|
IMPOSÉE par Washington, une conférence interministérielle des sept pays les plus industrialisés de la planète le G7 se tiendra à Bruxelles les 25 et 26 février pour arrêter des projets pouvant conduire à une« société de l'information planétaire» . A la base des réflexions sur le Vieux Continent, le rapport du vice-président de la Commission européenne,M. Martin Bangemann (1), qui fixe les objectifs techniques, économiques et financiers. Discret sur les problèmes sociaux et culturels, il est muet sur la question de la production de« sens» par les technologies. Pourtant les enjeux sont cruciaux pour l'avenir. Le programme américain, The National Information Infrastructure (2), bible deM. William Clinton et de son vice-président Albert Gore, est clair: « Il revient à la libre entreprise d'assurer le développement du programme des inforoutes.» Ce programme est d'ailleurs déjà en oeuvre aux Etats-Unis: des fréquences de radio sont vendues à tour de bras aux utilisateurs privés, des espaces publicitaires sont ouverts aux millions d'utilisateurs d'Internet (3), des déréglementations généralisées permettent aux grandes sociétés de spectacle et de loisirs, de téléphone et de télévision de devenir des opérateurs privilégiés de ces autoroutes de l'information. Déjà, la montée des« infomercials» , sortes de scénarisations de la publicité, ouvre la voie au lancement de chaînes thématiques entièrement au service d'un annonceur particulier. Les technologies de l'information en particulier l'informatique et les télécommunications , ambivalentes comme toute technologie, peuvent être utilisées par l'économie capitaliste de marché, en particulier dans sa composante financière, et aider à l'émergence d'une économie mondiale à fonctionnement instantané. Le temps réel, informatique et médiatique, mis au service d'une privatisation généralisée, unifie le capitalisme mondial. Certes, il existe d'autres débats d'importance au sujet des inforoutes. Ainsi deux conceptions s'affrontent, comme le souligneM. Joël de Rosnay: « L'une s'en tient à une approche empirique et pragmatique, procédant par croissance progressive des réseaux existants, voie ascendante (bottom up), de type Internet; l'autre est l'approche par centralisation des décisions et des moyens, caractéristiques d'un mode de fonctionnement technocratique; c'est la voie descendante (top down), généralement privilégiée par les ingénieurs des télécommunications (4).» Cette bataille illustre le désaccord entre les deux formes de gestion de la complexité: l'une, décentralisée, fondée sur un bricolage proche de l'évolution biologique; l'autre jacobine, cartésienne et centralisatrice. Une autre controverse porte sur les énormes disparités que les inforoutes vont créer entre le Sud et le Nord, et au risque de retrouver, à l'intérieur même des pays industrialisés, cette coupure entre l'appropriation de ces technologies par les techniciens, les ingénieurs, les« cultivés» et, d'autre part, l'exclusion des autres (5). Les modes de vie et les cultures menacées MAIS ces interrogations, aussi importantes qu'elles puissent être, restent secondaires par rapport à la question centrale: quels bouleversements les actions du couple marché-informatique produiront-elles sur les comportements humains? Or ce sont nos rapports ancestraux avec le temps et l'espace qui sont menacés. Durant l'ère où primait l'énergie, les temps locaux épousaient le rythme des saisons et des jours, ainsi que les modes de vie des cultures. Multimédia et inforoutes ouvriront l'ère de l'instantané permanent. Comme l'a écrit Paul Virilio, nous entrons« dans un temps unique, le« live» , avec tous les risques de confusion et de chaos que cela suppose» . Mis au service du marché capitaliste, ce temps unique permet les manipulations boursières (avec les cotations automatiques) et les délocalisations des entreprises (avec leurs conséquences sociales chaotiques). Le« temps mondial» d'images télécopiées, réelles et bientôt virtuelles, ainsi que la place prise par les slogans les plus réducteurs, tuent ce qui constitue l'essentiel pour toute connaissance: le temps de la réflexion et le partage de cette dernière avec le plus grand nombre. Quant à l'espace et au territoire, ils tendent à être escamotés: la mondialisation opérée par le multimédia et les inforoutes efface nos repères spatiaux (lire ci-dessus l'article de Philippe Quéau). L'espace public vécu, celui de la rue, de la ville ou de la campagne disparaît. Or le territoire est le lieu privilégié de la construction sociale, le lien majeur d'articulation entre le