Revue SOLARIS
Décembre 2000 / Janvier 2001 ISSN : 1265-4876 |
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Résumé
À question immense --qu'est-ce que l'informatique :-- cet article essaie de fournir une réponse --modeste-- mais volontairement théorique. D'où cette hypothèse du MOTIF, de l'informatique comme moteur d'inférence et de gestion de formes. Ce travail envisage d'abord l'écosystème de ce MOTIF en le réinscrivant dans la problématique plus vaste des investissements de forme de L. Thévenot, puis dans celle, historique, de la "control revolution" de J. Beniger. Il présente ensuite les propriétés de ce MOTIF -la variable, l'interface et la logistique. Enfin, il en questionne la sociologie et plus précisément sa capacité à produire des réversibilités ou des irréversibilités dans les domaines du multimédia et des interconnexions, de la gestion des hommes et des processus. Il se referme sur une interrogation qui porte sur le travail à proprement parler politique de ce MOTIF. Mots-clésÝ: informatique, technologie de l'information, motif, formes. Abstract What does "information technology" mean : This article puts forward a theoretical hypothesis : to think information technology as a "MOTIF" -ie a "forms inference and management engine". It leads us to explore its ecosystem (through the ideas of "investissement de forme" (Thévenot) and "control revolution" (Beniger)) and its main properties (variable, interface and logistics) before we wonder about its sociology (reversibility (vs) irreversibility) and its political stakes. Key wordsÝ: computer, information technology, "motif", forms. |
L'informatique, telle que nous essayons de la penser, ne peut être assimilée au seul ordinateur : elle est d'abord traitement et mémorisation automatisée de l'information par des machines (ou système de machines) autocontrôlées et autocoordonnées, quelle que soit leur concrétisation technologique à un moment donné. En ce sens, l'ordinateur n'est qu'une incarnation possible d'un mouvement qui le dépasse, c'est-à-dire, à la fois le précède --avec la mécanographie dès la fin du XIXe siècle--, et le déborde --avec l'invention du microprocesseur (1971) [3], le développement récent de puces complètes, intégrant au sein d'un même composant mémoire et microprocesseur--, voire demain peut-être d'autres supports, "biologiques" ou moléculaire/atomique notamment [4]. Ce qui compte avant toute concrétisation, c'est un ensemble de fonctions ; cependant ces fonctions ne peuvent s'exprimer sans une incarnation dans/par un support machinique spécifique, à la fois indispensable et toujours contingent. Seule restera peut-être constante la numérisation, l'emploi d'un langage de base binaire.
La ligne de pente de cette informatique, chacun le sait désormais, travaille simultanément à l'accroissement de sa puissance et de sa vitesse grâce à une miniaturisation toujours plus poussée. Cette miniaturisation ne mène pas seulement à une supposée décentralisation des seuls ordinateurs, mais bien plutôt à la multiplication et à la densification des applications de tels moteurs informatiques : on en trouve désormais aussi bien dans des automobiles que des machines à laver, des appareils photo... ou des ordinateurs !
Si moteur il y a, c'est parce qu'il effectue un certain travail. Lequel ? Il consiste selon nous à produire de la forme, à inférer des formes. Afin de mieux comprendre de quoi il est question, opérons un petit détour par l'étymologie [5]. D'où viennent, en effet, les mots forme et inférence ? La forme, c'est d'abord le "moule" et "l'objet moulé", c'est-à-dire à la fois le moyen et le résultat. La forme, c'est ce travail, ce mouvement, de l'un, le moule, à l'autre, l'objet. Pourquoi un mouvement ? Parce que la forme n'est pas stricto sensu seulement dans le moule ou seulement autour de l'objet, mais bien leur relation même, leur mise en relation : application du moule (en tant que frontières et structures) sur ce qu'il in-forme, met en forme (matières ou idées). Une relation que l'on peut qualifier d'inférence. Car inférer, ce n'est rien d'autre que de "porter dans", "mettre en avant" : l'inférence extrait en quelque sorte la forme du moule et la porte à l'objet. Elle dit ce passage. Un passage en l'occurrence automatisé par une informatique qui, en tant que moteur, est, toujours à suivre l'étymologie, "ce qui met en mouvement" [6]. Au total, cette informatique constituerait ainsi, à proprement parler un MOTeur d'Inférence et de gestion de Formes, un MOTIF donc. Un MOTIF, c'est-à-dire précisément "ce qui est relatif au mouvement", en l'occurrence à ce qui met la forme en mouvement (moteur) dans et par son émergence en tant que forme, dans et par la transformation ou la métamorphose [7] dans et par l'organisation des formes entre elles (leur agencement et leur structuration).
