Conséquences du choix du tempérament égal sur la musique du XIXe et du XXe siècle
- Importance du tempérament dans l'évolution du langage musical
- Double articulation
- Le tempérament au XXe siècle
- Pourquoi un colloque à Royaumont, et comment ?
- Historique des remises en cause du tempérament égal au cours du XXe siècle
- Modalité
- Micro intervalles
- Explosion de la recherche de nouveaux tempéraments
- Causes de la relativisation du tempérament égal
- L'apparition d'une musique non instrumentale (concrète, puis électronique et maintenant informatique)
- La fin de l'ethnocentrisme culturel de l'Occident.
- L'évolution de la facture et des pratiques instrumentales
- La réapparition d'un questionnement sur la nature de l'harmonie
- L'évolution de la sensibilité auditive.
- L'épuisement des possibilités et des charmes de la musique à douze demi-tons égaux.
- En conclusion
Qu'est-ce que le tempérament ?
A strictement parler le tempérament consiste à répartir les intervalles de la gamme sur les instruments à sons fixes (par exemple les instruments à clavier) de manière à ce que leur hauteur (qui ne peut varier) soit un compromis acceptable entre l'inaccessible exactitude acoustique des harmoniques naturelles, et le système harmonique en usage.
Si par exemple l'on monte par quinte successive depuis un do: do, sol, ré, la, mi, si, fa#, do#, sol#, ré#, la#, fa (mi#), do (si#); ce dernier do, placé sept octaves au-dessus du premier, n'est pas exactement le même que le do fondamental. Ils diffèrent de l'intervalle d'un comma pythagoricien, dont c'est la définition. Autrement dit l'espace harmonique possède cette particularité tout à fait étonnante que selon le chemin emprunté pour aller d'une note à une autre (dans le premier cas selon le cycle des quintes, dans le second, selon les octaves), l'espace parcouru n'est pas le même.
il est bien sûr impossible que sur un instrument à clavier où chaque note est fixée une fois pour toutes, les do soient différents. S'ils ne le sont pas quand vous jouez sur un piano la suite des quintes ou la suite des octaves c'est que chaque intervalle constitutif a été légèrement tempéré (du latin temperare: modérer, compenser) par un accord ad hoc.
C'est cela qu'on appelle le tempérament: la façon dont est monnayée sur les différents intervalles le comma pythagoricien résiduel, et chaque époque a proposé des solutions différentes.
Rappel historique sur les tempéraments
On peut facilement résumer la multiplicité des tempéraments à trois grands types, correspondants d'ailleurs à trois périodes bien définies de l'histoire de la musique. En effet, il y a une différence fondamentale entre les tempéraments où les quinte et les quartes sont justes mais les tierces fausses (tempéraments pythagoriciens, période médiévale); ceux où tierces et quintes sont privilégiés (tempéraments zarliniens, périodes renaissante et baroque); et celui où tous les intervalles sont approximatifs et égaux (tempérament égal, du XVIIIe siècle à nos jours). Seul l'intervalle le plus simple, celui d'octave, a toujours gardé la même définition (2/1).
Conséquences du choix du tempérament égal sur la musique du XIXe et du XXe siècle
Toute la musique romantique, puis moderne, exploite cette qualité du tempérament égal: les intervalles n'y sont pas absolument consonants ou dissonants, mais seulement relativement consonants ou dissonants, en fonction du système harmonique que l'on emploie. Comme il permet de moduler dans tous les tons, il libère totalement l'harmonie; comme il autorise à utiliser toutes les notes, il émancipe le contrepoint.
Au cours du XIXe siècle on assiste à la chromatisation progressive du langage tonal, et à l'emploi d'une modulation toujours plus fréquente. Ce mouvement atteint un point sans doute indépassable dans la musique de Richard Wagner, où constamment l'on passe d'une tonalité à une autre (ou plutôt d'une modulation à l'autre, car sa musique ne stabilise jamais suffisamment pour laisser percevoir un ton): la tonalité n'y est pas abolie, elle est suspendue. Sa musique n'alterne plus des instants de tension (modulation, accords éloignés de la tonalité) et de détente (arrêt, conclusion tonale, cadence): elle vogue sans cesse sur l'infinité de l'océan harmonique ouvert par le tempérament égal.
Il n'était pas possible d'aller plus loin dans cette direction. La musique de Wagner, qui marqua si profondément l'ensemble des compositeurs occidentaux, sera, ou contournée (Brahms, Debussy), ou conclue par la destruction effective du système tonale auquel, tout de même, elle appartient encore (le dernier Liszt, Scriabine, Schoenberg).