social et l'économique; c'est là aussi où se constate l'altérité et s'opère la confrontation avec les autres. De fait, il n'existe pas de politique qui ne s'inscrive sur un territoire. On pourrait opposer à ces menaces l'interactivité du multimédia. L'ambiguïté du mot est extrême. Il traduit le plus souvent la seule interactivité du sujet avec son écran; au mieux avec les données placées d'autorité au bout de la chaîne ou encore, dans le cadre de réseaux comme Internet, l'interactivité avec ses seuls« pairs» , spécialistes ou experts. Mais l'interactivité relationnelle, citoyenne et dialectique, capable de favoriser le lien social, où se situe-t-elle dans la plupart des projets connus? Un des dangers majeurs est la fabrication d'un individualisme extrême où la pensée ne peut plus se confronter à l'autre. Finalement, l'individu serait abandonné au tête-à-tête redoutable avec le seul marché. Pourtant, les atouts que nous apportent ces technologies sont sans précédent, et elles représentent, dans notre vie privée aussi bien que dans notre vie professionnelle ou publique, une source potentielle inépuisable d'enrichissement pour l'esprit. L'imagination créatrice et l'initiative de chacun peuvent en être largement stimulées. Guidée à travers les multiples voies entre lesquelles l'ordinateur bien programmé fait logiquement son chemin, la pensée découvre le champ de l'aléatoire, source de libre arbitre. La simulation sur ordinateur donne une souplesse toute nouvelle aux possibilités pédagogiques, pourvu qu'elle prépare à une connaissance ouverte, complexe et transdisciplinaire. Des projets d'inforoutes de1 000 milliards de dollars C'EST au niveau des activités relationnelles et citoyennes que l'on pourrait attendre une transformation des comportements, susceptibles d'accélérer l'accomplissement de soi.« L'approche socioculturelle des autoroutes de l'information (6)» qui privilégie l'interdépendance complexe entre la technique, l'économique, le social et le culturel est indispensable. Une intelligence collective (7), à travers les réseaux, est capable d'interpeller les citoyens. On peut espérer façonner de nouvelles formes et de nouveaux lieux de« reterritorialisation» de l'espace et du temps, découvrir une nouvelle approche du calcul économique avec la création de nouvelles richesses qualitatives: des flux de valeur, basés sur des activités de service, côtoieraient des flux de valeur des réseaux technico-financiers, liés à la marchandisation des objets. Félix Guattari, réfléchissant sur les possibilités des réseaux maillés, y voyait les moyens de dépasser le caractère normalisateur et homogénéisant des médias et d'ouvrir une ère nouvelle, riche de la singularité des groupes et des individus, développant au maximum la coopération et l'intelligence collective sociale. Une telle maîtrise ouvrirait le chemin d'une écologie de l'esprit, d'une« écosophie» (8). Mais nous sommes loin du compte. Si l'on veut répondre positivement à la question de John Von Neumann, le père de l'ordinateur digital: « Pourrons-nous survivre à la technologie? » , il faut privilégier le politique. Or les maîtres actuels présentent comme acquis des projets d'inforoutes, qui coûteraient1 000 milliards de dollars sur dix ans, et qui, si rien n'était fait pour les humaniser, deviendraient notre fatalité. Mais le pire n'est pas toujours sûr: face à l'opposition de chercheurs et de comités de bioéthique dans le monde entier, le National Health Institute américain a dû abandonner son projet de brevetage des séquences du génome humain. N'est-il pas temps d'organiser des comités d'infoéthique pour soumettre le projet américain et les décisions de Bruxelles à un examen critique? Le temps presse, car les inforoutes sont à nos portes. Il serait urgent que les mouvements associatifs et les organisations non gouvernementales (ONG) qui oeuvrent pour l'écologie, la promotion féminine, la solidarité sociale, la citoyenneté participative accélèrent le développement de leurs propres réseaux d'intercommunication et de propositions politiques. Un appel à la prise de parole au niveau international vient d'être lancé pour recenser les initiatives et entendre la voix des citoyens (9). Est-ce trop demander aux responsables politiques européens de ne pas céder à la précipitation des déréglementations, et de proposer des moyens d'expérimentations socioculturelles visant à l'autonomie et à l'épanouissement des citoyens?
Références thésaurus : [Communication] [Crise des valeurs] [Mondialisation]
Référence: http://www.ina.fr/CP/MondeDiplo/1995/02/ROBIN/1176.html