Nous voudrions, dans le cadre de cet article, revenir de manière
plus précise sur le travail spécifique de ce moteur : la
production de formes. Nous essayerons dans un premier temps de mieux
comprendre l'éco-système dans lequel naissent et évoluent
ces moteurs, avant de nous interroger sur leurs propriétés
singulières et d'esquisser leur sociologie.
À quoi sert cet investissement de forme dépendant de la "consistance des formes produites" ? À l'"établissement, coûteux, d'une relation stable pour une certaine durée" (p. 26) d'une part, et à un accroissement de "généralité" (p. 27) d'autre part, lorsqu'il "sert d'instrument d'équivalence" (p. 30).
L'auteur va encore plus loin lorsqu'il souligne "la continuité entre les opérations de codage cognitif, les classements statistiques et les équipements qui servent au fonctionnement des entreprises. On met ainsi en évidence la cohérence entre les équipements qui modèlent l'information, les modèles d'interprétation et de reconnaissances des formes et, par conséquent, les décisions prises dans les situations envisagées" (p. 23). Ainsi "(...) la forme est objectivée ou "équipée", c'est-à-dire réalisée dans un outillage anonyme lui assurant un caractère contraignant" (p. 30). Autrement dit : "codes, contraintes et équipements doivent être traités de la même manière" (p. 28).
L. Thévenot fait par trois fois référence à l'informatique (pp. 39, 40 et 50). Or, à cet égard, il soutient que "la dynamique du travail de généralisation des formes ne tient pas seulement à l'intervention de l'État à proprement parler, mais (...) résulte également de la consolidation d'équipements qui appellent la standardisation. Ainsi les technologies informatiques, après avoir impliqué, dans une première période de leur développement un codage des informations traitées, favorisent dans une deuxième étape l'application d'un codage beaucoup plus général des formes gérées par l'entreprise" (p. 50).
Ces réflexions s'avèrent absolument fondamentales pour notre projet d'élaboration d'une "théorie sociétale de l'informatique", en effet :
Il ne nous semble, en effet, pas excessif de croiser la notion d'investissement de forme avec celle de rationalisation. Max Weber ne montre-t-il pas que celle-ci s'étend et se répand par le truchement d'opérations qui ressemblent de fort près à des investissements de forme : la bureaucratie, dans sa définition weberienne, dans laquelle culmine ce mouvement de rationalisation, ne se présente-t-elle pas comme un vaste travail de mise en forme, qui finit même par se prendre lui-même comme son propre objectif (Weber 1991) ? Déjà le droit, la comptabilité, les organigrammes "militaires", les chronométrages (ferroviaires ou tayloriens) ou les structurations de l'espace --comme l'a bien montré M. Foucault (1975)--, concourent à la mise en forme de plus en plus précise d'un nombre de plus en plus considérable d'activités.
De manière plus ciblée, J. Beniger montre que les technologies de l'information et de la communication émergent au sein d'un vaste mouvement d'innovation dans les techniques de traitement de l'information et de communication au sens large, qui va du développement de la presse à grand tirage aux dispositifs d'asservissement de processus par des servo-mécanismes, en passant par la publicité, le marketing ou l'OST (Beniger 1986). Toutes techniques qui participent à la maîtrise de ce qu'il appelle une "crisis of control", une défaillance dans la régulation du système industriel engendrée par le fantastique accroissement de vitesse qui le porte, singulièrement dans les domaines de la production de marchandises, alors même que stagnent la distribution et la consommation. La "control revolution", à travers le mûrissement de l'ensemble des techniques de traitement de l'information et de la communication, parvient à réguler les relations entre production, distribution et consommation. Or, ces technologies aboutissent toutes à créer des formes un peu plus dures que celles qui régnaient jusque-là : un traitement de l'information plus codé se substitue partiellement à un traitement de l'information informel (familial par exemple), une communication machinique (codée techniquement et/ou socialement (téléphone)) vient renforcer et relayer la communication interpersonnelle. Ainsi s'impose une mise en forme de plus en plus explicite du monde, par normalisation et standardisation d'une logique du codage.
L'informatique actuelle n'est en fait que la pointe la plus extrême
et la plus vive de ce mouvement de fond de la rationalisation/control revolution.
