier/créer.
24
Une société d'acteurs virtuels avec lesquels il va falloir nouer des relations si on veut atteindre un objectif : telle est la scénographie générale de ces jeux. Le joueur doit comprendre les logiques comportementales qui animent ces agents. Celui-ci deviendra-t-il un ennemi, puis-je faire de cet autre un allié, etc. ? De plus, la manière avec laquelle il abordera les personnages, influera sur leurs comportements. Le joueur devient un ethnologue ; il se branche sur un monde qui vit indépendamment de sa présence, à charge pour lui d'infléchir dans un sens favorable les opportunités qui se présentent. Comme dans la vraie vie ?
25
26
- op. cit., p. 328.
27
Sur ces questions, je renvoie au dernier chapitre de mon livre, Présences à distance - Déplacement virtuel et réseaux numériques : pourquoi nous ne croyons plus la télévision, L'Harmattan, Paris, 1999.

 


topBibliographie

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BALPE, Jean-Pierre (mai 1998), "Quelques concepts de l'art numérique", [http://hypermedia.univ-paris8.fr, rubrique "Articles"], conférence donnée à Moss (Norvège), consulté en avril 1999.
retour
COUCHOT, Edmond (1998), La technologie dans l'art, Jacqueline Chambon, Nîmes.
retour
DELEUZE Gilles, PARNET Claire (1996), Dialogues, Champs, Flammarion, Paris.
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EISENSTEIN, Élisabeth L. (1991), La révolution de l'imprimé dans l'Europe des premiers temps modernes, La Découverte, Paris.
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LATOUR, Bruno (1984), Les microbes : guerre et paix, A. M. Métailié, Paris.
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LÉVY, Pierre, Cyberculture, Odile Jacob/Conseil de l'Europe, Paris, 1997.
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MARAZZI Christian (1997), La place des chaussettes, L'éclat, Paris.
retour
STIEGLER, Bernard (1998), "Élaborer une grammaire des images et des sons", in Actes d'Imagina 98, INA, Bry-sur-Marne.
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WEISSBERG, Jean-Louis (1999), Présences à distance - Pourquoi nous ne croyons plus la télévision, L'Harmattan, Paris.
retour
- Futur antérieur (1993/2),Paradigmes du travail, nº 16, L'Harmattan, Paris.

© "Solaris", nº 7, Décembre 2000 / Janvier 2001.