Les tempéraments, échelles sonores, micro-intervalles
Une nouvelle frontière de la musique

par Marc Texier


  1. Qu'est-ce que le tempérament ?

  2. Rappel historique sur les tempéraments
    1. Moyen âge: le tempérament pythagoricien
    2. XVIe - XVIIIe siècles: les tempéraments inégaux
    3. Du XVIIIe siècle à nos jours: le tempérament égal

  3. Conséquences du choix du tempérament égal sur la musique du XIXe et du XXe siècle
    1. Importance du tempérament dans l'évolution du langage musical
    2. Double articulation

    3. Le tempérament au XXe siècle

    4. Pourquoi un colloque à Royaumont, et comment ?

    5. Historique des remises en cause du tempérament égal au cours du XXe siècle
      1. Modalité
      2. Micro intervalles
      3. Explosion de la recherche de nouveaux tempéraments

    6. Causes de la relativisation du tempérament égal
      1. L'apparition d'une musique non instrumentale (concrète, puis électronique et maintenant informatique)
      2. La fin de l'ethnocentrisme culturel de l'Occident.
      3. L'évolution de la facture et des pratiques instrumentales
      4. La réapparition d'un questionnement sur la nature de l'harmonie
      5. L'évolution de la sensibilité auditive.
      6. L'épuisement des possibilités et des charmes de la musique à douze demi-tons égaux.

    7. En conclusion

    Qu'est-ce que le tempérament ?

    A strictement parler le tempérament consiste à répartir les intervalles de la gamme sur les instruments à sons fixes (par exemple les instruments à clavier) de manière à ce que leur hauteur (qui ne peut varier) soit un compromis acceptable entre l'inaccessible exactitude acoustique des harmoniques naturelles, et le système harmonique en usage.

    Si par exemple l'on monte par quinte successive depuis un do: do, sol, ré, la, mi, si, fa#, do#, sol#, ré#, la#, fa (mi#), do (si#); ce dernier do, placé sept octaves au-dessus du premier, n'est pas exactement le même que le do fondamental. Ils diffèrent de l'intervalle d'un comma pythagoricien, dont c'est la définition. Autrement dit l'espace harmonique possède cette particularité tout à fait étonnante que selon le chemin emprunté pour aller d'une note à une autre (dans le premier cas selon le cycle des quintes, dans le second, selon les octaves), l'espace parcouru n'est pas le même.

    il est bien sûr impossible que sur un instrument à clavier où chaque note est fixée une fois pour toutes, les do soient différents. S'ils ne le sont pas quand vous jouez sur un piano la suite des quintes ou la suite des octaves c'est que chaque intervalle constitutif a été légèrement tempéré (du latin temperare: modérer, compenser) par un accord ad hoc.

    C'est cela qu'on appelle le tempérament: la façon dont est monnayée sur les différents intervalles le comma pythagoricien résiduel, et chaque époque a proposé des solutions différentes.

    Rappel historique sur les tempéraments

    On peut facilement résumer la multiplicité des tempéraments à trois grands types, correspondants d'ailleurs à trois périodes bien définies de l'histoire de la musique. En effet, il y a une différence fondamentale entre les tempéraments où les quinte et les quartes sont justes mais les tierces fausses (tempéraments pythagoriciens, période médiévale); ceux où tierces et quintes sont privilégiés (tempéraments zarliniens, périodes renaissante et baroque); et celui où tous les intervalles sont approximatifs et égaux (tempérament égal, du XVIIIe siècle à nos jours). Seul l'intervalle le plus simple, celui d'octave, a toujours gardé la même définition (2/1).

    Moyen âge: le tempérament pythagoricien

    La plus ancienne manière d'accorder les instruments est le tempérament pythagoricien, en usage pendant tout le Moyen âge. Il se fait par quintes successives, qui sont justes, mais de ce fait les tierces sont fausses (les majeures trop grandes et les mineures trop petites). Il convenait cependant à une musique où seule la triade quinte-quarte-octave était reconnue comme consonance parfaite.

    Si pour l'essentiel de la musique médiévale, qui est vocale, la fausseté des tierces n'est pas un problème majeur, car bien sûr les chanteurs prennent instinctivement des libertés par rapport au carcan du tempérament en usage; les limites du tempérament pythagoricien ont eu pour la musique instrumentale, et tout particulièrement la musique pour clavier, une incidence remarquable, retardant de près de trois siècles l'éclosion de la polyphonie sur ces instruments par rapport à la polyphonie vocale. Ce n'est qu'à partir du moment où de nouveaux tempéraments, multipliant les tierces justes, ont été utilisés que la littérature pour clavier a pu s'épanouir, à deux voix au XIVe siècle, à trois au XVe, alors que la musique vocale était à quatre parties dès la fin du XIIe.

    Le choix d'un tempérament n'est donc en rien négligeable, il induit pour des siècles l'évolution de la musique.

    XVIe - XVIIIe siècles: les tempéraments inégaux

    A partir du XVIe siècle, la tierce ayant été intégré aux consonances parfaites, on a modifié ce tempérament afin que l'accord parfait (tierce et quinte) ait sa valeur acoustique exacte. La solution adoptée, et théorisée par le compositeur italien Gioseffo Zarlino (Istitutioni harmoniche, Venise 1558) qui lui a donné son nom, consiste à s'assurer la justesse des accords des tons les plus fréquents en sacrifiant les autres. Dans le tempérament zarlinien, seuls les trois accords parfaits majeurs et mineurs des trois degrés de base du ton d'ut: do, fa et sol, sont justes. Les autres sont faux, parfois inutilisables. Ce tempérament zarlinien, trop radical pour être applicable, a donné naissance à une multitude de compromis, globalement appelés les tempéraments inégaux, visant tous à multiplier le plus possible le nombre d'accords justes, et donc le nombre de tonalités utilisables sans que l'on ait à réaccorder son instrument.

    Le principal d'entre eux est le tempérament mésotonique où les tierces majeures sont accordées naturellement, aux dépens des quintes légèrement réduites. La facilité de l'accord des instruments selon ce moyen, et sa relative pureté pour les harmonies d'alors, fit qu'il fut le plus couramment utilisé jusqu'à Jean Philippe Rameau (France, 1683-1764) qui en préconisait encore l'usage. Cependant dans cet accord seul un petit nombre de tierces étaient tempérées et côtoyaient nombres d'intervalles non naturels, qui sonnaient avec tant de "dureté" qu'on ne pouvait les employer (sauf à vouloir justement donner une impression de dissonance extrême), ce qui réduisait d'autant les tonalités utilisables. Il est donc normal que l'on ait essayé, tout au cours des XVIIe et XVIIIe d'autres façons d'accorder les claviers. Ces tempéraments inégaux, fort nombreux (citons seulement ceux de Kirnberger (1760), Jean-Jacques Rousseau (1778), de Dom Bédos de Celles) ont tous une caractéristique commune du fait de leur inégalité: la sonorité intervallique est différente pour chaque gamme.