Elle est l'outil privilégié de son extension, densification,
intensification. Mais un outil qui exige en retour --et c'est en cela qu'il
n'est pas seulement subordonné--, une mise en compatibilité
a priori du monde à sa logique. En ce sens, le développement
de la numérisation constitue un véritable "cheval de Troie"
qui ne cesse de solliciter un alignement de portions de plus en plus importantes
du système technique global à cette logique informatique.
Questions subséquentes : quelle peut être la spécificité d'un moteur d'inférence et de gestion de formes ? Quel lien le moyen de production de la forme entretient-il avec la forme ? Autrement dit, produire des formes n'influe-t-il pas sur la "nature" de l'équipement lui-même ? Réponse : le moteur d'inférence de forme ne peut, logiquement, qu'avoir la forme d'une variable. Or, cet aspect est déjà constitutif de la capacité de traitement de l'information de la mécanographie elle-même, puisqu'elle repose d'abord sur la conception d'une carte qui, à la fois, mémorise et traite une information qui varie avec le problème abordé. Il sera plus profondément encore et plus "ontologiquement" constitutif de la concrétisation logique de l'ordinateur du type Von Neumann : l'efficacité d'une machine (re)programmable n'implique-t-elle pas la conjugaison, l'imbrication du matériel et du logiciel ?
Inversement, c'est bien parce que l'on peut identifier l'informatique comme variable qu'elle peut être envisagée comme un moteur d'inférence de formes. Car seule la variable peut engendrer des formes, peut se poser comme condition de possibilité de génération de formes. La forme ne naît pas directement de la forme. Elle naît, par en deçà de la forme, de ce qui lui ouvre la voie, la "matière première", le codage binaire, le numérique, le bit et les règles de sa combinatoire.
Cependant, la variable ne produit de la forme qu'à condition d'être elle-même maîtrisée. Or, c'est bien parce que l'informatique (et les technologies de l'information et de la communication en général) s'investit dans une machine de flux internes électroniques et informationnels contrôlés et coordonnés, qu'elle peut produire ce contrôle indispensable à une production réglée de formes. Il en va, en quelque sorte, d'un paradoxe inhérent à l'informatique : elle présuppose la mise en forme des flux (internes, électroniques et informationnels) comme condition de possibilité d'engendrement de formes. La variable doit elle-même être maîtrisée comme potentiel de déformation/transformation pour pouvoir prétendre produire par elle-même des formes. Flux et formes entrent dans une subtile dialectique : la forme gère le flux autant que le flux nourrit la forme. C'est cette relation des flux et des formes internes qui autorisent la production/gestion de formes et de flux externes ; c'est-à-dire susceptibles de concerner le reste du monde.
Flux et formes internes accueillent le très grand nombre
de bits afin de produire une gestion du grand nombre externe, d'hommes,
de choses et de signes, grâce à son cadrage par des formes
(synchronie) et même par un flux de formes (diachronie). Un tel mouvement
n'est possible que parce que l'informatique possède une très
grande
plasticité scalaire, là encore d'abord interne
: du bit à une combinaison d'un très grand nombre de bits
--qui, à l'échelle d'un homme, tend vers l'infini--, il en
va d'un fabuleux changement d'échelle. Or, c'est ce même changement
d'échelle qui alimente l'extraordinaire potentiel externe, c'est-à-dire
projeté sur le reste du monde, de plasticité scalaire de
l'informatique --de la gestion sociale d'un petit groupe à celle
d'un rassemblement de plusieurs millions d'hommes par exemple--.
