Osmose
Vous êtes maintenant jetés dans l'espace intersidéral. Une musique
douce, planante, cosmique, accompagne la gravitation tranquille, le lent mouvement
tournant qui vous entraîne vers la planète brillante, là-bas, qui
est votre destination. Il vous semble être devenu le f&brkbar;tus qui revient vers
la terre à la fin de 2001 l'Odyssée de l'espace de Stanley Kubrick. Vous
pénétrez au ralenti dans le monde où vous êtes appelés
à naître, traversant des couches de codes informatiques semblables à des
nuages, puis des vents de mots et de phrases, pour atterrir finalement au centre d'une
clairière. A partir de maintenant, vous dirigez vos mouvements. Maladroitement
d'abord, puis avec plus d'assurance, vous expérimentez une étrange
façon de vous déplacer. Prenant une grande inspiration, vous vous
élevez au-dessus de la clairière. Des animaux semblables à des
lucioles qui dansaient aux abords de la forêt viennent vous faire escorte.
Un étang couvert de nénuphars et d'étranges plantes aquatiques brille
sous votre regard. Ce monde est doux, organique, dominé par une
végétation omniprésente. En vous penchant, vous vous dirigez vers un
grand arbre qui semble constituer l'axe de la clairière sacrée.
Surprise : au moment où vous entrez en contact avec l'écorce de l'arbre,
vous pénétrez dans l'aubier et, comme si vous étiez une
molécule douée de sensations, vous empruntez les canaux qui portent la
sève. En vous attachant à inspirer fortement, vous montez à
l'intérieur de l'arbre jusqu'à atteindre la frondaison. Environnés de
capsules de chlorophylle d'un vert tendre, vous voici parvenus dans une feuille où
vous assistez à la danse compliquée de la photosynthèse.
Sortis de la
feuille, vous planez de nouveau au-dessus de la clairière. Vous descendez vers
l'étang par de profondes expirations. Vous croisez de nouveau en chemin un vol de
lucioles (ou peut-être sont-ce des esprits ?) d'où émanent
d'étranges sonorités de clochettes lointaines. Tournant la tête, vous
les regardez s'éloigner vers la forêt tandis que vous parviennent,
atténués par la distance, des échos rémanents de sonnaille
céleste. Vous êtes maintenant tout près de la surface de
l'étang où les reflets et les jeux de lumière vous retiennent un
moment. Puis, vous franchissez la surface de l'eau. Un poisson aux nageoires ondulantes
vous accueille dans le monde aquatique...
Après votre visite de l'étang, vous traversez le monde de la forêt,
le monde minéral, puis un espace bizarre, zébré de lignes
d'écriture, que vous devez parcourir au moyen de votre respiration et des
mouvements de votre buste pour déchiffrer des phrases de philosophes : englobant
la nature, c'est le monde du discours humain. Enfin, vous atteignez le monde
informatique, uniquement peuplé de lignes de codes. Vous pensez que vous aurez l
e temps de revenir dans ces différents mondes. Mais vous êtes
déjà entraînés dans un mouvement ascendant qui vous fait
calmement, mais fermement, quitter la planète Osmose. La vie dans cet univers
n'a qu'un temps. Tandis que le globe où vous avez existé et senti un trop
court instant s'éloigne maintenant dans le fond de l'espace intersidéral,
vous regrettez de n'avoir pas utilisé à bon escient votre période
d'immersion. Où allez-vous maintenant vous réincarner ?
Les principes qui ont guidé la conception d'Osmose sont aux antithèses de
ceux qui gouvernent les jeux vidéos. Vous ne pouvez y agir avec vos mains.
La posture de préhension, de manipulation ou de combat est nécessairement d
éçue. Au contraire, pour évoluer dans ce monde végétal
et méditatif, vous êtes amenés à vous concentrer sur votre
respiration et vos sensations kinesthésiques. Il vous faut être en osmose
avec cette réalité virtuelle pour en prendre connaissance. Les mouvements
brusques ou rapides sont inefficaces. En revanche, les comportements doux et l'attitude
contemplative sont "récompensé". Plutôt que de couleurs
franches, les mondes de l'arbre, de l'étang, de la clairière et de la
forêt offrent à la vue un camaïeu subtil de verts et de bruns qui
évoquent plus les teintures végétales que le clinquant
technologique des images de synthèse. Osmose marque la sortie des arts du
virtuel de leur matrice originelle de simulation "réaliste" et
géométrique. Cette &brkbar;uvre offre un démenti cinglant
à ceux qui ne veulent voir dans le "virtuel" que la
poursuite du "projet occidental et/ou machiste de maîtrise de la nature et
de manipulation du monde". Ici, le virtuel est explicitement conçu pour
inciter au recueillement, à la conscience de soi, au respect de la nature,
à une forme "osmotique" de connaissance et de rapport au monde.
ou émotionnelle d'une illusion goûtée comme telle.
Septembre 1995. Vous participez au symposium international des arts électroniques
qui se tient cette année à Montréal. Vous avez réservé
votre tour plusieurs jours à l'avance afin d'explorer Osmose, le monde virtuel de
Char Davis, une artiste canadienne. A l'heure dite, vous arrivez dans la cabine
spécialement équipée au premier étage du musée d'art
contemporain. La petite pièce est encombrée d'ordinateurs, de câbles
et d'appareils électroniques de toutes sortes. Un assistant vous fait monter sur
une plate-forme que surplombe un dispositif de capture infrarouge de vos mouvements.
Légèrement effrayé, vous enfilez un harnachement assez lourd qui
vous enserre la poitrine. On ajuste ensuite sur votre tête un casque pourvu de
lunettes-écrans stéréoscopiques et d'écouteurs.
"Pour monter, inspirez. Pour descendre, expirez." Le déplacement par la
respiration a été suggéré à Char Davis par la pratique
de la plongée sous-marine, dont elle est une adepte fervente. "Pour
avancer, penchez-vous en avant. Pour reculer, penchez-vous en arrière. Vous avez
vingt minutes. Vous avez compris ? Ça n'est pas trop serré ?
" Quoique vous ne soyez pas vraiment à votre aise, vous indiquez d'un signe
de tête que tout va bien.
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Référence: http://www.cicv.fr/ACER/debats/osmose.html