    En raison de cela, chaque tonalité possédait, selon ces tempéraments inégaux, une couleur propre due à la sonorité intrinsèque de ses intervalles. Ainsi est née la doctrine de l'ethos des tonalités (tel ton est joyeux, tel autre sombre...), qui offrait au compositeur une palette expressive par le seul choix de la tonalité, et qui compensait, en quelque sorte, la limitation des possibilités de modulation induite par l'inégalité de ces tempéraments. Quand, après l'adoption d'un tempérament égal, l'ethos des tonalités ne sera plus qu'un fait d'acculturation, et non une réalité sonore, c'est justement la modulation, de plus en plus libérée, qui deviendra le meilleur support de l'expressivité.

    Du XVIIIe siècle à nos jours: le tempérament égal

    Cependant, face à prolifération anarchique des tempéraments inégaux à la fin XVIIe siècle, il a été proposé d'accorder les orgues de façon plus simple et unifiée, en utilisant un tempérament où les intervalles seraient le plus semblable possible. Il ne s'agit pas encore de notre tempérament égal, où tous les demi-tons sont strictement égaux, mais, encore une fois, d'un compromis permettant d'une part de jouer dans tous les tons (ce qui implique une certaine égalisation des intervalles), d'autre part de conserver l'ethos propre à chaque tonalité qui, à l'inverse, naît de la différenciation des intervalles selon les tons.

    L'organiste et compositeur allemand Andréas Werkmeister (1645-1706) en a défini quelques-uns dans son ouvrage Musicalische Temperatur (Francfort, 1686-1687). Ceux-ci seront connus de Jean Sébastien Bach, via son cousin et ami Johann Gottfried Walther, organiste comme lui à Weimar, et qui avait été l'élève de Werkmeister. C'est pour ces "bons" tempéraments qu'il écrivit en 1722 puis en 1744 les deux livres du Clavier bien tempéré, qui n'est pas le premier exemple d'un cycle de pièces écrites dans toutes les tonalités (Johann Mattheson l'a précédé avec son Manuel du Parfait organiste, 1719), mais le premier chef-d'oeuvre exploitant cette possibilité.

    C'est finalement un tempérament strictement égal qui s'imposera, au prix de la perte de l'ethos des tonalités, mais au bénéfice d'une égalisation complète des intervalles qui levait tous les problèmes d'enharmonie, de transposition, de modulation. L'usage s'en est si bien répandu que depuis le début du XIXe siècle, et jusqu'à nos jours, il a été le seul utilisé, arrêtant du même coup toutes les spéculations sur l'accord des instruments qui occupaient musiciens et mathématiciens depuis Pythagore.

    Ce tempérament égal est pourtant une solution purement mathématique et une aberration harmonique, où tous les intervalles, hormis l'octave, sont faux. Il consiste à diviser l'octave en douze demi-tons strictement égaux, et de valeur irrationnelle (racine 12e de 2). La quinte entendue dans les harmoniques naturelles d'un son, correspond à un rapport de fréquences égal à 3/2, soit 1,5. Dans le système tempéré la quinte juste est égale à racine 12e de 2, soit 1,4983: elle est donc un peu plus petite. Il en va de même pour tous les autres intervalles, légèrement trop grands ou trop petits par rapport aux harmoniques naturelles.

    Si le tempérament égal est facilement supporté par l'oreille bien que ses intervalles soient faux relativement aux harmoniques naturelles, cela provient du fait qu'ils sont tous faux de la même façon. Lorsque vous écoutez deux notes extrêmement voisines, il se produit un phénomène acoustique, les battements: une variation régulière de l'intensité du son. Plus les deux sons se rapprochent, plus ces battements se ralentissent; ils s'annulent quand les deux notes sont strictement à la même fréquence. Les musiciens se servent de ce phénomène pour ajuster à l'oreille la hauteur des notes, car ce sont ces battements qui sont causes de l'impression de fausseté d'un accord.

    Dans un tempérament inégal, par exemple le tempérament mésotonique, il y a de grandes différences entre les intervalles. La quinte do-sol n'a rien à voir avec les quintes do dièse-sol dièse et la bémol-mi bémol (quintes du loup), des battements se produisent donnant naissance à des dissonances effectivement trop dures, et l'on évitait systématiquement ces intervalles-là, donc l'on évitait les tonalités où ils apparaissaient (comme La bémol majeur). Mais dans le système du tempérament égal, les intervalles étant identiques dans tous les tons, ils produisent des battements égaux (ce tempérament est dit "à tremblant constant") et sont perçus psychologiquement comme justes: toutes les tonalités sont utilisables.

    C'est le paradoxe de ce tempérament où tous les intervalles sont faux harmoniquement, et tous justes acoustiquement. Cela a des conséquences extrêmement importantes sur le caractère "consonant" ou "dissonant" des intervalles, et entraînera logiquement l'évolution de trois siècles de musique où ses notions vont profondément changer jusqu'à ce que la musique sérielle suspende la notion même de dissonance.

    Conséquences du choix du tempérament égal sur la musique du XIXe et du XXe siècle

    Toute la musique romantique, puis moderne, exploite cette qualité du tempérament égal: les intervalles n'y sont pas absolument consonants ou dissonants, mais seulement relativement consonants ou dissonants, en fonction du système harmonique que l'on emploie. Comme il permet de moduler dans tous les tons, il libère totalement l'harmonie; comme il autorise à utiliser toutes les notes, il émancipe le contrepoint. Au cours du XIXe siècle on assiste à la chromatisation progressive du langage tonal, et à l'emploi d'une modulation toujours plus fréquente. Ce mouvement atteint un point sans doute indépassable dans la musique de Richard Wagner, où constamment l'on passe d'une tonalité à une autre (ou plutôt d'une modulation à l'autre, car sa musique ne stabilise jamais suffisamment pour laisser percevoir un ton): la tonalité n'y est pas abolie, elle est suspendue. Sa musique n'alterne plus des instants de tension (modulation, accords éloignés de la tonalité) et de détente (arrêt, conclusion tonale, cadence): elle vogue sans cesse sur l'infinité de l'océan harmonique ouvert par le tempérament égal.

    Il n'était pas possible d'aller plus loin dans cette direction. La musique de Wagner, qui marqua si profondément l'ensemble des compositeurs occidentaux, sera, ou contournée (Brahms, Debussy), ou conclue par la destruction effective du système tonale auquel, tout de même, elle appartient encore (le dernier Liszt, Scriabine, Schoenberg).