L'interface articule la machine et l'homme : c'est-à-dire qu'elle doit traduire en un langage compréhensible par le second le ou les langages de la première. Autrement dit, alors que "an application provides specific functionality for specific goals, (...) an interface represents that functionality to people. The interface is the thing that we communicate with (...)" (Laurel 1991). L'interface est d'autant plus fruste qu'elle reste proche de la machine, elle est considérée comme d'autant plus évoluée qu'elle se rapproche de l'homme, de ses modes de fonctionnement intellectuels et gestuels "intuitifs" (entre guillemets parce qu'ils restent appris et fonction d'une culture donnée). Alors que pendant longtemps l'interface, subordonnée aux exigences de la machine, réclamait un important effort d'adaptation auquel ne sacrifiaient volontiers qu'une minorité d'experts (qui, cependant y puisaient leur pouvoir), l'évolution récente tend à inverser le rapport et à demander peut-être plus à la machine qu'à l'homme. Où l'on tendrait peut-être à suivre enfin, le conseil de B. Laurel : "(...) interface designers are often engaged in the wrong activity -that is, representing what the computer is doing. The proper object of an "interface" representation is what the person is doing with the computer" (Laurel 1991). Cependant, cette ligne de pente, pour réelle qu'elle soit ne doit pas cacher --comme c'est trop souvent le cas-- un double mouvement sous-jacent et à l'impact tout aussi considérable :
Le mot protocole renvoie d'abord au langage de la diplomatie. Selon l'étymologie, le protocollum est une "feuille collée aux chartes, portant des indications qui les authentifient" [11]. Un protocole constitue donc une mise en forme de deuxième degré, une mise en forme de la mise en forme, une information sur l'information. Le protocole, hier comme aujourd'hui, dit quelque chose sur quelque chose d'autre à un destinataire potentiel. Il introduit donc le tiers (absent ici et maintenant), lui adresse un message qui rend sinon lisible du moins traitable ce qui est transmis. Le tiers peut ainsi opérer une manipulation de l'enveloppe sans avoir à se soucier du contenu : changement de niveau qui permet l'entre-communication entre (au moins) deux systèmes hétérogènes (mais considérés comme équivalents). C'est exactement ce même principe qui, malgré leurs différences, rend efficace la commutation de paquet d'Arpanet via les IMP (Hafner et Lyon 1999, p. 265 ; Abbate 1999, p. 129), et fonde depuis l'article de Cerf et Kahn intitulé "protocol for packet network intercommunication" de 1974, le TCP (Transmission control protocol) d'internet.
Le réseau Arpanet (dans les années 1960-70) fonctionne grâce à un ensemble de machines intermédiaires homogènes, qui assurent une fonction d'interface entre les machines émettrices et réceptrices de messages : les IMp. Chaque IMP est "construit pour servir de messager, (...) [comme un] dispositif perfectionné de stockage et de retransmission (...). Il [a] pour tâche de transporter des bits, des paquets et des messages. Cela signifi[e] désassembler les messages, mettre les paquets en mémoire, contrôler l'éventualité d'erreurs, acheminer les paquets et envoyer des accusés de réception pour les paquets arrivés sans erreur ; ensuite, rassembler les paquets arrivants en messages et envoyer ceux-ci aux machines hôtes -tout cela dans un langage partagé. Les IMP [sont] conçus pour ne lire que les 32 premiers bits de chaque message. Cette partie (...), d'abord appelée une "amorce" (leader) et plus tard un "en-tête" (header), en spécifi[e] soit l'origine, soit la destination et comport[e] quelques informations de contrôle supplémentaires" (Hafner et Lyon 1999, p. 145). Bref, le sous-réseau des IMP est pensé comme un ensemble de machines qui absorbentl'hétérogénéité grâce à son aptitude à accueillir un message en provenance de n'importe quel ordinateur, puis à le transférer (le router) vers un ordinateur récepteur de marque et de puissance (voire d'époques) différentes. Opérateur du passage, il fonctionne également sur une logique de l'étiquette --mise en forme de troisième niveau-- qui permet une gestion autonome de l'enveloppe (forme de deuxième niveau) du message par rapport au contenu (forme de premier niveau). Enfin, forme de quatrième niveau, la gestion dynamique du réseau exige une connaissance fine et exhaustive des variations de l'état de sa fluidité ou de son encombrement. Information délivrée par les indispensables tables de routage qui permettent aux IMP de calculer les voies les plus courtes d'acheminement des paquets [12].
Cependant, "packets were sent to a particular IMP, and it was assumed that a single host was connected there. If, instead, an entire network had been connected to that IMP, there would had been no way to specify which host on that network was supposed to receive the packet. The designers of the Internet (...) chose to create a hierarchical address system : one part of the address would specify the name of a network, while another part would give the name of an individual host within that network" (Abbate 1999, p. 129). À partir de 1978, "they proposed splitting the TCP protocol into two separate parts : a host-to-host protocol (TCP) and an internetwork protocol (IP)" (Abbate 1999, p. 130). Là encore le double protocole TCP/IP crée une procédure d'étiquetage des paquets qui permet d'absorber la double hétérogénéité des ordinateurs et des réseaux.
Ce travail des formes aboutit à ou repose sur un processus
de
standardisation/normalisation [13].
Un processus qui n'est donc lui-même rien d'autre qu'une mise en
forme plus ou moins négociée entre acteurs s'accordant plus
ou moins de légitimité (Igalens et Penan 1994).