On ne peut pas moduler plus, ni mieux, que Richard Wagner, alors comment poursuivre tout de même cette musique géniale ? Dans un premier temps la plupart des musiciens du début de ce siècle ont tenté de poursuivre l'aventure wagnérienne sur le plan harmonique. Tirant conclusion de la suspension définitive de la tonalité dans la musique de Wagner, ils ont essayé, dans le cadre d'une musique dite "atonale", de lui substituer un autre équilibre de la consonance et de la dissonance. C'est, selon le terme de Schoenberg, "l'émancipation de la dissonance", rendue possible justement parce que, comme je l'ai dit, elle est une valeur relative au sein du tempérament égal. L'accord parfait, tierce et quinte, de la musique tonale, va être remplacé par des quartes superposées dans la Kammersymphonie n*1 de Schoenberg (1906) et dans le poème symphonique Prométhée de Scriabine (1909-1911). Le moment le plus spectaculaire de cette "émancipation de la dissonance" est sans doute la dernière page d'Erwartung (1909), où Schoenberg par des séries chromatiques d'accords de six notes, montants et descendants à différentes vitesses, sature peu à peu, dans des nuances pianissimos, la totalité de l'espace sonore (toutes les notes dans toute la tessiture de l'orchestre superposent leur résonance), et pourtant cette accumulation massive, simultanée, de toutes les notes sonne, ainsi que l'a remarqué Charles Rosen, comme "l'accord de tonique du langage traditionnel. La consonance parfaite est l'état de plénitude chromatique".
La révolution a donc été complète, et la preuve donnée de la relativité des notions de consonance et de dissonance sur laquelle s'appuyait, apparemment infrangible, l'harmonie tonale. Puisque tous les accords peuvent être, selon la manière dont on les amène, dont on les orchestre, dont ils s'insèrent dans l'histoire harmonique de l'oeuvre, perçus tour à tour consonants ou dissonants, le destin de l'harmonie classique est accompli. Le tempérament égal avait proposé l'égalisation physique des intervalles (tous ont le même rapport de fréquences), les compositeurs des siècles suivants en ont logiquement déduit qu'ils pouvaient être aussi égaux structurellement, et les auditeurs ont ressenti qu'ils étaient égaux psychologiquement.
Dès lors pourquoi ne pas suspendre totalement ces notions de dissonance et de consonance ? Ouvrir un nouveau champ à la musique, non plus harmonique (car l'harmonie demande la consonance et la dissonance pour pouvoir articuler son discours), mais polyphonique ? Une polyphonie totalement libre de superposer ses voix, où aucune rencontre d'intervalles ne serait interdite a priori, hormis celle qui risquerait de donner plus de poids à une note qu'aux autres: la doublure à l'octave. La musique dodécaphonique puis la musique sérielle, fondée sur l'idée d'une égalité absolue de toutes les notes, sur la dé-hiérarchisation des intervalles, s'est développée dans cette dernière niche inexplorée du système tempéré. Elles ont été l'ultime étape de cette relativisation de la dissonance induite deux siècles plus tôt par l'adoption du tempérament égal, et montre que l'histoire est très simple, très linéaire, de Bach à Webern: unifiée par l'utilisation du tempérament égal.
Le tempérament au XXe siècle
En fait, une révolution silencieuse a profondément transformé la musique de notre temps: c'est la fin de la musique par demi-tons égaux.
Ou plus exactement c'est le développement, parallèle à la poursuite de la musique tempérée (tonale, modale, atonale, dodécaphonique ou sérielle), de musiques (le pluriel s'impose) reposant sur d'autres paradigmes harmoniques que celui du tempérament égal, de musiques qui ne s'écrivent plus avec douze demi-tons égaux, mais toute autre collection de sons. La diversité de la musique contemporaine commence par là: avant d'être une multiplicité de langues et d'esthétiques concurentes, elle est un ensemble, irréductible, de musiques n'obéissant pas à la même définition.
Il est difficile, de nos jours, de trouver un compositeur qui n'utilise pas, au moins de façon épisodique, les micro-intervalles, les sons multiphoniques, l'électroacoustique et la transformation informatique des sons instrumentaux, qui tous produisent des effets microtonaux, inharmoniques et détempérés. Chacun, quel que soit son langage, semble ressentir le besoin d'enrichir sa palette de sons par quelques inflexions en tiers, quart, sixième ou huitième de tons, sons multiphoniques ou effets timbriques, qui, même si l'on ne cherche pas à réinventer une nouvelle harmonie, créent un nouvel espace harmonique.