    On ne peut pas moduler plus, ni mieux, que Richard Wagner, alors comment poursuivre tout de même cette musique géniale ? Dans un premier temps la plupart des musiciens du début de ce siècle ont tenté de poursuivre l'aventure wagnérienne sur le plan harmonique. Tirant conclusion de la suspension définitive de la tonalité dans la musique de Wagner, ils ont essayé, dans le cadre d'une musique dite "atonale", de lui substituer un autre équilibre de la consonance et de la dissonance. C'est, selon le terme de Schoenberg, "l'émancipation de la dissonance", rendue possible justement parce que, comme je l'ai dit, elle est une valeur relative au sein du tempérament égal. L'accord parfait, tierce et quinte, de la musique tonale, va être remplacé par des quartes superposées dans la Kammersymphonie n*1 de Schoenberg (1906) et dans le poème symphonique Prométhée de Scriabine (1909-1911). Le moment le plus spectaculaire de cette "émancipation de la dissonance" est sans doute la dernière page d'Erwartung (1909), où Schoenberg par des séries chromatiques d'accords de six notes, montants et descendants à différentes vitesses, sature peu à peu, dans des nuances pianissimos, la totalité de l'espace sonore (toutes les notes dans toute la tessiture de l'orchestre superposent leur résonance), et pourtant cette accumulation massive, simultanée, de toutes les notes sonne, ainsi que l'a remarqué Charles Rosen, comme "l'accord de tonique du langage traditionnel. La consonance parfaite est l'état de plénitude chromatique".

    La révolution a donc été complète, et la preuve donnée de la relativité des notions de consonance et de dissonance sur laquelle s'appuyait, apparemment infrangible, l'harmonie tonale. Puisque tous les accords peuvent être, selon la manière dont on les amène, dont on les orchestre, dont ils s'insèrent dans l'histoire harmonique de l'oeuvre, perçus tour à tour consonants ou dissonants, le destin de l'harmonie classique est accompli. Le tempérament égal avait proposé l'égalisation physique des intervalles (tous ont le même rapport de fréquences), les compositeurs des siècles suivants en ont logiquement déduit qu'ils pouvaient être aussi égaux structurellement, et les auditeurs ont ressenti qu'ils étaient égaux psychologiquement.

    Dès lors pourquoi ne pas suspendre totalement ces notions de dissonance et de consonance ? Ouvrir un nouveau champ à la musique, non plus harmonique (car l'harmonie demande la consonance et la dissonance pour pouvoir articuler son discours), mais polyphonique ? Une polyphonie totalement libre de superposer ses voix, où aucune rencontre d'intervalles ne serait interdite a priori, hormis celle qui risquerait de donner plus de poids à une note qu'aux autres: la doublure à l'octave. La musique dodécaphonique puis la musique sérielle, fondée sur l'idée d'une égalité absolue de toutes les notes, sur la dé-hiérarchisation des intervalles, s'est développée dans cette dernière niche inexplorée du système tempéré. Elles ont été l'ultime étape de cette relativisation de la dissonance induite deux siècles plus tôt par l'adoption du tempérament égal, et montre que l'histoire est très simple, très linéaire, de Bach à Webern: unifiée par l'utilisation du tempérament égal.

    Importance du tempérament dans l'évolution du langage musical

    On constate donc, et cela est vrai depuis le Moyen-Age, qu'il y a une évolution dialectique du tempérament et du langage musical.

    Dans un premier temps c'est le tempérament qui s'adapte aux changements de la sensibilité harmonique, au progrès du langage, à l'apparition de nouveaux instruments. Ainsi le tempérament pythagoricien est peu à peu abandonné afin que les claviers aient la même liberté polyphonique que les voix. Puis les tempéraments zarliniens qui lui ont été substitués seront de même remplacés au profit d'un tempérament égal afin de ne plus exclure certains intervalles et certaines tonalités du langage musical.

    Mais dans un second temps, un tempérament étant établi, c'est lui qui favorise, et pourrait-on dire: détermine, les avancées du langage. Car la musique progresse toujours de manière extrêmement logique, explorant peu à peu toutes les potentialités du système harmonique sur lequel, à un moment donné, elle repose.

    C'est pourquoi le tempérament égal, inventé pour étendre le langage tonal à tout le champ harmonique, a aussi été sa perte. Il contenait en germe la possibilité de toujours différer la résolution tonale (la cadence), ou d'adjoindre avec une entière liberté des notes étrangères à l'harmonie: une harmonie et un contrepoint totalement libérés, la musique romantique et la musique du XXe siècle en ont tiré les ultimes conséquences.

    Double articulation

    On a compris que le choix d'un tempérament n'est pas réductible au problème d'accord instrumental qui lui a donné naissance. Il faut prendre ce terme dans un sens large: le choix d'un tempérament est le choix d'une échelle sonore.

    C'est l'acte primordial par lequel les musiciens établissent une collection de sons discontinus prélevés dans le continuum sonore qui nous entoure, ensemble de sons que régit par une loi mathématique. C'est le premier moment de l'organisation musicale, l'instauration d'un paradigme harmonique, dont toute musique ensuite est dérivée. C'est un choix aussi fondamental, que, pour les langues, la constitution d'un système de sons articulés différentiables, les phonèmes, qui seuls seront utilisés dans le langage, à l'exclusion de tout autre.

    Car il existe, en musique comme en linguistique, une double-articulation du langage sur le fait sonore naturel: constitution d'une gamme discrète de phénomènes sonores différentiables (pour notre musique depuis trois cents ans: les douze demi-tons égaux de l'échelle tempérée), puis élaboration d'un langage harmonique tirant parti des potentialités de cette échelle.

    Considéré sous cet angle, le tempérament est aussi important pour la science musicale, que, en linguistique, l'étude de la structure phonologique des langues. C'est même l'unique façon d'établir une parenté entre des musiques dont le langage apparemment s'oppose bien qu'évoluant dans le même espace (comme les musiques tonale et sérielle qui toutes deux ne sauraient se concevoir hors du tempérament égal).

    Existe-t-il donc, aujourd'hui, comme dans les siècles passés, une pratique commune concernant les échelles sonores ?

    Le tempérament au XXe siècle

    En fait, une révolution silencieuse a profondément transformé la musique de notre temps: c'est la fin de la musique par demi-tons égaux. Ou plus exactement c'est le développement, parallèle à la poursuite de la musique tempérée (tonale, modale, atonale, dodécaphonique ou sérielle), de musiques (le pluriel s'impose) reposant sur d'autres paradigmes harmoniques que celui du tempérament égal, de musiques qui ne s'écrivent plus avec douze demi-tons égaux, mais toute autre collection de sons. La diversité de la musique contemporaine commence par là: avant d'être une multiplicité de langues et d'esthétiques concurentes, elle est un ensemble, irréductible, de musiques n'obéissant pas à la même définition.