On oppose ainsi volontiers TCP/IP, présenté comme émergence
consensuelle d'une communauté, aux modèles X25 du CCITT ou
OSI de l'ISO, fruits des travaux d'organisations spécialisées,
peu ouvertes aux desiderata des utilisateurs de base [14]
; la logique de l'univers concurrentiel et/ou ouvert de l'informatique
à la logique de monopole des télécommunications. Où
l'on distingue donc, en forçant un peu le trait au profit d'Internet,
deux modèles au sein d'une réalité beaucoup plus complexe
et mélangée, mais deux modèles d'une même pratique,
celle de la normalisation qui nourrit l'efficacité de la logistique
informationnelle réseautique basée sur les TIC (Robert 1998).
Car celle-ci repose d'abord sur ce travail de mise en compatibilité
et d'ouverture qui se traduit toujours par l'adoption (plus ou moins longue
et toujours dépendante de rapports de force) de formats communs.
En effet, soit le MOTIF se concrétise dans une machine réversible, c'est-à-dire qu'un même support physique est susceptible d'exprimer plusieurs formes logicielles. Dès lors la machine multimédia est d'abord multiforme : le MOTIF peut en ce sens inférer et gérer une multiplicité de formes autrefois concrétisées dans des outils séparés --d'autres l'ont dit avant nous (Portnoff & Dalloz 1994)--. Ce qui signifie que le MOTIF joue dès son incarnation machinique la réversibilité : il peut aussi bien mouvoir/actualiser une forme que l'on appelle téléphone, ou radio ou ... ordinateur ! [15]
Jean-Pierre Balpe montre ainsi que l'informatique procède entièrement de différents niveaux d'écritures et dissout le texte en tant qu'irréversibilité : "on peut remplacer automatiquement, "en temps réel", tous les "a" d'un texte par n'importe quelle autre lettre, mettre des "s" à la fin des mots, ajouter des mots, en remplacer, changer les polices de caractères, sans que jamais l'état du texte soit figé" (Balpe 1997, p. 25). Autrement dit, "une page numérisée n'a ni forme fixe ni lieu réel d'assignation" (Balpe 1997, p. 27). La stabilisation du texte est un acquis historiquement construit qui ne relève en rien de l'évidence --le Moyen Âge ne la pratiquait pas--. Cet acquis a montré ses avantages, notamment en matière de production et de productivité intellectuelle. Aussi est-il à craindre que son vacillement sous les coups répétés du MOTIF ne vienne profondément déstabiliser le principe-auteur (cf. Foucault 1971). Car, il est possible de tracer une ligne directe de la possibilité de manipuler techniquement le texte, de le rendre réversible, instable "physiquement", à celle d'en manipuler le contenu et le sens, c'est-à-dire d'en affecter la reconnaissance sociale. Il convient donc de réfléchir à la reconstitution d'instances de certification/authentification du texte, de son attribution. Quels mécanismes socio-techniques peut-on mettre en place afin de reconstruire la confiance, quels filtres, quelles assurances ?
Des questions analogues guettent l'image. En effet, celle-ci, réduite à un jeu de bits et de pixels parce qu'elle "réalise et consacre dans l'ordre qualitatif d'une forme le formidable pouvoir discursif de la quantité" (Renaud 1993, p. 25), devient complètement et de plus en plus malléable, transformable, pleinement réversible et modelable (Quéau 1986 et 1993, Holtz-Bonneau 1995). Tout état constaté n'est plus que potentiellement transitoire. C'est pourquoi elle en perd à proprement parler son statut. Or, comment gérer cette liquéfaction de l'image et gérer avec des images liquides ? Toute gestion ne repose-t-elle pas d'abord sur la possibilité de définir le plus précisément l'état d'un processus, ne serait-ce que pour le comparer avec un autre état prélevé en t + ou -1 : que se passe-t-il quand on ne parvient plus à arraisonner, à arrêter un tel état ? La gestion devient tout simplement impossible ; c'est pourquoi il convient alors d'inventer et d'implanter des dispositifs susceptibles soit de suivre les transformations (et donc de donner au moins deux états de ces transformations) --objectif de traçabilité d'un élément inséré dans l'image et qui, lui, reste stable (tatouage (Colloque imagina 1996))-- ; soit de maîtriser les transformations possibles, à l'instar d'un dispositif de cryptage (et d'authentification) qui empêche que tout message soit repris --et donc déformé/transformé-- n'importe quand par n'importe qui ! Or, la définition comme la diffusion de tels pitons d'irréversibilité (très localisée dans l'espace et le temps) dépendent également du MOTIF.
Où nous retrouvons le double étagement qui structure le MOTIF : non seulement comme un moteur d'inférence de formes, mais également comme un moteur de gestion de ces formes.