Et la sensibilité n'a pas changé seulement dans la musique contemporaine: le renouveau de l'interprétation de la musique médiévale ou baroque, l'usage de diapasons plus bas que le nôtre, de tempéraments inégaux adaptés aux musiques et aux instruments qu'on joue, les mélismes microtonaux retrouvés de la musique médiévale, sans parler du succès de la "World Music" qui fait pénétrer jusque dans la chanson populaire les sonorités non tempérées des traditions extra-européennes: partout nous entourent la beauté, l'authenticité, la nécessité de ce nouvel espace harmonique.
C'est là un mouvement qui dépasse de loin le cadre étroit de la musique contemporaine. Il s'agit d'une véritable révolution de notre sensibilité auriculaire.
Pour la première fois dans l'histoire il n'y a pas eu substitution d'un système d'accord pour un autre, mais abandon du système tempéré en usage depuis trois siècle pour une ouverture totale de l'harmonie à toutes sortes de divisions de l'octave, et surtout irruption dans le domaine du musicalisable des sons complexes, des bruits, de la transformation électroacoustique ou informatique qui produit des objets sonores que l'on ne peut plus, comme les notes de la gammes, répartir régulièrement selon une échelle.
Le tempérament égal existe toujours, il est même, en raison de sa longue histoire, encore dominant, mais il a perdu son hégémonie, il est un système parmi d'autres, englobé par une définition plus générale de l'harmonie.
Voilà une révolution silencieuse, sans débat, qui met fin à trois siècles de primat du demi-ton égal.
Pourquoi un colloque à Royaumont, et comment ?
Parce qu'un tel sujet, malgré son importance, n'a pas encore été débattu en tant que tel; parce que la Fondation Royaumont, en développant depuis des années deux programmes de recherches dans les domaines de la musique médiévale (au sein du CERIMM dirigé par Marcel Pérès) et de la musique contemporaine (Voix Nouvelles dirigé par moi-même), est à la croisée des époques où le problème du tempérament est un enjeu capital; parce que la Fondation Royaumont accueille des ensembles spécialisés dans l'interprétation renouvelée des musiques anciennes (Organum, Il seminario musicale), et a déjà organisé à plusieurs reprises des colloques sur les musiques extra-européennes (toutes musiques impliquant l'idée de tempéraments différents); pour toutes ces raisons, il nous a semblé naturel de proposer l'organisation d'un grand colloque réunissant tous ceux que ce problème concerne (compositeurs, musicologues, ethnomusicologues, historiens de la musique, interprètes, informaticiens...) pour débattre enfin de cette question occultée, et rendre visible ce profond changement de la conscience musicale moderne, aussi bien dans le domaine de la création que de l'interprétation.
Il s'agirait, au cours d'un colloque de trois journées (du jeudi 19 au samedi 21 septembre 1996) qui aurait lieu dans la bibliothèque de Royaumont, de faire le point sur les aspects historiques, techniques et contemporains de la question, en entrecoupant les communications de tables-rondes et de petits concerts illustrant par des oeuvres les différents tempéraments historiques et les problèmes qu'ils posaient, ainsi que les recherches contemporaines de nouvelles échelles de sons. (cf. liste d'intervenants)
Les remises en cause du tempérament égal au cours du XXe siècle
Pour bien saisir les enjeux d'un tel colloque sur le tempérament, il convient de préciser ce qui s'est passé au cours du XXe siècle, et la situation où se trouve maintenant la musique contemporaine, ayant abandonnée le tempérament égal, mais n'ayant pas de système de remplacement.
Il y a une histoire officielle de la musique du XXe siècle, qui, jusqu'aux années 1960, semble tout entière écrite à l'aide du fameux demi-ton tempéré, pierre angulaire, ou atome, de toute musique classique, romantique et moderne. L'évolution de l'harmonie, depuis le XVIIIe siècle jusqu'au début du XXe siècle s'est opérée au sein de ce découpage de l'octave, puis le passage à la musique dodécaphonique n'a fait que réaffirmer l'hégémonie de cet intervalle élémentaire et de son égalité.
Ce mouvement est si dominant, si logique aussi, qu'il a masqué, dès l'orée du XXe siècle, l'amorce d'un changement de mentalité.
Causes de la relativisation du tempérament égal
Je vois six causes qui ont également contribué à la disparition du tempérament, mais qui ont induit des comportements musicaux tellement nouveaux, que ces nouveautés, secondaires, ont occulté la disparition principale, celle des douze demi-tons de la gamme:
En conclusion
Nous sommes donc entré, vers 1945, dans une époque de profonde mutation, l'un de ces moments où la musique se pose des questions non seulement sur son langage, mais aussi sur ce qui fonde son langage: le découpage du continuum sonore, le choix dans l'univers sonore de ce qui est propre à faire de la musique et ce qui ne l'est pas.