    Il est difficile, de nos jours, de trouver un compositeur qui n'utilise pas, au moins de façon épisodique, les micro-intervalles, les sons multiphoniques, l'électroacoustique et la transformation informatique des sons instrumentaux, qui tous produisent des effets microtonaux, inharmoniques et détempérés. Chacun, quel que soit son langage, semble ressentir le besoin d'enrichir sa palette de sons par quelques inflexions en tiers, quart, sixième ou huitième de tons, sons multiphoniques ou effets timbriques, qui, même si l'on ne cherche pas à réinventer une nouvelle harmonie, créent un nouvel espace harmonique.

    Et la sensibilité n'a pas changé seulement dans la musique contemporaine: le renouveau de l'interprétation de la musique médiévale ou baroque, l'usage de diapasons plus bas que le nôtre, de tempéraments inégaux adaptés aux musiques et aux instruments qu'on joue, les mélismes microtonaux retrouvés de la musique médiévale, sans parler du succès de la "World Music" qui fait pénétrer jusque dans la chanson populaire les sonorités non tempérées des traditions extra-européennes: partout nous entourent la beauté, l'authenticité, la nécessité de ce nouvel espace harmonique.

    C'est là un mouvement qui dépasse de loin le cadre étroit de la musique contemporaine. Il s'agit d'une véritable révolution de notre sensibilité auriculaire.

    Pour la première fois dans l'histoire il n'y a pas eu substitution d'un système d'accord pour un autre, mais abandon du système tempéré en usage depuis trois siècle pour une ouverture totale de l'harmonie à toutes sortes de divisions de l'octave, et surtout irruption dans le domaine du musicalisable des sons complexes, des bruits, de la transformation électroacoustique ou informatique qui produit des objets sonores que l'on ne peut plus, comme les notes de la gammes, répartir régulièrement selon une échelle.

    Le tempérament égal existe toujours, il est même, en raison de sa longue histoire, encore dominant, mais il a perdu son hégémonie, il est un système parmi d'autres, englobé par une définition plus générale de l'harmonie.

    Voilà une révolution silencieuse, sans débat, qui met fin à trois siècles de primat du demi-ton égal.

    Pourquoi un colloque à Royaumont, et comment ?

    Parce qu'un tel sujet, malgré son importance, n'a pas encore été débattu en tant que tel; parce que la Fondation Royaumont, en développant depuis des années deux programmes de recherches dans les domaines de la musique médiévale (au sein du CERIMM dirigé par Marcel Pérès) et de la musique contemporaine (Voix Nouvelles dirigé par moi-même), est à la croisée des époques où le problème du tempérament est un enjeu capital; parce que la Fondation Royaumont accueille des ensembles spécialisés dans l'interprétation renouvelée des musiques anciennes (Organum, Il seminario musicale), et a déjà organisé à plusieurs reprises des colloques sur les musiques extra-européennes (toutes musiques impliquant l'idée de tempéraments différents); pour toutes ces raisons, il nous a semblé naturel de proposer l'organisation d'un grand colloque réunissant tous ceux que ce problème concerne (compositeurs, musicologues, ethnomusicologues, historiens de la musique, interprètes, informaticiens...) pour débattre enfin de cette question occultée, et rendre visible ce profond changement de la conscience musicale moderne, aussi bien dans le domaine de la création que de l'interprétation.

    Il s'agirait, au cours d'un colloque de trois journées (du jeudi 19 au samedi 21 septembre 1996) qui aurait lieu dans la bibliothèque de Royaumont, de faire le point sur les aspects historiques, techniques et contemporains de la question, en entrecoupant les communications de tables-rondes et de petits concerts illustrant par des oeuvres les différents tempéraments historiques et les problèmes qu'ils posaient, ainsi que les recherches contemporaines de nouvelles échelles de sons. (cf. liste d'intervenants)


    Les remises en cause du tempérament égal au cours du XXe siècle

    Pour bien saisir les enjeux d'un tel colloque sur le tempérament, il convient de préciser ce qui s'est passé au cours du XXe siècle, et la situation où se trouve maintenant la musique contemporaine, ayant abandonnée le tempérament égal, mais n'ayant pas de système de remplacement.

    Il y a une histoire officielle de la musique du XXe siècle, qui, jusqu'aux années 1960, semble tout entière écrite à l'aide du fameux demi-ton tempéré, pierre angulaire, ou atome, de toute musique classique, romantique et moderne. L'évolution de l'harmonie, depuis le XVIIIe siècle jusqu'au début du XXe siècle s'est opérée au sein de ce découpage de l'octave, puis le passage à la musique dodécaphonique n'a fait que réaffirmer l'hégémonie de cet intervalle élémentaire et de son égalité.

    Ce mouvement est si dominant, si logique aussi, qu'il a masqué, dès l'orée du XXe siècle, l'amorce d'un changement de mentalité.

    Modalité

    Avant la Première Guerre Mondiale, le demi-ton n'est pas encore remis en cause en tant que plus petit intervalle utilisé, mais sa raison d'être n'est plus aussi justifiée que du temps de la musique exclusivement tonale. Ainsi Debussy, par exemple, aime à l'éviter en usant de gammes par tons entiers. Ce qui n'est pas simplement une façon de leur passer par-dessus la tête, mais déjà d'ouvrir la possibilité d'une harmonie en tiers de tons, ainsi que l'a justement remarqué Ferruccio Busoni.

    Dans d'autres musiques du début du siècle, inspirées d'échelles traditionnelles ou extra-européennes, le demi ton n'apparaît plus que comme une approximation commode, parce que d'un usage accepté, de modes non tempérés. Ceux, par exemple, des musiques d'Europe Centrale ou d'Afrique du Nord qu'étudie et emploie Bela Bartok, dans une oeuvre qui pourtant reste tempérée.

    La musique du XXe siècle a très vite renoncée à l'exclusivité des modes majeur et mineur de la tonalité. Très vite, chez tous les compositeurs, hormis les "dodécaphonistes", on a retrouvé l'usage des anciens modes liturgiques, des modes extra-européens, et certains, comme Messiaen, ont bâti leur harmonie sur l'invention d'une nouvelle modalité (modes à transpositions limitées). Cependant, bien que cette esthétique relevât d'une période de la musique ancienne précédant l'établissement du tempérament égal, la musique modale du XXe siècle s'est contentée le plus souvent du cadre restreint des douze demi-tons tempérés. Cette musique autorisait la sortie du tempérament, mais les compositeurs ne se le permettaient pas encore.

    Si le demi-ton égal persiste au sein d'un retour d'une musique modale qui ne le nécessite pas, c'est qu'il y a le poids de la pratique instrumentale, qui se change moins vite que les idées. Depuis longtemps les instrumentistes jouent tempéré, et ne savent jouer qu'ainsi. Et puis il y a l'instrument-roi de la musique occidentale, le piano, sur lequel toute musique doit pouvoir être entendue en réduction, et qui a été conçu pour tirer profit des richesses combinatoires du tempérament: il ne saurait en sortir, et impose à son tour à la musique de rester tempérée.