Soit le MOTIF se distribue au travers d'une multitude de micro/nano moteurs (autonomes ?) producteurs localement de formes au service de la gestion d'une foule d'appareils électroménager, de communication, de domotique etc... ; moteurs qui peuvent très bien être montés --c'est-à-dire coordonnés-- en réseau. Le jeu des réversibilités/irréversibilités dépend : 1/ de l'effet de masse implicite constitué par ce véritable macro-système [16] micro/nano-technologique d'inférence et de gestion de formes ; un effet de masse qui nous introduit à une manière d'irréversibilité, puisque le nombre même joue contre la réversibilité, en en augmentant considérablement le coût ; 2/ des liens privilégiés qui pourraient être créés entre certains micro/nano moteurs au bénéfice ou au détriment d'un acteur ou d'un ensemble d'acteurs.
L'avenir d'une interconnexion généralisée entre
les différentes incarnations du MOTIF (entre le micro et les machines
à laver le linge ou la vaisselle, le four, l'éclairage etc...),
pour lointaine qu'elle soit, pose néanmoins une question tout à
fait fondamentale. Le développement du projet Jini (de Sun) [17],
quoique balbutiant, nous propose une manière de passage à
la limite. En effet, ce retour direct du MOTIF sur lui-même, cette
gestion des interconnexions entre ses multiples avatars, toujours dépendante
de ce même MOTIF, n'ouvre-t-elle pas la perspective d'une irréversibilité
triomphante, celle de
l'autonomie du système technique, telle
que l'avait envisagée voilà déjà plus de 20
ans un J. Ellul (1977)
? La régulation d'un tel macro-système d'inférence
de forme peut-il dépendre d'autre chose que de lui-même
(comme ensemble complexe articulant dispositifs techniques, hommes et signes)
? Ne peut-on craindre, assez paradoxalement, que la réversibilité
généralisée au niveau "local" ne se paye d'une irréversibilité
elle-même généralisée au niveau "global" ?
Une telle mise en forme s'avère à la fois indispensable à la gestion de nos démocraties comme de nos économies complexes, et menaçante à l'égard des libertés individuelles et publiques. Car elle est guettée par trois excès : d'une part la volonté de trop raffiner l'information, au point de retrouver en fin de traitement cet individu --qui n'intervenait qu'en tout début et seulement comme matière à l'agrégation--, mais cette fois mis à nu ! ; d'autre part, de définir des profils, de citoyens comme de consommateurs, qui, en quelque sorte, fixent et identifient des groupes, voire des individus, selon des classifications hiérarchisantes plus ou moins (dé)valorisantes (cf. les classements par étoiles de leur clients par les banques, à l'instar des hôtels et restaurants au guide Michelin ! [18]) ; enfin, l'interconnexion des différentes formes entre elles, produites par des organismes qui ne sont censés, chacun, ne posséder qu'une image partielle des individus, mais qui peuvent, dès lors, faire l'objet de croisements et de réarticulations susceptibles de construire un véritable "hologramme informationnel" de monsieur-tout-le-monde [19].
Ces mises en forme, en tant qu'outils de gestion, procèdent à la concrétisation de cliquets d'irréversibilité. Autrement dit, celui qui voudrait refuser cette inscription au sein des grandes banques de données, non seulement étatiques mais également marketing, risque de se voir écarté du processus global de reconnaissance sociale : privé de droits, civiques et sociaux et de moyens de paiements, voire de moyens de ravitaillement, sa vie devient singulièrement difficile. Aussi s'opposer à de telles logiques devient quasiment impossible, tant le coût à supporter se révèle élevé. En ce sens, le MOTIF constitue un outil de création d'irréversibilité sociale.
Certains pensent volontiers qu'internet va nous permettre de nous dégager d'une telle emprise. Certes, la toile laisse une réelle marge de manoeuvre à la création par les internautes eux-mêmes de nouveaux, groupes (de discussion par exemple), donc de nouvelles formes susceptibles de construire un lien social. Mais, d'une part, rien ne prouve que ces regroupements pourraient/pourront entrer dans une concurrence efficace avec les machines étatique et marketing --au plus doit-on s'attendre semble-t-il, à une juxtaposition et non à une substitution-- ; d'autre part, il ne faut pas se cacher qu'internet offre également de considérables ressources nouvelles, en matière de traçabilité des activités et des goûts [20], qui, elles, peuvent être directement mobilisées au profit des logiques étatique et marketing ! Ainsi, le potentiel de réversibilité d'internet n'est-il en rien supérieur à son potentiel de renforcement des irréversibilités existantes : c'est pourquoi ces dernières ne vont bien évidemment pas disparaître, mais peut-être, et au plus, rencontrer une manière de résistance, en tout cas de concurrence, qui devra néanmoins acquérir/se donner des lettres de créances en matière de légitimité.