Après trois siècles de stabilité, la valeur des intervalles élémentaires sur lesquels s'établit l'harmonie est à nouveau fluctuante. Plus encore: la note et l'intervalle ne sont plus les deux seuls objets construisant la musique.
On peut même considérer que s'est refermé dans les années 1950 un grand cycle évolutif qui a commencé au Moyen-Age, et pendant lequel la musique s'est peu à peu éloignée de son modèle "naturel" pour gagner en possibilités constructives. Chaque phase de l'évolution des tempéraments fut un éloignement progressif de la résonance naturelle des cordes vibrantes, et l'harmonie, malgré Rameau, de moins en moins fondée sur la nature; d'autant plus riche et libre qu'elle s'éloignait des intervalles naturels au profit d'un brillant artifice, le tempérament égal.
Ce tempérament égal, parfaite construction, fruit des efforts de huit siècles de musiciens toujours à la recherche d'une plus grande liberté d'écriture, a donc été le point d'orgue d'une évolution commencée à la naissance de la polyphonie. Il s'est maintenu si longtemps, accepté par tous, indiscutable, qu'il a donné lieu à d'incroyables torsions de l'harmonie classique à seule fin de le poursuivre encore un peu. Modulation permanente, atonalité, dodécaphonisme, néo-tonalité, ont été les tentatives de le maintenir encore, même au-delà de toute nécessité. Le tempérament égal, la plus longue période de stabilité de l'histoire de la musique (malgré les soubresauts de l'harmonie), a été la substance, la chair de toute musique depuis le XVIIIe siècle, et a fini par en être la définition implicite. La musique de Bach à Webern n'est pas "l'art des sons", mais cet art infiniment restrictif, et pourtant dans le chemin étroit qu'il s'est choisi: infiniment riche, de combiner les douze demi-tons égaux de la gamme tempérée.
Dans cette perspective d'une histoire de la musique s'éloignant de plus en plus des sons pour privilégier la note, l'irruption des techniques d'enregistrement et de restitution du son ont fait l'effet d'un coup de tonnerre. Pourquoi en effet, dès lors qu'il est possible d'utiliser tous les sons de la nature, et d'y adjoindre encore tous les sons de synthèse, se limiter encore à nos douze demi-tons ? C'est le sens de l'interrogation ironique de Pierre Schaeffer, l'inventeur de la musique concrète: "L'océan des sons s'est ouvert devant nous, et nous voudrions l'épuiser à la petite cuillère ?" Cela même irait contre la recherche d'une plus grande liberté, d'une remise en cause permanente de sa définition, qui est le propre de la musique occidentale: "L'art musical est né libre. Et la liberté est sa vocation" (Busoni).
L'apparition, après guerre, de la musique concrète, puis électronique, puis leur confluence dans l'électroacoustique, et maintenant leur apothéose informatique, a précipité une réflexion sur la nature de la musique, sur l'hégémonie du tempérament égal, et a justifié, rétrospectivement, toutes les prémonitions de Debussy, de Ives, de Busoni, de Varèse, de Wyschnegradsky, de tout ceux qui se sentant à l'étroit dans le système tempéré, tentaient d'y obvier.
Ce fut le retour du "naturel" dans un système musical qui avait oublié combien il était construit, artificiel, limitatif. Ce fut l'obligation de réentendre l'univers sonore dans sa totalité, de ne plus se limiter aux notes de la gamme, de forger de nouveaux concepts, comme celui d'"objet sonore", pour en saisir la multiplicité, ou de nouvelles divisions de l'espace sonore; et de ne plus feindre de croire que tous les sons sont des notes, toutes les notes réductibles à une fréquence. Ce fut, en un mot, le retour à cette vieille définition de la musique dont le sens avait été perdu: "la musique est l'art des sons".
La musique n'est pas l'art de quelques sons, l'art des sept sons de la gamme, ou des douze sons chromatiques, ni même des 24 quart-de-tons, c'est bel et bien l'art de tous les sons, ceux valables exclusivement hier, mêlés à tant d'autres qui nous entourent quotidiennement, que l'on invente, que l'on forge, et pour lesquels il va falloir inventer de nouvelles règles d'organisation.
Tout est musicalisable, c'est la seule définition acceptable de la musique contemporaine.
Ce fait-là est essentiel, il transcende les débats laborieusement réactivés sur l'atonalité contre le retour à la tonalité, sur l'avant-garde ou la post-modernité, car l'on constate que tous les compositeurs, de quelque obédience que ce soit, se posent dans leurs oeuvres, sinon explicitement, la question de l'échelle sonore et du tempérament.
Il convient donc de montrer l'importance de ce problème, et d'en éclairer l'actualité par des exemples historiques, ethniques et organologiques.
Marc Texier
Paris, janvier 1996