    Micro-intervalles

    Pourtant quelques compositeurs, souvent moqués, cherchent d'autres divisions de l'octave, le plus souvent des divisions en micro-intervalles inférieurs au demi-ton. Charles Ives raconte dans ses Memos, comment son père, George Ives, chef de fanfare, expérimentait, à la fin du XIXe siècle, avec sa chorale, des harmonies en quart-de-tons. Il a suivi l'exemple paternel dans ses Pièces pour piano en quart-de-tons (1920). Mais ceci restait ignoré des autres musiciens; recherche marginale, perçue comme exotique, voire loufoque, si tant est qu'elle était connue.

    Au cours de la première moitié du siècle, le caractère périphérique de cette recherche est illustré jusque par l'origine des compositeurs qui se préoccupèrent de micro-intervalles. C'est la spéculation sympathique, mais peu sérieuse, d'un poète futuriste (Luigi Russolo), d'un Indien du Mexique (Julian Carrillo), d'un mystique russe (Ivan Wyschnegradsky), d'un instituteur tchèque (Alois Haba), puis après guerre, d'un Californien farfelu (Harry Partch), d'un Comte italien beaucoup trop influencé par l'Orient et le Moyen-âge (Giacinto Scelsi), quand, pour tous encore, la véritable spéculation musicale se place dans le droit fil de la musique de Bach, et réaffirme la nécessité du tempérament par le développement d'un langage reposant ou sur la stricte égalité des notes et des intervalles: le dodécaphonisme, ou sur la poursuite d'un langage tonal tempéré.

    Il est à noter que toutes ces recherches de musiques non-tempérées s'inspiraient des musiques traditionnelles et extra-européennes, ou d'un retour à une lointaine tradition savante occidentale, celle de la musique médiévale ou renaissante. Ainsi Haba marqué par la chanson populaire de sa Valachie natale, Wyschnegradsky inspiré par la philosophie hindoue, Scelsi qui veut retrouver une musique d'avant la naissance de la polyphonie, etc. Tous ceux-là, par ailleurs, ce leur sera reproché, écrivent selon une harmonie tonale, même si elle est étendue aux micro-intervalles, alors que l'école schoenbergienne rompt radicalement avec la tonalité, bien que restant dans le cadre du tempérament égal. C'est cette orientation-là qui pendant longtemps apparaîtra comme porteuse d'avenir.

    On peut constater aussi que l'on retrouve chez ces musiciens l'un des plus vieux mythes de la musique occidentale: celui de la musique grecque, qui occupait déjà tous les théoriciens du XVIe siècle. Quand Harry Partch construit des instruments pour jouer sa musique dérivée des modes grecs (souvent des percussions microtonales dérivées du marimba), n'est-ce pas un avatar contemporain du fameux Arcicembalo, ce clavecin enharmonique en seizième de tons, construit par Nicolas Vicentino, sur lequel, pour les mêmes raisons (retrouver la sonorité des modes grecs), Carlo Gesualdo composait son oeuvre ?

    Quelques musiciens faisant autorité prophétisent pourtant, dès avant-guerre, la sortie du tempérament. Comme Ferruccio Busoni qui l'appelle le "système diplomatique à douze demi-tons" et préconise de s'en affranchir dans son célèbre essai Esquisse d'une Nouvelle Esthétique musicale (1907), sans pour autant appliquer cette idée dans son oeuvre. Mais Varèse, élève et ami de Busoni, saurait s'en souvenir et n'utilise plus l'intervalle tempéré que comme un pis-aller, lui substituant la notion de complexe intervalle-timbre. D'autres enfin le nient radicalement, tel John Cage, quand il transforme l'instrument tempéré par excellence, le piano, en piano préparé générateur d'un bruissement microtonal et percussif.

    Explosion de la recherche de nouveaux tempéraments

    Cependant, les recherches sur les micro-intervalles, poursuivies de manière obsessionnelle, voire fanatique, par quelques compositeurs isolés, restent dans l'ombre, et la musique des vingt années d'après la dernière guerre sont encore celles de l'apothéose du sérialisme, c'est-à-dire de l'apothéose du tempérament égal de Werkmeister.

    Ce n'est qu'à partir des années 1960, et plus massivement dans les années 1970, simultanément chez des compositeurs de toutes tendances, que l'on observe un recours de plus en plus fréquent aux micro-intervalles, aux sons non tempérés, aux bruits, aux sons glissés, à la transformation électroacoustique, à tout ce qui d'une façon ou d'une autre remettait en cause le tempérament et ses douze demi-tons égaux.

    Il y aurait des milliers d'exemples à citer, contentons-nous de quelques-uns particulièrement éclairants: Metastasis (Xenakis, 1955) crée par l'usage exclusif de glissandi, un continuum sonore qui bien sûr est la négation de la division de l'octave (et retrouve, sans en être inspiré, l'idée de "l'enharmonie" généralisée exposée par Russolo dans son Art des Bruits en 1913). Cette oeuvre a d'ailleurs été conçue comme une critique radicale de la musique sérielle tempérée, et la recherche de nouvelles divisions du continuum sonore sera formalisée par lui à l'aide de la théorie des cribles (Nomos Alpha, 1965, pour violoncelle, en est une application). Xenakis est aussi celui qui a souligné la disparition depuis l'époque classique de toute recherche "hors-temps" (c'est-à-dire sur le paradigme harmonique et rythmique de la musique), et appelé à la renaissance de cette spéculation.

    Citons encore, parmi d'autres, Ligeti qui épaissit sa micro-polyphonie en accordant deux groupes orchestraux à un quart-de-ton d'intervalle (dans Ramifications, 1969). Même des compositeurs que l'on pourrait qualifier de tonaux utilisent couramment des micro-intervalles: Maurice Ohana, adepte du tiers-de-ton qu'il a découvert, disait-il, dans les résonances harmoniques de la gamme par tons debussyste; Jean-Louis Florentz, pourtant aujourd'hui chef de file d'un mouvement qui prône le retour à la tonalité, est sensible aux micro-intervalles de la musique africaine qu'il a étudiée.