Le MOTIF conjugue deux logiques apparemment contradictoires : d'une part, il renforce l'irréversibilité de la logique de masse embrayée par les systèmes taylorien et fordien de production, mais il permet également de considérablement l'assouplir, incitant par là même le germe sloanien (de promotion d'une gamme de voitures aux variantes combinatoires, pour reprendre une expression de R. Barthes, de plus en plus changeantes (Tedlow 1997)) à pleinement s'épanouir : d'où l'introduction d'une relative réversibilité, locale --qu'engendre la logique du sur-mesure--, sur fond d'une irréversibilité globale --celle de la production de masse--.
Le MOTIF affecte également le dessin des formes des organisations. Pourquoi ? Parce que, répond avec force Alain Rallet, "les TIC servent (...) à automatiser des relations ou à établir de nouvelles relations entre agents économiques. C'est leur particularité que de porter sur des mécanismes de coordination (...)" (Rallet 1997, p. 97). Ou, comme le souligne E. Brousseau, "si les TIC ne permettent ni de supprimer totalement les coûts de coordination ni de diminuer l'ensemble de ces coûts, elles peuvent cependant modifier les modes de coordination (...)" (Brousseau 1992, p. 50). Ce qui ne veut bien évidemment pas dire que cette propension s'actualise d'emblée, sans délai ni travail ou difficultés.
Ainsi, A. Rallet montre-t-il que pendant longtemps la grande informatique a joué un tout autre jeu : celui de la seule automatisation des tâches pilotée par un service d'experts, le département informatique. C'est pourquoi, alors que certains s'inquiètent de l'existence d'un véritable paradoxe de la productivité informatique (que son inventeur, R. Solow, traduisait par cette formule ironique, "on trouve des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de productivité" (Rallet 1997, p. 85)), il soutient que "le potentiel de performance des TIC est donc devant nous : il ne commence à se réaliser qu'avec la mise en réseau des postes informatiques et la convergence entre télécommunications et informatique" (Rallet 1997, p. 96).
Si le MOTIF participe à la recomposition des organisations, c'est parce qu'il possède un réel potentiel de réversibilité de leurs formes, qui suit une triple logique :
Cette inférence de formes organisationnelle possède aussi ses limites : d'abord la résistance, encore bien réelle, des "(...) décisions et [d]es processus de communications [les] plus "complexes" et [les] moins "fréquents" (...)" (Brousseau 1992, p. 49), difficilement automatisables ; ensuite, l'émergence d'effets de rigidité, d'irréversibilité coûteuse, car "cette matérialisation de l'organisation dans des dispositifs techniques en renforce la pérennité et affecte ses possibilités d'évolution, [parce que] tout changement organisationnel doit dès lors être associé à des changements techniques qui accroissent le coût et les risques de ces évolutions" (Brousseau 1997, p. 58) ; enfin, au-delà de la dichotomie du modèle établi par l'économie des transactions entre "hiérarchie" et "marché", largement utilisée par les économistes pour penser les effets organisationnels des TIC (notamment depuis Malone (1987)), E. Brousseau constate que "plutôt que vers plus de marché ou plus de hiérarchie on évolue à la fois vers des marchés plus "contrôlés" et plus "rationalisés" et des hiérarchies, elles aussi plus "contrôlées" et plus "rationalisées"" (Brousseau 1992, p. 52). Où nous retrouvons cette tendance lourde à la rationalisation et au contrôle, qui semble décidément fixer de solides pitons d'irréversibilité !