    Il est encore plus remarquable de voir de nombreux compositeurs post-sériels chercher à multiplier les possibilités combinatoires de la série, en la subdivisant en quarts, huitièmes ou seizièmes de ton. Cette approche reste plus mathématique qu'harmonique, et ces musiciens ne remettent pas en cause l'égalité du tempérament, seulement le pas élémentaire séparant deux notes successives. En France cette démultiplication du sérialisme a connu un certain succès: Alain Bancquart (France, 1934), Pierre Barbaud (France, 1911-1990), Alain Louvier (France, 1945), Michel Philippot (France, 1925), et de nombreux jeunes qui ont été leurs élèves, ont suivi cette voie. Mais il faut citer aussi des compositeurs du sérialisme "historique" qui ont dépassé les limites de leur esthétique en ressourçant leur langage dans la microtonalité. Luigi Nono (Italie, 1924-1990), dans sa dernière période, use systématiquement du huitième de ton, comme s'il s'agissait de la particule infinitésimale de l'harmonie. Heinz Holliger (Suisse, 1939) utilise des harmonies microtonales de façon extrêmement originale quand, dans son grand cycle vocal Scardanelli Zykus (1975-1991), il fait entendre des contractions successives de l'harmonie, en demi, puis quart puis huitième de ton, selon un procédé qui évoque, transposé du rythme à l'harmonie, les démultiplications de la variation baroque (le "double"), ou des sonates beethovéniennes. Il faut encore ranger ici la musique de Brian Ferneyhough (Angleterre, 1943), bien qu'il n'ait jamais été un compositeur sériel, mais parce que son esthétique, la complexité, garde tout de même du sérialisme l'idée d'une approche combinatoire de l'écriture musicale. Ferneyhough a très tôt introduit des quart-de-tons dans sa musique, et utilise depuis peu les huitième-de-tons (Trio à cordes, 1995).

    Enfin, les inventeurs historiques de la microtonalité, s'ils ont rencontré peu d'échos de leur vivant, ont laissés derrière eux de nombreux et fervents disciples qui veillent à poursuivre leur recherche: Claude Ballif, Jean Etienne Marie, Julio Estrada, James Tenney, et même une plus jeune génération qui n'a pas connu ces ancêtres mais qui trouve dans cette musique microtonale un ferment d'avenir: James Wood, Michael Levinas, Philippe Leroux, François Paris... Si bien que cette musique jamais jouée a fini par dicter sa pratique des micro-intervalles à l'ensemble du monde musical contemporain. Il est vrai qu'il s'agit plus souvent de micro-intervalles mélodiques, d'inflexions microtonales venant assouplir le phrasé musical, que d'une harmonie repensée en microtons.

    Que s'est-il passé pour que, en l'espace de deux décennies, ce qui était hors norme, rejeté, marginal, risible presque, devienne la règle, l'habitude dominante, l'espéranto contemporain ? Pour que le tempérament, hier indiscuté, ait été si radicalement et unanimement relativisé ? Et que cette révolution absolue, la plus profonde de toutes celles qui ont marqué ce siècle pourtant riche en rebondissements théoriques; la plus fondamentale car elle touche au paradigme même de la musique occidentale, c'est-à-dire à la division égale du continuum sonore préalable à toute écriture musicale, se soit passée pour ainsi dire sans bruit, en tout cas sans discussion, sans polémique, comme allant de soi, comme une évolution naturelle.

    Pourquoi, ce qui peut bien apparaître aujourd'hui comme l'évolution majeure de la musique depuis trois siècles, aussi féconde que la naissance d'une conscience tonale venant mettre fin à la musique modale à l'époque baroque, ou que l'apparition de la polyphonie au Moyen-Age, s'est-elle passée de façon pour ainsi dire subreptice?

    Causes de la relativisation du tempérament égal

    Je vois six causes qui ont également contribué à la disparition du tempérament, mais qui ont induit des comportements musicaux tellement nouveaux, que ces nouveautés, secondaires, ont occulté la disparition principale, celle des douze demi-tons de la gamme:

    1- L'apparition d'une musique non instrumentale (concrète, puis électronique et maintenant informatique)

    Il est bien évident que la musique électroacoustique ne reposant pas sur la note écrite, mais sur tout ce qui peut être fixé sur une bande magnétique ou dans une mémoire numérique, c'est-à-dire l'ensemble des sons de la nature, auxquels s'ajoutent les sons synthétisés par les machines, et les sons instrumentaux transformés par l'électronique, il est bien évident que cette musique fait exploser tout à fait la notion de musique à douze sons. Tant, d'ailleurs, que la disparition du tempérament apparaît comme une conséquence secondaire.

    Il ne s'agit pas là de parler, en général, de la musique électroacoustique, mais seulement de ce qu'elle a apporté sous l'angle du tempérament. C'est elle, qui au premier chef, nous a familiarisés avec de nouveaux espaces harmoniques, et l'usage de plus en plus fréquent de la transformation électroacoustique ou numérique, en temps-réel, des instruments de l'orchestre, nous permet d'entendre des effets non tempérés produits par des instruments conçus pour le tempérament.

    Pour ne donner qu'un exemple, un module électronique aussi frustre que le modulateur en anneau des débuts de l'électroacoustique, qui additionne et soustrait les fréquences de deux spectres sonores, génère des spectres inharmoniques, chose toute nouvelle à nos oreilles, et qu'aucun instrument, hormis certaines percussions comme les cloches, ne produit naturellement. Ce modulateur en anneau, largement employé dans les années 1960, notamment par Stockhausen dans Mixtur et dans Mantra, a été depuis remplacé par un nombre infini de procédés informatiques de transformation du son, donnant naissance à toute une famille d'instruments que l'on pourrait qualifier de "bioniques", car ils greffent sur l'instrument de facture séculaire, instrument né de nos capacités physiques de souffle et de mouvements, des prothèses électroniques qui en changent radicalement la couleur et l'harmonie. Tels la flûte-4X utilisée par Boulez dans ...Explosante-Fixe..., le piano-MIDI par Philippe Manoury dans Pluton, et tous les instruments pilotant des ordinateurs via une interface MIDI. L'essentiel des oeuvres composées dans les centres de musique électroacoustique, est maintenant de nature mixte (instrument plus électronique), et quand bien même ne figureraient sur la partition que les demi-tons traditionnels, le résultat sonore, après transformation par l'ordinateur, est toujours inharmonique et détempéré. On pourrait citer là quasiment toutes les oeuvres des compositeurs nés après 1950: Magnus Lindberg, Marc-André Dalbavie, Philippe Hurel, Marco Stroppa, George Benjamin, etc. Enfin l'informatique permet la création d'instruments (par exemple des claviers électroniques microtonaux) dont le tempérament peut-être facilement modifié d'une pièce à l'autre, levant ainsi le problème même qui a donné naissance à toutes les recherches sur le tempérament, c'est-à-dire le compromis entre l'accord instrumental et les harmoniques naturelles. Ainsi Michael Levinas a reconstruit virtuellement un Piano-Carrillo en seizième de tons (mais qui peut s'accorder aussi selon d'autres divisions de l'octave); et François Paris travaille actuellement à l'Ircam sur des claviers MIDI non octaviants.

    2- La fin de l'ethnocentrisme culturel de l'Occident

    Les musiques extra-européennes ont commencé à inspirer les compositeurs occidentaux au moment des grandes Expositions Universelles de la fin du siècle dernier. D'abord remployé pour des effets d'exotisme superficiel (gammes pentatoniques, mélismes approximés au demi-ton le plus proche...), leur langage harmonique sera ensuite la source d'un véritable renouveau de la musique modale, notamment dans les pays où il persistait simultanément une tradition musicale nationale non encore affadie par un folklore de variété, et des musiciens à l'écoute de leurs traditions (principalement dans les pays de l'Est européen, et en Asie). Ce mouvement, largement répandu dans la musique occidentale depuis Bartok a pourtant toujours été perçu comme secondaire, ne posant pas les véritables problèmes de la modernité musicale. L'essentiel de la musique roumaine contemporaine relève de cette source d'inspiration, tout comme de nombreuses musiques de l'ancienne URSS, tout particulièrement celle des pays Baltes, ou des républiques musulmanes du sud.

    Puis l'exotisme a gagné en universalité, les sources d'inspirations étant médiatisées via le disque et les travaux d'ethnomusicologues: ce n'est plus de la musique de son pays que le compositeur s'inspire, mais de toutes traditions. Ce mouvement dans la musique contemporaine a d'ailleurs précédé une évolution similaire dans le domaine de la variété où le "métissage" musical, la "World Music", est aujourd'hui si présent. Simhra Arom par son étude des polyphonies pygmées ou de la musique des trompes Banda Linda a inspiré György Ligeti. Maurice Ohana (France, 1914-1993) a souvent utilisé la musique afro-cubaine dans son oeuvre. Et plus que tous, Luis De Pablo (Espagne, 1930), emprunte depuis toujours aux différentes traditions nationales en respectant leur harmonie et leurs échelles sonores: la flûte mélanésienne, la musique des Palais de Djakarta, le Nô, le Gamelang balinais, les Steel-drums de la Jamaïque...

    Ce qui est nouveau dans l'utilisation de ces musiques par les compositeurs occidentaux, est que, depuis peu, ils semblent avoir renoncé à les occidentaliser en réduisant leurs gammes microtonales au tempérament égal de nos contrées. Preuve, s'il en est, de l'importance du découpage de l'échelle musicale dans la conscience du musicien. Ce découpage est la dernière chose qu'il accepte de remettre en cause. Aujourd'hui, un compositeur comme Klaus Huber, use des maqâms arabes (découpant l'octave en 17 degrés) tels qu'ils sont utilisés par les musiciens de ce pays. Ou Ligeti, dans sa Sonate pour alto, demande à l'interprète de jouer selon des harmoniques naturelles (non tempérées, et ainsi que jouerait le violoneux du village) ce qui le conduit à gauchir les intervalles de fractions apparemment infinitésimales de 14, 31 ou 49 centièmes de demi-ton (Cent).

    Ce n'est rien d'autre que ce que faisait Bartok, mais l'approximation au demi-ton a disparu. La musique traditionnelle a toujours apporté des rythmes, des modes, des couleurs nouvelles à la musique occidentale; aujourd'hui elle apporte enfin de nouveaux intervalles.

    3- L'évolution de la facture et des pratiques instrumentales

    Il y eut dans ce domaine un effet de synergie remarquable. Dans un premier temps, essentiellement pour enrichir leur palette de couleurs, les compositeurs de l'avant-garde occidentale ont introduit des modes de jeux nouveaux. Coups sur la caisse de résonance de l'instrument, frottement d'archet sur le cordier, harmoniques non naturelles, préparation du piano qui le transforme en instrument bruitiste, utilisation systématique de glissandi, demande de plus en plus fréquente de jouer en quart ou tiers de tons.

    Puis ce furent les instrumentistes eux-mêmes, qui, pris au jeu, commencèrent à explorer systématiquement les possibilités sonores de leurs instruments. Et celles-ci, le plus souvent, donnaient des sons qui n'étaient pas tempérés. Les flûtistes Pierre-Yves Artaud et Harry Starreveld, le saxophoniste Daniel Kientzy, le bassoniste Pascal Gallois, parmi d'autres, ont établi la nomenclature exhaustive des sons de leurs instruments. Parmi ceux-ci, il y a notamment les multiphoniques des instruments à vents, qui font, comme leur nom l'indique, entendre des accords sur un instrument normalement monophonique (comme la flûte, le hautbois, la clarinette...). Mais ces accords obtenus par des doigtés spéciaux et une certaine pression du souffle, sont inharmoniques et non tempérés. Les compositeurs qui les utilisent de plus en plus fréquemment (c'est même devenu l'un des lieux communs de la musique d'aujourd'hui) doivent donc repenser leur langage harmonique s'ils ne veulent pas que ces multiphoniques apparaissent dans leur oeuvre comme des objets étrangers, déconnectés du reste de leur musique. De là, l'usage qui se répand d'une harmonie microtonale qui réponde à l'harmonie naturelle de ces objets sonores.

    Quant aux quart et tiers de tons, il n'est plus pensable qu'un instrumentiste jouant de la musique contemporaine ne les maîtrise pas parfaitement, car il trouvera peu de partitions qui les omettent.

    Un exemple récent d'une telle synergie entre la recherche de l'interprète sur son instrument, et la demande d'un compositeur, est la Sequenza XII pour basson de Luciano Berio créée par Pascal Gallois, et entièrement écrite selon des techniques inusitées sur cet instrument: glissandi sur la totalité de son ambitus, larges trémolos de multiphoniques, microtonalité généralisée.

    4- La réapparition d'un questionnement sur la nature de l'harmonie

    C'est là un débat fondamental, peut-être plus philosophique que musicologique, soulevé par l'apparition dans les années 1970 des musiques dites "spectrales", lesquelles remettent en cause la nécessité d'une échelle calculée de sons (le tempérament, quel qu'il soit) pour ancrer directement la composition sur le phénomène sonore naturel. Une musique, donc, qui se passerait de la double-articulation nécessaire à tout langage.

    Dans les oeuvres spectrales la division de l'octave est déduite des harmoniques naturelles d'un son instrumental (comme dans Partiels de Gérard Grisey, dont le modèle est le spectre du trombone), ou d'un spectre imaginaire obtenu par calcul, ce qui implique deux choses:

    1- Les micro-intervalles, aussi fins soient-ils ne sont toujours qu'une approximation d'un Nième de ton encore inférieur. L'ordinateur sur lequel est fait le calcul donne ses résultats en Cents (centième de demi-tons), et le compositeur choisit, plutôt pour des raisons de faisabilité instrumentale, d'arrondir le son au quart ou au huitième de ton le plus proche. Il n'y a donc plus d'échelle fixe.

    2- Chaque oeuvre étant construite sur un spectre spécifique, il y a autant d'échelles, que d'oeuvres. C'est donc l'idée d'une relativisation générale de l'harmonie qui est pratiquée dans cette musique.