La gestion du document (singulièrement administratif et
de gestion) oscille entre une formalisation de plus en plus poussée,
une définition de formes normalisées d'échange et
la facilitation du travail coopératif, de la relation informelle
[21]. D'une part,
un dispositif d'EDI, par exemple, vise à lier les acteurs de la
transaction au sein d'un système prédéfini, fortement
structuré, susceptible à la fois de réduire l'incertitude
et de construire un mécanisme de création de confiance. Comme
le souligne A. Mayère et M.C. Monnoyer, "(...) le nouveau modèle
industriel repose sur une synchronisation des différents circuits,
ou des grandes fonctions d'information, et sur leur interdépendance
renouvelée (...). L'information de prise de commande vient ainsi
à la fois valider ou spécifier la programmation de la production,
et enclencher le traitement comptable et financier de l'échange"
(Mayère et Monnoyer 1992,
p. 87). Autrement dit, l'implantation de tels systèmes d'échanges
rend le retour en arrière singulièrement difficile, le coût
du retrait singulièrement élevé --il en va donc de
la fixation d'un piton d'irréversibilité locale--. D'autre
part, le développement des intranets et autres groupware peuvent
laisser croire à l'avènement, au sein des organisations,
d'une logique horizontale, déhiérarchisante, alors même
que leur "formes molles" n'empêchent en rien, voire camouflent bien
souvent, la poursuite ou la revivification de la logique verticale du contrôle
[22]. L'apparente
réversibilité engagée par de tels dispositifs, reste
peut-être des plus superficielles, faux-nez à l'abri duquel
la logique profonde du contrôle pourrait continuer à s'épanouir,
donc à renforcer son irréversibilité.
Cette capacité à desserrer l'étau du paradoxe de la simultanéité offre un pouvoir tant au MOTIF lui-même qu'aux acteurs qui dominent ses technologies et leur diffusion. Ce pouvoir est, à proprement parler, un pouvoir politique. Pourquoi ? Parce que les multiples mises en formes qu'il autorise assurent au minimum une compatibilité, voire même une véritable convergence avec le politique considéré comme le schème organisateur des catégories légitimes au sein d'une société. Le politique fonctionne essentiellement sur deux types d'opérations : la division --que les travaux de M. Foucault (1975) nous a montrée dans le détail de ses gestes quotidiens institutionnels--, et la globalisation (d'une question sociale, c'est-à-dire son accession comme légitime à l'agenda gouvernemental et/ou médiatique). Les TIC peuvent assumer aussi bien l'une, par définitions et classements, que l'autre, par changement d'échelle, vitesse et réticulation. Elles peuvent également assumer l'opération-clé du marché : la connexion. Or, les deux fonctions d'interconnexion et de division/globalisation, parce qu'elles tentent toutes deux de répondre aux contraintes posées par le paradoxe de la simultanéité, se révèlent engagées dans une relation complexe au sens de E. Morin (Morin 1977), c'est-à-dire à la fois concurrente, complémentaire et antagoniste. En tant qu'outil privilégié de relâchement de ce même paradoxe, les TIC et donc le MOTIF en viennent ainsi à redoubler (et donc concurrencer) les opérations de connexion et de division/globalisation. Cependant, il est à craindre qu'elles ne favorisent plus la première que les deuxièmes ; ou plutôt qu'elle ne fasse passer les opérations de division/globalisation pour des opérations relevant moins du politique que du marché, autrement dit, que ce dernier reprenne à son compte des opérations qui restent de facto politiques sans plus s'avouer comme telles ! Elles portent, en ce sens, en germe un glissement de la prérogative politique : car elles permettent d'une part au marché d'engendrer, massivement, une segmentation/structuration des populations, concurrente de celle des États, et, d'autre part, de légitimer techniquement (c'est-à-dire à travers une supposée objectivité machinique et gestionnaire) ces catégories dans et par lesquelles nous sommes appelés à nous penser socialement. Autrement dit, ce potentiel de mise en forme au service d'instances privées soutient la possibilité de confondre le consommateur avec le citoyen au point de pouvoir exiger de lui qu'il se comporte vis-à-vis d'elles comme si elles étaient investies d'une responsabilité et d'une légitimité politique --alors même qu'à l'inverse le citoyen n'hésite pas à se prétendre client dans sa relation à l'État--. Bref, on obéit aux injonctions marketing alors même que l'on se croit obligé de résister à la moindre prescription étatique !
Aujourd'hui, ce n'est plus l'État qui vous offre le terminal
de connexion au réseau --à l'instar du Minitel en France
au début des années 1980--, ce sont des entreprises privées
qui vous en font cadeaux... à condition toutefois que vous acceptiez
de la publicité ciblée sur l'écran de votre ordinateur
et surtout --ce qui rapporte beaucoup plus d'argent-- que vous acceptiez
de fournir gratuitement une masse considérable d'informations sur
votre mode de vie : big-brother se déguise en père-noël
marketing [23] et
obtient un consentement que l'État ne parvient que de plus
en plus difficilement à gagner. Le MOTIF, on le voit, n'est en rien
neutre dans l'affaire !
© "Solaris", nº 7, Décembre 2000 / Janvier
2001.