    5- L'évolution de la sensibilité auditive

    Nous sommes aujourd'hui familiarisés avec les mondes harmoniques d'avant le tempérament égal, ceux des musiques baroque, renaissante et médiévale telles qu'elles sont interprétées à la lumière de la musicologie moderne, et en accord avec ce qui se faisait en leur temps. Diapason plus bas que notre La à 440 hertz, accords d'instruments selon des tempéraments inégaux, mélismes microtonaux dans la plupart des musiques médiévales: tout ceci nous aide à ne plus entendre comme "faux" les micro-intervalles de la musique contemporaine.

    Plus encore, beaucoup de musiciens s'inspirent de ces musiques anciennes, et pas seulement pour en reprendre les modes liturgiques. Citons encore une fois Klaus Huber, qui dans son Agnus Dei Cum Ricordatio demandait au quintette vocal de chanter selon le tempérament pythagoricien en usage au Moyen âge.

    Même une certaine recherche théorique sur l'harmonie, qui occupa toute l'histoire de la théorie musicale jusqu'au XVIIIe siècle, mais qui avait totalement disparu à cause de l'hégémonie du tempérament égal, renaît de nos jours. Citons-là le travail des musiciens spectraux (comme Tristan Murail), les propositions de créations d'échelles nouvelles, parfois non octaviantes, faites par Xenakis à l'aide de la théorie mathématique des cribles, et plus récemment la constitution d'un instrumentarium électronique microtonal (Levinas, à l'Ircam). Pour reprendre la terminologie de Xenakis, c'est un renouveau de la recherche "hors-temps".

    6- L'épuisement des possibilités et des charmes de la musique à douze demi-tons égaux

    Usée par trois siècles d'utilisation exclusive, et poussée dans ses derniers retranchements, la musique à douze demi-tons égaux a peut-être tout bonnement épuisé ses propres potentialités de renouvellement harmonique (Wagner, musique atonale), puis contrapuntique (sérialisme), alors se pose à nouveau la question de l'échelle et du tempérament, seule voie encore riche de possibilités.

    En conclusion

    Nous sommes donc entré, vers 1945, dans une époque de profonde mutation, l'un de ces moments où la musique se pose des questions non seulement sur son langage, mais aussi sur ce qui fonde son langage: le découpage du continuum sonore, le choix dans l'univers sonore de ce qui est propre à faire de la musique et ce qui ne l'est pas.
    Après trois siècles de stabilité, la valeur des intervalles élémentaires sur lesquels s'établit l'harmonie est à nouveau fluctuante. Plus encore: la note et l'intervalle ne sont plus les deux seuls objets construisant la musique.

    On peut même considérer que s'est refermé dans les années 1950 un grand cycle évolutif qui a commencé au Moyen-Age, et pendant lequel la musique s'est peu à peu éloignée de son modèle "naturel" pour gagner en possibilités constructives. Chaque phase de l'évolution des tempéraments fut un éloignement progressif de la résonance naturelle des cordes vibrantes, et l'harmonie, malgré Rameau, de moins en moins fondée sur la nature; d'autant plus riche et libre qu'elle s'éloignait des intervalles naturels au profit d'un brillant artifice, le tempérament égal.

    Ce tempérament égal, parfaite construction, fruit des efforts de huit siècles de musiciens toujours à la recherche d'une plus grande liberté d'écriture, a donc été le point d'orgue d'une évolution commencée à la naissance de la polyphonie. Il s'est maintenu si longtemps, accepté par tous, indiscutable, qu'il a donné lieu à d'incroyables torsions de l'harmonie classique à seule fin de le poursuivre encore un peu. Modulation permanente, atonalité, dodécaphonisme, néo-tonalité, ont été les tentatives de le maintenir encore, même au-delà de toute nécessité. Le tempérament égal, la plus longue période de stabilité de l'histoire de la musique (malgré les soubresauts de l'harmonie), a été la substance, la chair de toute musique depuis le XVIIIe siècle, et a fini par en être la définition implicite. La musique de Bach à Webern n'est pas "l'art des sons", mais cet art infiniment restrictif, et pourtant dans le chemin étroit qu'il s'est choisi: infiniment riche, de combiner les douze demi-tons égaux de la gamme tempérée.

    Dans cette perspective d'une histoire de la musique s'éloignant de plus en plus des sons pour privilégier la note, l'irruption des techniques d'enregistrement et de restitution du son ont fait l'effet d'un coup de tonnerre. Pourquoi en effet, dès lors qu'il est possible d'utiliser tous les sons de la nature, et d'y adjoindre encore tous les sons de synthèse, se limiter encore à nos douze demi-tons ? C'est le sens de l'interrogation ironique de Pierre Schaeffer, l'inventeur de la musique concrète: "L'océan des sons s'est ouvert devant nous, et nous voudrions l'épuiser à la petite cuillère ?" Cela même irait contre la recherche d'une plus grande liberté, d'une remise en cause permanente de sa définition, qui est le propre de la musique occidentale: "L'art musical est né libre. Et la liberté est sa vocation" (Busoni).

    L'apparition, après guerre, de la musique concrète, puis électronique, puis leur confluence dans l'électroacoustique, et maintenant leur apothéose informatique, a précipité une réflexion sur la nature de la musique, sur l'hégémonie du tempérament égal, et a justifié, rétrospectivement, toutes les prémonitions de Debussy, de Ives, de Busoni, de Varèse, de Wyschnegradsky, de tout ceux qui se sentant à l'étroit dans le système tempéré, tentaient d'y obvier.

    Ce fut le retour du "naturel" dans un système musical qui avait oublié combien il était construit, artificiel, limitatif. Ce fut l'obligation de réentendre l'univers sonore dans sa totalité, de ne plus se limiter aux notes de la gamme, de forger de nouveaux concepts, comme celui d'"objet sonore", pour en saisir la multiplicité, ou de nouvelles divisions de l'espace sonore; et de ne plus feindre de croire que tous les sons sont des notes, toutes les notes réductibles à une fréquence. Ce fut, en un mot, le retour à cette vieille définition de la musique dont le sens avait été perdu: "la musique est l'art des sons".

    La musique n'est pas l'art de quelques sons, l'art des sept sons de la gamme, ou des douze sons chromatiques, ni même des 24 quart-de-tons, c'est bel et bien l'art de tous les sons, ceux valables exclusivement hier, mêlés à tant d'autres qui nous entourent quotidiennement, que l'on invente, que l'on forge, et pour lesquels il va falloir inventer de nouvelles règles d'organisation. Tout est musicalisable, c'est la seule définition acceptable de la musique contemporaine.

    Ce fait-là est essentiel, il transcende les débats laborieusement réactivés sur l'atonalité contre le retour à la tonalité, sur l'avant-garde ou la post-modernité, car l'on constate que tous les compositeurs, de quelque obédience que ce soit, se posent dans leurs oeuvres, sinon explicitement, la question de l'échelle sonore et du tempérament.

    Il convient donc de montrer l'importance de ce problème, et d'en éclairer l'actualité par des exemples historiques, ethniques et organologiques.

    Marc Texier
    Paris, janvier 1996


    Début de la page